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Avant de devenir le refuge de l’Auburn, ces locaux proches du centre de Memphis avaient abrité une curieuse petite église de briques jaunes. Aujourd’hui, des fils de fer barbelés clôturaient l’endroit. Des graffitis couvraient les murs et du contreplaqué obturait l’emplacement des anciens vitraux. La congrégation religieuse s’était depuis longtemps enfuie vers un quartier plus paisible. Les religieuses avaient emporté leurs prie-Dieu, leurs missels, et même leur clocher. Un gardien, chargé d’ouvrir le portail, allait et venait devant l’enceinte. À deux pas se trouvait un immeuble délabré. Plus loin, des logements sociaux à l’abandon. Les pensionnaires du refuge de l’Auburn venaient de cette cité.

De jeunes mères, elles-mêmes filles de mères adolescentes et de pères généralement inconnus. Âge moyen, quinze ans. La plus jeune en avait onze. Elles échouaient dans ce foyer avec un bébé sur les bras et parfois un autre dans les jambes.

Adam se gara dans le petit parking et demanda son chemin au gardien. Celui-ci examina son interlocuteur attentivement puis lui indiqua une porte devant laquelle deux jeunes filles fumaient tout en pouponnant. A l’intérieur, une demidouzaine de ces mères célibataires se tenaient assises sur des chaises en plastique, au milieu d’une ribambelle d’enfants. Il s’adressa à une jeune assistante qui l’orienta vers le couloir de gauche.

La porte du minuscule bureau de Lee était ouverte. Elle était en consultation avec une jeune patiente. Elle sourit à Adam.

- J’en ai pour cinq minutes, ditelle, tenant quelque chose qui ressemblait à une couche.

L’adolescente n’avait pas d’enfant, mais en attendait un.

Adam poursuivit son chemin et trouva les toilettes. Lee l’attendait dans le couloir lorsqu’il en sortit. Ils s’embrassèrent sur les joues.

- (Que penses-tu de notre petite entreprise? demanda-t-elle.

- Que fais-tu exactement?

Ils traversèrent le couloir à la moquette usée et aux murs lépreux.

somme importante au refuge. Tous les ans, nous organisons une soirée de bienfaisance. On a récolté deux cent mille dollars l’année dernière.

- Donc c’est toi qui diriges cet endroit?

- Non. Nous payons un administrateur. Je suis simplement conseillère.

- Je t’admire, dit-il en regardant au mur l’affiche expliquant la meilleure façon de nourrir les bébés.

Lee se contenta de hocher la tête. Elle avait les yeux fatigués. Elle se préparait à partir.

- Allons manger, ditelle.

- Où?

- N’importe où.

- J’ai vu Sam aujourd’hui. J’ai passé deux heures avec lui.

Lee se cala dans son siège et posa ses pieds sur le bureau. Elle portait son éternel jean délavé et son gilet trop grand.

- Je suis son avocat.

- Il a signé l’accord?

- Oui. Il en a mitonné un lui-même de quatre pages. Nous l’avons paraphé tous les deux. Maintenant c’est à moi de jouer.

- As-tu peur?

- Je suis terrifié. Mais je me sens à la hauteur. J’ai parlé à un reporter du Memphis Press cet après-midi. La rumeur que Sam Cayhall est mon grand-père lui était déjà parvenue.

- Que lui as-tu dit?

- Comment nier?

- Et pour moi?

- Je t’ai passée sous silence. Mais il va commencer à fouiner partout. Je suis désolé.

- Désolé de quoi?

- Désolé qu’il puisse révéler ta véritable identité. La fille de Sam Cayhall, ce meutrier, ce raciste, cet antisémite, ce terroriste, ce membre du KKK, l’homme le plus âgé qu’on ait jamais enfermé dans une chambre à gaz et dont on va se débarrasser comme d’une bête enragée, sera obligée de quitter cette ville.

- J’ai vu pire.

- C’est-à-dire ?

- Je suis la femme de Phelps Booth.

Adam éclata de rire et Lee ne put s’empêcher de sourire. Une femme d’âge moyen franchit la porte et annonça qu’elle partait pour la journée. Lee sauta sur ses pieds et présenta rapidement son beau et jeune neveu, Adam Hall, un avocat de Chicago qui lui rendait visite. La dame parut assez impressionnée.

- Tu n’aurais pas dû faire ça, dit Adam.

- Et pourquoi pas?

- Parce que mon nom sera demain dans tous les journaux - Adam Hall, l’avocat de Chicago, le petitfils de Cayhall.

 

La bouche de Lee s’affaissa un instant. Puis elle haussa les épaules comme si elle s’en moquait. Adam n’en surprit pas moins une sorte de frayeur dans son regard. J’ai été stupide, se disait-elle.

- Qu’importe! lança-t-elle d’une voix forte, en prenant son sac et son attaché-case. Allons manger.

 

C’était une gargote tenue par une famille italienne, meublée de petites tables et peu éclairée. Ils prirent place dans un coin sombre et commandèrent les boissons: du thé glacé pour elle et de l’eau minérale pour lui. Dès que le serveur eut tourné le dos, Lee se pencha audessus de la table et murmura

- Adam, il y a quelque chose que je dois te dire.

Il leva la tête.

- Je suis alcoolique.

Adam plissa les yeux et son visage se figea. Ils avaient bu ensemble ces deux derniers soirs.

- Ça fait à peu près dix ans, expliqua-t-elle, toujours penchée sur la table. Il y avait un tas de raisons, bien entendu, et tu peux en imaginer quelques-unes. Je m’en suis sortie. Tout à fait désintoxiquée. Malheureusement, ça n’a duré qu’un an. J’ai rechuté. J’ai fait trois cures, la dernière remonte à cinq ans.

- Mais tu as bu hier au soir. Plusieurs verres.

- Oui. Et la veille aussi. Aujourd’hui j’ai vidé toutes les bouteilles, j’ai mis la bière à la poubelle. Il n’y a plus une goutte d’alcool dans l’appartement.

- Ça ne me gênera pas. J’espère que ce n’était pas à cause de moi.

- Non. Mais j’ai besoin de toi. Tu vas vivre avec moi pendant deux mois, et nous aurons des moments difficiles. Il faut que tu m’aides.

- Bien sûr, Lee. Tu aurais dû me le dire dès mon arrivée. Je ne bois pas beaucoup. Que j’en prenne ou pas, ça m’est égal.

- L’alcoolisme est une drôle de saleté. Parfois je peux regarder les gens boire et ça ne me fait absolument rien. Mais il suffit que je tombe sur une publicité pour une marque de bière pour être en nage. Si c’est une réclame pour du vin que j’aimais boire, le désir est si fort que j’en ai la nausée. C’est une lutte terrible.

Les boissons arrivèrent. Adam redoutait même de toucher à son eau minérale.

- Est-ce héréditaire? demanda-t-il, n’en doutant guère.

- Je ne le pense pas. Sam s’éclipsait quelquefois pour boire un peu lorsque nous étions enfants, mais il nous le cachait. Ma grand-mère était alcoolique. En réaction, ma mère n’a jamais avalé une goutte d’alcool. Je n’en ai jamais vu à la maison.

- Comment ça t’est arrivé?

- Peu à peu. Quand je suis partie de chez moi, j’avais une envie folle d’y goûter parce que c’était tabou. Puis j’ai rencontré Phelps qui

venait d’une famille de gros buveurs. Pour moi ç’a d’abord été une fuite, et puis une passion.

-Je ferai mon possible pour t’aider. Je suis désolé.

- Ne le sois pas. J’ai pris plaisir à boire avec toi. Mais il est temps d’arrêter, d’accord? J’ai repiqué trois fois et ça a toujours recommencé de la même manière. Rien qu’un verre ou deux. Le malheur, c’est

ces jeunes blondes pulpeuses. qu’ensuite un verre en appelait un second, puis un troisième. Et ça a

recommencé. Je suis alcoolique et le serai toujours.

Adam leva son verre et trinqua avec sa tante.

- Au régime sec! Cette fois, on sera deux.

Ils commandèrent des raviolis.

- Je me suis souvent demandé ce que tu faisais de tes journées, sans oser te poser la question, dit Adam.

- Lorsque Walt est entré à l’école, j’ai commencé à m’ennuyer, aussi Phelps m’a trouvé du travail dans la société d’un de ses amis. Grosses rémunérations, joli bureau. J’ai arrêté au bout d’un an. J’ai épousé une grosse fortune, Adam, j’étais destinée à rester au foyer. La mère de Phelps était horrifiée à l’idée que je touche un salaire.

- Que font donc les femmes riches de leur journée?

- Elles portent le poids du monde. Dès que le cher époux est parti au travail, elles dressent leur planning: les domestiques, les courses. La matinée est consacrée aux coups de fil. Le déjeuner occupe presque tout leur temps. Avant, on le prépare; après, on traîne deux heures à table. C’est un petit banquet où l’on retrouve les mêmes âmes tourmentées. Au moins trois fois par semaine elles prennent le thé dans des maisons amies. Elles grignotent des biscuits anglais et soupirent sur le sort des bébés abandonnés et des mères droguées. Puis c’est le retour précipité àla maison. Se faire une beauté avant l’arrivée du cher époux revenant épuisé de ses batailles. Ils boiront alors leur premier Martini près de la piscine, tandis que quatre personnes leur préparent le dîner.

- Et pour l’amour?

- Il est trop fatigué. Et puis il a une maîtresse.

- C’est ce qui s’est passé avec Phelps ?

- J’imagine. Pourtant il ne pouvait pas se plaindre sur ce plan. Mais j’avais un bébé, je vieillissais. Il a toujours eu un harem de jeunes blondes dans ses banques. Si tu allais dans ses bureaux, tu n’en croirais pas tes yeux. Rien que des filles superbes aux dents et aux ongles parfaits, jupes courtes et longues jambes. Assises derrière de jolis bureaux, elles papotent au téléphone en attendant d’être à son entière disposition. Il a une chambre à coucher à côté de sa salle de réunion. Il est bestial.

- Tu as donc renoncé à la dure vie des femmes riches et tu as déménagé?

- Oui. Je n’étais pas fameuse dans ce rôle, Adam. Je le détestais. Ça m’a divertie un moment, mais je ne m’y sentais pas à l’aise. Pour être une femme riche digne de ce nom, avec un avenir dans cette ville, tu dois sortir d’une famille de vieux fossiles, de préférence avec un a,rrièregrandpère qui a fait fortune dans le coton. Je déparais.

 

- Il n’empêche, tu sors encore beaucoup.

- Il m’arrive de faire une apparition dans quelques soirées, mais uniquement pour Phelps. Je suis une sorte d’épouse vieillissante mais qui présente bien.

- S’il voulait une femme pour épater la galerie, il choisirait une de

 

- Mais non. Sa famille serait accablée et il y a trop d’argent enjeu. Phelps n’y a pas intérêt. Il attendra la mort de ses parents pour jeter le masque.

- Je pensais que ses parents te haïssaient.

- Bien entendu. Mais le paradoxe veut que ce soient eux qui ont sauvé mon couple. Un divorce ferait scandale.

Adam éclata de rire.

- C’est complètement fou.

- Mais ça marche. Je suis heureuse. Phelps aussi. Il a ses donzelles. De mon côté je sors avec qui je veux. Tout le monde est content.

- Et Walt?

Lee reposa doucement sa tasse de thé sur la table et détourna les

 

yeux.

 

- Quoi, Walt?

- Tu ne me parles

 

jamais de lui.

- C’est vrai, ditelle doucement.

- Laisse-moi deviner. Encore quelques petites choses pas nettes. De nouveaux secrets.

Elle leva les yeux tristement et eut un petit haussement d’épaules. - Après tout, c’est mon cousin, dit Adam, et c’est le seul.

- Tu ne l’aimerais pas.

- Bien sûr que non. C’est un Cayhall.

- C’est un Booth pur sang. Phelps voulait un fils, pourquoi, je n’en sais rien. Donc, nous avons eu un fils. Bien sûr, le papa n’avait pas le temps de s’en occuper. Bien trop pris par ses affaires. Une fois ils sont allés au Canada pour chasser le faisan. Au retour, il ne se sont plus parlé pendant une semaine. Phelps, à l’université, était un passionné de sport - rugby, lutte, boxe, tout ce que tu veux. Walt a fait des tentatives, mais il n’avait pas le don. Et son père, avec la poigne qui le caractérise, fa expédié en pension. Mon fils est parti de chez nous à quinze ans.

- Il est allé à (université ?

- Un an à Cornell, puis il a laissé tomber.

- Il a laissé tomber ?

- Oui. Il est parti pour l’Europe après sa première année. Il est toujours là-bas.

- Pourquoi y est-il resté?

- Il est tombé amoureux à Amsterdam.

- D’une gentille petite Hollandaise?

- D’un gentil petit Hollandais.

- Je vois.

Lee montra un soudain intérêt pour sa salade. Adam étala du beurre sur un petit pain, avala une bouchée.

- Quelle a été la réaction de Phelps ?

Elle s’essuya les coins de la bouche.

- Le dernier voyage que nous avons fait, Phelps et moi, nous a conduits à Amsterdam à la recherche de notre fils. Il était parti depuis presque deux ans. Il téléphonait de temps en temps, puis, soudain, plus rien. Nous nous faisions du souci. On est allés là-bas et on l’a retrouvé.

- Que faisait-il?

- Serveur dans un café. Crâne rasé, boucles d’oreilles, vêtements bizarres. Entre autres, fichus sabots avec chaussettes de laine. Il parlait couramment hollandais. Il est venu à notre hôtel. Ç’a été horrible. Absolument horrible. Dès notre retour, Phelps a modifié son testament. Il a supprimé la part de Walt.

- Walt n’est jamais revenu chez vous?

- James. Je le vois à Paris une fois par an. Nous arrivons seuls l’un et l’autre. C’est la condition sine qua non. Nous nous installons dans un bel hôtel et passons une semaine à nous balader en ville, à aller dans les bons restaurants, à visiter les musées. C’est mon meilleur moment de l’année. Walt déteste Memphis.

- J’aimerais le rencontrer.

Lee regarda Adam et des larmes lui montèrent aux yeux.

- C’est gentil. Si tu es sérieux, je t’emmènerai avec moi.

- Je suis sérieux. Ça m’est égal qu’il soit homo. J’aurais plaisir àrencontrer mon unique cousin.

Lee respira profondément et sourit. Les raviolis arrivèrent en énorme tas sur deux assiettes fumantes. Le serveur posa sur la table une baguette de pain à l’ail.

- Est-ce que Walt est au courant au sujet de Sam? demanda Adam.

- Non. Je n’ai jamais eu le courage de le lui dire.

- Connaît-il mon existence et celle de Carmen ? Celle d’Eddie? Enfin, des morceaux choisis de la glorieuse saga familiale?

- Vaguement. Lorsqu’il était enfant, je lui ai dit qu’il avait des cousins en Californie. Phelps, naturellement, a précisé que ces cousins de Californie étaient d’un niveau social très inférieur. Tu dois comprendre, Adam, que son père s’évertuait à faire de mon fils un snob. Écoles privées prestigieuses, clubs de loisirs sélects. Pour lui, la famille se résume àla tribu Booth. Des gens détestables.

- Et que pensent les Booth d’un homosexuel dans la famille?

- Ils le haïssent, bien sûr. Et il le leur rend bien.

- Je l’aime déjà.

- Ce n’est pas un mauvais sujet. Il veut faire les beaux-arts, devenir peintre. Je lui envoie de l’argent sans arrêt.

- Est-ce que Sain sait qu’il a un petitfils homosexuel?

- Je ne le pense pas. Je ne vois pas qui aurait pu le lui dire.

 

- Ça ne sera pas moi en tout cas.

- J’espère bien. Il en a assez sur le dos comme ça.

Un couple vint s’asseoir à côté d’eux. L’homme commanda une bouteille de vin. Lee jeta un rapide coup d’oeil dans sa direction.

Adam s’essuya la, bouche et se pencha audessus de la table.

- Puis-je te poser une question indiscrète? demanda-t-il douce-

 

ment.

 

- Toutes tes questions apparemment sont indiscrètes.

- Je peux t’en poser une de plus?

- Je t’en prie.

- Ce soir tu m’as appris que tu étais alcoolique, que ton mari était une brute et ton fils homosexuel. Ça fait beaucoup pour un seul repas. Y a-t-il encore quelque chose que je devrais apprendre?

- Attends, je cherche. Phelps est également alcoolique, mais il ne veut pas l’admettre?

- Quelque chose d’autre?

- Il a été poursuivi deux fois pour harcèlement sexuel.

- Oublions les Booth. N’y a-t-il pas d’autres surprises du côté de notre famille ?

- Nous n’avons qu’effleuré la surface, Adam.

- C’est bien ce que je craignais.