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- Le gamin est parti il y a une heure avec l’accord signé. Mais je ne l’ai pas encore vu, expliqua Lucas Mann à Phillip Naifeh.
Celui-ci, debout devant la fenêtre, observait des détenus à l’ouvrage sur les bords de la nationale. Naifeh avait mal à la tête, mal au dos. Une rude journée. Déjà trois appels téléphoniques du gouverneur et deux du procureur. Sam Cayhall en était la cause.
- Donc, il s’est trouvé un avocat, dit Naifeh en pressant ses reins avec son poing.
- J’aime bien ce garçon. ll est passé ici hier avant de partir. Il ressemblait à quelqu’un qui vient d’être renversé par un camion. Des moments difficiles pour lui et son grand-père.
- Ça va s’aggraver pour le grand-père.
- Ça va s’aggraver pour tout le monde.
- Savez-vous ce que le gouverneur m’a demandé? Il voulait que je lui procure un exemplaire de notre manuel destiné aux exécutions. Je lui ai dit que c’était impossible. Une demiheure plus tard, c’était au tour de Roxburgh. Devinez ce qu’il voulait savoir? Si j’avais parlé au gouverneur. À son avis, celui-ci aurait l’intention d’utiliser cette exécution à des fins politiciennes.
- Absurde! s’exclama Lucas avec un gros rire.
- Je ne vous le fais pas dire.
- A votre avis quel est le plus bête des deux?
- Je parierais pour le procureur. Mais c’est difficile à dire.
Naifeh s’étira avec précaution et marcha vers son bureau. Il avait enlevé ses chaussures et les pans de sa chemise sortaient de son pantalon. Ses lombaires le faisaient visiblement souffrir.
- Ils ont tous les deux un insatiable appétit de publicité. Ils me font penser à ces gamins terrifiés à la pensée que l’un des deux puisse avoir une plus grosse part du gâteau. Je les méprise autant l’un que l’autre.
- Tout le monde les méprise, sauf les électeurs.
Trois coups secs, nets et précis, furent frappés à la porte.
- Ce doit être Nugent, dit Naifeh en grimaçant brusquement de douleur. Entrez.
Le colonel à la retraite George Nugent pénétra dans la pièce, l’air guindé. Il s’avança vers Lucas Mann qui resta assis mais lui tendit la main.
- Monsieur Mann, dit Nugent d’un ton sec pour le saluer, puis il serra la main de Naifeh audessus du bureau.
- Asseyez-vous, George, dit Naifeh en désignant un siège proche de Mann.
Le patron aurait aimé demander au colonel d’arrêter ces simagrées militaires mais ça n’aurait servi à rien.
- Oui, monsieur, répondit Nugent sans infléchir d’un pouce la raideur de son dos.
Bien que les seuls uniformes à Parchman fussent ceux des surveillants et des détenus, Nugent avait réussi à s’en confectionner un. Les couleurs olive foncé de sa chemise et de son pantalon, parfaitement repassés, étaient en harmonie. Chaque pli restait à sa place. Le pantalon s’arrêtait à quelques centimètres audessus des chevilles, puis il s’enfonçait dans une paire de brodequins militaires en cuir noir que leur propriétaire astiquait et lustrait au moins deux fois par jour.
Le col de la chemise, légèrement entrouvert, laissait apparaître le haut d’un teeshirt gris. Les poches et les manches ne portaient ni galons ni médailles. Ce dépouillement mortifiait le colonel. Coupe de cheveux militaire, bien dégagés sur la nuque et derrière les oreilles, avec un mince toupet gris au sommet du crâne. Nugent avait cinquante-deux ans. Il avait servi son pays pendant trente-quatre ans, d’abord comme deuxième classe en Corée, puis comme capitaine. Au Vietnam, il avait combattu derrière un bureau. Blessé dans un accident de Jeep, il avait été renvoyé dans ses foyers avec une nouvelle décoration.
Depuis deux ans, Nugent était un modèle de directeur adjoint. Un collaborateur sûr, loyal et compétent. Minutieux, il aimait les règlements et la discipline.
- George, nous étions, Lucas et moi, en train de parler de l’affaire Cayhall. La cinquième chambre a annulé les sursis et nous envisageons une exécution dans quatre semaines.
- Oui, monsieur, lança Nugent, buvant chacune de ses paroles. Je l’ai lu ce matin dans le journal.
- Bien. Lucas pense qu’on devrait en arriver là. C’est bien votre sentiment, Lucas ?
- Effectivement. Plus d’une chance sur deux, dit Lucas sans regarder Nugent.
- Depuis combien de temps êtes-vous ici, George?
- Deux ans et un mois.
Le directeur réfléchit en se frottant les tempes.
- Vous n’avez pas assisté à l’exécution de Parris, n’est-ce pas?
- Non, monsieur. Ratée de fort peu, répondit-il avec un petit air
déçu.
Donc vous n’avez jamais participé à aucune exécution?
. -Non, monsieur.
. - Bien. C’est terrible, George. Absolument terrible. De loin, la pire obligation de notre travail. Pour être franc, j’espérais être à la retraite avant qu’on se serve de nouveau de la chambre à gaz. Dorénavant, ça me paraît sérieusement compromis. J’ai besoin d’aide.
Le dos de Nugent, déjà incroyablement raide, parut se tendre encore.
Naifeh se glissa avec précaution dans son fauteuil mais ne put s’empêcher de grimacer.
- Comme je ne me sens plus à la hauteur, George, Lucas et moi avons pensé que vous seriez peut-être l’homme de la situation.
Le colonel ne put réprimer un sourire.
- Je suis certain de pouvoir m’en montrer digne, monsieur.
- Je n’en doute pas, dit Naifeh en pointant de l’index un cahier noir broché sur le coin du bureau. Nous avons là une sorte de manuel. Le fruit d’une expérience acquise en trente ans et au cours de vingtquatre visites à la chambre à gaz.
Nugent, les yeux plissés, considéra l’ouvrage avec un intérêt jaloux. Format irrégulier, feuilles volantes pliées et insérées dans le cahier, couverture en toile effilochée. Ma première tâche sera de faire de ce torchon un manuscrit digne d’être publié, se dit Nugent.
- Pourquoi n’en prendriez-vous pas connaissance ce soir même afm que nous puissions en discuter demain ?
- Oui, monsieur, répondit Nugent, satisfait.
- Pas un mot à qui que ce soit avant que nous n’en reparlions, n’est-ce pas?
- Oui, monsieur.
Nugent quitta le bureau, emportant le livre noir sous son bras comme l’aurait fait un enfant avec un nouveau jouet.
- Il est dingue, dit Lucas.
- Je le sais. Nous le surveillerons.
- On a intérêt. Il me paraît tellement emballé qu’il serait capable de gazer Sam pendant le week-end.
Naifeh ouvrit un tiroir de son bureau et en retira un petit flacon. Il avala deux pilules sans même prendre une gorgée d’eau.
- Je rentre chez moi, Lucas. J’ai besoin de m’allonger. Je serai probablement mort avant Sam.
- Faites vite, Phillip.
La conversation téléphonique avec Garner Goodman fut brève. Adam expliqua qu’il avait obtenu l’accord écrit de Sam et qu’ils avaient déjà passé quatre heures ensemble.
Goodman promit de revoir le dossier, de se mettre au travail. Adam lui donna le numéro de téléphone de Lee et raccrocha. Sur son
ment ?
répondeur, deux messages laissés par des journalistes l’inquiétaient. L’un provenait d’un quotidien de Memphis, l’autre d’une chaîne de télévision de Jackson.
Il était presque cinq heures. Adam était assis à son bureau, la porte close. Il n’avait rien à dire à la télévision. Il composa le numéro de Todd Marks au Memphis Press. Une messagerie vocale le guida de poste en poste. Après quelques minutes, Mr. Marks décrocha l’un de ses cinq téléphones et lança d’une voix pressée : ” Todd Marks. ” On aurait dit un adolescent.
- Adam Hall à l’appareil, de Kravitz et Bane. Vous m’avez demandé de vous rappeler.
- En effet, monsieur Hall, dit Marks avec empressement, presque avec chaleur. (Il n’avait plus l’air débordé.) Merci de m’appeler. Je, eh bien, nous… Je veux dire que des bruits ont couru selon lesquels c’était vous qui vous occupiez de l’affaire Cayhall et, euh… je voulais simplement en avoir le coeur net.
- Je représente effectivement Mr. Cayhall, dit Adam d’un ton mesuré.
- Ah oui… Bien. Ça confirme nos informations. Et voyons… Vous venez de Chicago?
- Je viens de Chicago.
- Je vois. Comment, euh… comment avezvous obtenu ce dossier?
- Mon cabinet a représenté Sam Cayhall pendant sept ans.
- En effet. Mais ne s’est-il pas débarrassé de ses avocats récem-
- Exact. Mais notre client nous a repris.
Adam entendait un bruit de clavier: Marks introduisait ses réponses dans son ordinateur.
- Je vois. Il y a également une autre rumeur, ce n’est évidemment qu’une rumeur, j’imagine, qui prétend que Sam Cayhall serait votre grand-père.
- Qui vous a dit ça?
- Eh bien, nous avons nos sources, mais nous nous devons de les
protéger.
- Je vois.
Adam respira profondément et laissa Marks sur des braises pendant une minute.
- Où êtes-vous en ce moment?
- Au journal.
- Où est-ce? Je ne connais pas la ville.
- Où êtes-vous? demanda à son tour Marks.
- Dans le centre-ville. À notre bureau.
- Je serai là-bas dans dix minutes.
- Non. Non, pas ici. Retrouvons-nous ailleurs. Un petit bar tranquille où l’on puisse parler.
- Très bien. Le Peabody Hotel, dans Union Street, à une centaine de mètres de votre bureau. Il y a un bar agréable près du hall.
J’y serai dans un quart d’heure. Rien que vous et moi, n’est-ce pas?
-‘Bien sûr.
Adam raccrocha. L’accord passé avec Sam concernant la presse contenait d’importantes lacunes. N’importe quel avocat aurait pu les utiliser, mais Adam ne tenait pas à en arriver là. Après deux visites à la prison, Adam se rendait compte que son grand-père demeurait un mystère pour lui. Il n’aimait pas les avocats et n’hésiterait pas à en vider un de plus, même s’il s’agissait de son petitfils.
Le bar du Peabody Hotel était en train d’accueillir une foule de jeunes cadres fatigués qui venaient y prendre un remontant ou deux avant de rouler vers la banlieue.
Adam repéra un jeune homme en jean, un bloc-notes dans les mains. Il se présenta et les deux hommes se dirigèrent vers une table isolée. Todd Marks n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Il portait des lunettes à monture métallique et une longue chevelure. Il était chaleureux, mais tendu. Ils commandèrent des bières.
Adam décida de mener l’entretien.
- Quelques règles essentielles, dit-il. Premièrement, tout ce que je dis est purement officieux. Vous ne pouvez absolument pas me citer. D’accord?
Marks haussa les épaules en signe d’acquiescement mais parut s’étonner du tour pris par leur rencontre.
- Vous attribuerez mes paroles à une personnalité bien informée, ajouta Adam.
- On y veillera.
- Je répondrai à quelques questions mais en nombre limité. Je suis ici parce que je ne veux pas de malentendus entre nous, d’accord?
- Entendu. Est-ce que Sam Cayhall est votre grand-père?
- Sam Cayhall est mon client et m’a demandé de ne pas parler à la presse. Je suis ici uniquement pour confirmer ou infirmer des faits. Rien de plus.
- Soit. Mais il est bien votre grand-père?
- Oui.
Marks inspira profondément pour savourer cette information incroyable. Il tenait un papier d’anthologie. Il en avait déjà le titre.
Puis il se rendit compte qu’il devait poser d’autres questions. Il sortit un stylo de sa poche.
- Qui est votre père ?
- Mon père est mort.
Un long silence.
- Ainsi, Sam est le père de votre mère?
- Non. Sam est le père de mon père.
- Pourquoi ne portez-vous pas le même nom?
- Parce que mon père en a changé.
- Pourquoi ?
- Je ne répondrai pas à cette question. Je ne veux en aucune manière porter nos histoires de famille devant le public.
- Avezvous grandi à Clanton ?
- Non. Je suis né là-bas mais j’en suis parti lorsque j’avais trois ans. Mes parents se sont installés en Californie. J’ai grandi là-bas.
- Donc vous n’habitiez pas près de Sam Cayhall?
- Non.
- Le connaissiez-vous?
- Je l’ai rencontré hier pour la première fois.
Marks réfléchissait à sa prochaine question lorsque, grâce au ciel, la bière arriva.
Le journaliste fixa son bloc-notes avant de demander
- Depuis combien de temps travaillez-vous chez Kravitz et Bane ? - Presque un an.
- Et depuis combien de temps sur l’affaire Cayhall?
- Un jour et demi.
Marks but une longue gorgée et fixa Adam comme s’il espérait une explication.
- Écoutez, euh… monsieur Hall…
- Appelez-moi Adam.
- Bien, Adam. Il semble y avoir là un chaînon manquant. Pourriez-vous m’aider?
- Non.
- Très bien. J’ai lu quelque part que Cayha.ll s’était débarrassé de Kravitz et Bane. Travailliez-vous sur cette affaire lorsque c’est arrivé ?
- Je viens de vous dire que je ne travaillais sur ce dossier que depuis un jour et demi.
- Quand êtes-vous venu pour la première fois dans le quartier des condamnés à mort?
- Hier.
- Votre grand-père savait-il que vous alliez venir?
- Je ne répondrai pas à cette question.
- Pourquoi?
- C’est un sujet délicat et personnel. Je ne tiens pas à évoquer mes visites au quartier des condamnés à mort. Je n’aborderai que des faits que vous pourrez recouper et contrôler ailleurs.
- Sam a-t-il d’autres enfants?
- Ma famille est un sujet tabou. Du reste, je suis sûr que votre journal en a déjà parlé.
- Il y a longtemps.
- Allez vous en assurer.
Une autre longue gorgée et un nouveau coup d’oeil au bloc-notes. - Dans quelle mesure l’exécution risque d’avoir lieu le 8 août? - Difficile à dire. Je ne veux faire aucun pronostic.
Toutes les requêtes ont été rejetées, n’est-ce pas ?
- C’est possible. Admettons que j’ai du pain sur la planche.
- Est-ce que le gouverneur peut octroyer la grâce?
- Oui.
- Peut-on l’envisager?
- Demandez-le-lui vous-même.
- Votre client acceptera-t-il de donner des interviews avant son exécution ?
- J’en doute.
Adam regarda sa montre comme s’il se souvenait brusquement qu’il devait prendre l’avion.
- Autre chose? demanda-t-il en finissant sa bière.
Marks remit son stylo dans sa poche.
- Pourrons-nous nous revoir?
- Ça dépend.
- De quoi?
- De la manière dont vous allez présenter notre entretien. Si vous parlez de ma famille, renoncez-y.
- Ça doit fourmiller de secrets là-dessous, non?
- Sans commentaire, dit Adam en se levant. Heureux de vous avoir rencontré, ajouta-t-il.
- Merci. Je vous rappellerai.
Adam passa rapidement devant les hommes accoudés au bar et disparut dans le hall.