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Sam évidemment n’avait pas droit au café. ll le savait, pas Adam. Aussi, après quelques minutes, il lui dit
- Mais bois donc.
Il alluma une autre cigarette et fit quelques pas derrière sa chaise. II était presque onze heures. Sam avait raté son heure de promenade. Packer n’aurait pas le temps de la lui accorder plus tard. Il s’accroupit alors à plusieurs reprises. Ses genoux craquaient et ses muscles tressautaient. II se releva avec difficulté. Durant les premiers mois de son séjour dans le quartier des condamnés à mort, il s’était astreint à faire de la gymnastique. Mais il avait très vite compris que l’État du Mississippi finirait par le tuer. À quoi pouvaient bien lui servir
enfermé vingttrois heures par jour à attendre la mort?
Parmi ses compagnons, Sam passait pour avoir de la chance. Son jeune frère Donnie qui vivait en Caroline du Nord lui envoyait chaque mois un paquet renfermant, parfaitement rangées, dix cartouches de cigarettes Montclair. Sam en fumait, en moyenne, trois à quatre paquets par jour. Il voulait en finir avant que l’État du Mississippi ne s’en charge.
Apparemment, il était en train de perdre le match.
La plupart des détenus ne recevaient rien de l’extérieur. Ils faisaient du trafic et du troc afin d’avoir de quoi acheter des feuilles de tabac en vrac qu’ils fumaient lentement. Sam était un sacré veinard.
Il se rassit et alluma une autre cigarette.
- Pourquoi n’avezvous pas demandé à témoigner au procès? lui demanda Adam à travers le treillis.
- Quel procès?
- Bonne question. Les deux premiers.
- C’était inutile. Brazelton avait trouvé un bon jury, rien que des Blancs, des sympathisants qui comprenaient les choses. Ces gens n’iraient jamais me condamner. Il n’y avait aucune raison de témoigner.
- Et au dernier procès?
- C’est plus compliqué. Keyes et moi en avons discuté bien
des muscles déliés,
souvent. Tout d’abord, il a pensé que ça pourrait m’être utile. Je pourrais m’expliquer sur mes intentions. Personne ne devait être blessé, etc. La’bombe devait exploser à cinq heures du matin. Mais nous n’ignorions pas que le contreinterrogatoire serait particulièrement serré. Le juge avait déjà évoqué la possibilité de parler des autres attentats pour mettre certaines choses en lumière. Je me verrais aussi contraint d’admettre que j’avais effectivement posé la bombe, les quinze bâtons de dynamite, bien assez pour tuer les gens.
- Mais pourquoi en fin de compte n’avoir pas témoigné?
- À cause de Dogan. Cette espèce de salaud a été dire au jury que nous avions l’intention de tuer le juif. C’était un témoin capital. C’était, imagine, l’ancien Grand Manitou du KKK dans le Mississippi. Voilà qu’il témoignait pour le ministère public contre l’un de ses hommes. C’était un trop beau morceau, le jury a tout gobé.
- Pourquoi Dogan a-t-il menti?
- Jerry Dogan était devenu fou, Adam. Réellement fou. Le FBI l’a harcelé pendant quinze ans, l’a mis sur écoutes, a fait suivre sa femme en ville, tourmenté ses proches, menacé ses enfants, frappé à sa porte àn’importe quelle heure de la nuit. Sa vie était devenue infernale. Puis les polyvalents sont entrés en scène. Soutenus par le FBI, ils lui ont dit qu’il allait en avoir pour trente ans. Dogan s’est déballonné. Après mon procès, j’ai appris qu’on l’avait mis dans un asile. On l’a soigné puis renvoyé chez lui. Il est mort peu après.
- Dogan est mort?
Sam s’arrêta brusquement de tirer sur sa cigarette. Un filet de fumée s’échappait des commissures de ses lèvres. Il écarquilla les yeux.
- Tu ne sais rien sur Dogan ? demanda-t-il.
Adam fit tourner sa cervelle à toute vitesse pour se souvenir des innombrables articles et documents qu’il avait rassemblés et classés. Il secoua la tête.
- Non. Qu’est-il arrivé à Dogan ?
- Je pensais que tu savais tout, lui dit Sam, que tu avais en mémoire la moindre chose qui me concernait.
- Je sais un tas de choses sur vous, Sain. Mais franchement, Jeremiah Dogan ne m’intéresse guère.
- Il a péri dans un incendie. Sa femme et lui. Ils dormaient une nuit quand un tuyau de gaz s’est mis à fuir. Les voisins ont dit que l’explosion avait été aussi forte que s’il s’était agi d’une bombe.
- Quand est-ce arrivé?
- Un an jour pour jour après son témoignage contre moi.
Adam essaya de prendre des notes, mais son stylo refusait de bouger. Il scrutait le visage de Sam à la recherche d’un indice.
- Un an exactement?
- Ouais.
- Curieuse coïncidence.
- J’étais enfermé ici mais j’en ai entendu parler. Les flics ont conclu
à un accident. On a fait un procès à la compagnie qui fournissait le propane.
- Donc, vous ne pensez pas qu’il ait été assassiné ?
- Bien sûr qu’il a été assassiné.
- Ah! Qui l’a fait?
- Les flics du FBI sont venus ici pour me poser des questions. Peux-tu croire ça? Ces mecs fourrant leur nez ici. Deux loustics du Nord. Ils brûlaient d’envie de faire une petite visite au quartier des condamnés à mort, de coller leur plaque sous le nez des gens pour rencontrer un véritable terroriste du KKK encore en vie. Trouillards au point qu’ils avaient peur de leur ombre. Ils m’ont posé des questions stupides pendant une heure puis ils sont partis. Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux.
- Qui a assassiné Dogan ?
Sain mâchouilla le filtre de sa cigarette et écrasa le mégot dans le cendrier. D souffla un jet de fumée de l’autre côté du treillis.
- Un tas de gens, marmonna-t-il.
Adam écrivit une petite note dans la marge: on parlerait de Dogan plus tard.
- ll me semble que vous auriez dû témoigner, dit-il tout en écrivant, ne serait-ce que pour contredire Dogan.
- J’ai bien failli, dit Sam avec un léger regret dans la voix. Le dernier soir du procès, Keyes et moi, on est restés ensemble jusqu’à minuit pour savoir si je devais témoigner. Mais réfléchis un peu, Adam. Il m’aurait fallu admettre que j’avais posé une bombe à retardement et que j’avais participé à d’autres attentats. De plus, le ministère public avait clairement démontré que Marvin Kramer était bel et bien visé. Il avait fait passer les bandes des tables d’écoute du FBI devant le jury. Tu aurais dû entendre ça. Dogan téléphonait à Waine Graves. Sa voix était éraillée mais parfaitement audible. Il parlait de (attentat contre Kramer, il en expliquait les raisons. Il se vantait d’envoyer son groupe - c’est ainsi qu’il m’appelait - à Greenville pour en finir. Le jury était suspendu àchaque mot. Merveilleusement efficace. Et puis il y avait le témoignage de Dogan. J’aurais paru ridicule à ce moment-là si j’avais essayé de témoigner. McAllister m’aurait mangé tout cru. Nous avons renoncé au témoignage. Pourtant j’aurais dû parler.
- Mais, sur le conseil de votre avocat, vous ne (avez pas fait?
- Écoute, Adam, si tu penses attaquer Keyes pour absence de compétence, renonces-y. J’ai payé Keyes, j’ai hypothéqué tout ce que je possédais. Il a fait du bon travail. Goodman et Tyner ont pensé s’attaquer à Keyes. Ils n’ont rien trouvé à reprendre à sa défense. Oublie ça.
Le dossier Cayha.ll chez Kravitz et Bane contenait des rapports de cinq centimètres d’épaisseur sur la compétence de Benjamin Keyes. Ces documents constataient que Keyes avait fait un très bon travail lors du procès et qu’il n’y avait absolument rien à lui reprocher.
Le dossier comprenait également une lettre de trois pages de Sam
interdisant formellement toute attaque contre Keyes. Toutefois ce rapport avlait été écrit sept ans plus tôt, à une époque où la peine de mort n’était qu’une lointaine éventualité. Il en allait autrement maintenant. Il était temps de s’agripper au moindre fétu de paille.
- Où est Keyes aujourd’hui? demanda Adam.
- ll m’a écrit de Washington, il y a cinq ans. ll avait abandonné le métier d’avocat. Il avait ressenti durement notre échec. Nous ne nous attendions pas à un tel dénouement.
- Vous ne vous attendiez pas à être condamné?
- Pas vraiment. J’avais déjà gagné deux fois, tu sais. Le jury du troisième procès était composé de huit Blancs, des Anglo-américains si tu préfères.
- (,une pensait Keyes ?
- Il se faisait du souci. Crois-moi. Nous n’avons pas pris les choses à la légère. Nous avons passé des mois à préparer ce procès. Lorsque la liste préliminaire des jurés est sortie - il y en avait quatre cents -, nous avons enquêté pendant des jours et des jours sur ces gens. Le travail effectué avant le procès par Keyes était impeccable.
- Lee m’a dit que vous pensiez à disparaître.
- Oh, elle t’a dit ça.
Sam tapota sa nouvelle cigarette sur le comptoir et la considéra longuement comme si elle pouvait être la dernière.
- J’y ai pensé. Presque treize ans s’étaient écoulés avant que McAllister s’en prenne à moi. J’étais un homme libre, bon Dieu. J’étais heureux. Ma vie était normale. Je m’occupais de la ferme et dirigeais une scierie, je prenais mon café en ville et participais aux élections. Le FBI m’a gardé à l’oeil pendant quelques mois. Mais ces types ont fini par se convaincre que j’avais renoncé aux attentats. Même dans mes cauchemars les plus noirs, je n’ai jamais envisagé quelque chose comme ça. Si j’avais eu le moindre pressentiment, je serais parti bien avant. J’étais complètement libre, tu comprends, sans entrave. J’aurais pu aller en Amérique du Sud, changer de nom, disparaître deux ou trois fois, puis m’établir dans un endroit comme Sâo Paulo ou Rio de Janeiro.
- Comme Mengele.
- On ne l’a jamais coincé, tu sais.
passer.
Sam secoua la tête et ferma les yeux en rêvant à ce qui aurait pu se
- Pourquoi n’êtes-vous pas parti quand McAllister a commencé ses attaques ?
- Parce que j’étais stupide. C’est arrivé peu à peu. Tout d’abord, McAllister s’est fait élire. Quelques mois plus tard, Dogan est tombé dans les griffes des agents du fisc. ll y a eu ensuite des rumeurs, colportées par les journaux. Je refusais d’y croire. Avant que j’en aie pris conscience, le FBI m’avait pris en filature. Je ne pouvais plus m’enfuir.
Adam regarda sa montre. Il se sentait brusquement fatigué. Besoin d’air frais, d’un peu de soleil. Il avait mal à la tête. Il revissa le capuchon de son stylo et fourra son calepin dans son attaché-case.
- ll faut que je parte, dit-il. Je reviendrai demain pour la suite. - Je serai là.
- Lucas Mann m’a donné le feu vert. Je peux vous rendre visite àn’importe quel moment.
- Un type formidable, non?
- ll fait son travail.
- La même chose pour Naifeh et Nugent. Personne ne veut réellement me tuer, ils font simplement leur travail. Il y a ce minus avec neuf doigts, le bourreau officiel, le type qui mélange le gaz et introduit les capsules. Demande-lui ce qu’il fait tandis qu’il me ligote, il te répondra
” Simplement, mon boulot. ” L’aumônier, le médecin, le psychiatre, tous les gardiens qui me fourreront dedans et les toubibs qui constateront le décès et les ambulanciers qui m’emmèneront à la morgue, eh bien, tous ces gens sont de braves gens qui n’ont rien contre moi. Ils font simplement leur travail.
- On n’ira pas jusque-là, Sam.
- C’est une promesse?
- Non. Mais essayez d’être positif.
- Les copains et moi, on est très forts pour se motiver, projets de voyages et achats pour la maison.
- Lee se fait du souci pour vous, Sam. Elle pense à vous et prie pour vous.
Sam se mordit la lèvre inférieure et fixa le sol. Il hocha lentement la tête sans rien dire.
plus.
- Je resterai chez elle durant le mois qui vient, peut-être un peu
- Elle est toujours mariée à ce type? - Pour la forme. Elle voudrait vous voir. - Non. - Pourquoi non? Sam se leva avec précaution de sa chaise puis frappa à la porte qui se trouvait derrière lui.