XXVI

Il faudrait que rien ne change jamais. Quand on part, il est déjà trop tard. Vera Valmont avait fait ses valises plusieurs jours à l’avance, hésitant sur ce qu’elle devait emporter, remplaçant un chemisier par un pull-over, « au cas où les journées là-bas seraient fraîches ». Elle a vérifié dix fois si elle n’oubliait pas quelque chose.

Je la regardais vider son armoire en chantonnant ; elle avait l’habitude des départs, moi pas.

J’allais pouvoir fouiller partout et faire du bruit le matin sans craindre de la réveiller. J’allais pouvoir dormir avec des filles dans le lit de mon enfance.

Rien de suffisamment exaltant pour je me réjouisse. Je savais que l’appartement serait trop grand pour moi.

— Avant-guerre, Beyrouth était une ville étonnante, pleine de surprises et de vies. Tu n’imagines pas comme on s’y amusait…

— Avant-guerre, tout était tellement mieux ! Tout est toujours mieux, avant, quand la « dame en bleu » des affiches voyage en première classe sur des paquebots de luxe.

— Tu sais, me dit-elle, il ne peut plus rien m’arriver d’extraordinaire… À ton tour maintenant.

Devais-je comprendre qu’elle me rendait ma liberté ? Voulait-elle dire qu’elle n’avait plus d’illusions ? Ce qui m’étonna surtout, c’est le ton tranquille sur lequel ma mère me parlait.

Je l’écoutais me promettre des jours éblouissants comme si elle s’adressait à un autre.

Depuis son malaise à Alfortville, elle semblait avoir accepté sa défaite. Moi pas.

Dans la salle à manger encombrée de linge, de chaussures et de partitions, je cherchais ma place comme quinze ans plus tôt, le matin où nous étions venus des beaux quartiers jusqu’ici ; elle silencieuse, et moi content. Et voilà que tout était à refaire. J’aurais bien crié « pouce », je serais bien descendu rechercher la machine à coudre à la cave pour arrêter le temps ! Mais non ! La radio diffusait d’autres nouvelles, la guerre dont il était question chaque jour n’avait rien pour plaire ; même le tube de fond de teint no 3 de Max Factor datait.

Je suis allé chercher la robe de scène de Vera Valmont chez le teinturier. Elle a refermé le piano et nous sommes allés l’accompagner au Bourget, Henri et moi.

Dans les bals on jouait encore Tico-Tico, mais je n’allais jamais au bal. Il faut avoir l’âme légère pour entrer le samedi soir dans ces endroits surchauffés où toutes sortes de gens transpirent en musique.

On me jugeait démodé, snob même ; des simples d’esprit m’expliquaient gravement que je ne profitais pas assez de ma jeunesse et qu’à cinquante ans je le regretterais.

Les filles me reprochaient de ne pas être gai, parce que je ne voulais pas les emmener voir les films de Fernandel. Mais je n’avais aucune raison d’être gai.

Les filles sont incapables d’aimer plus de trois semaines un garçon qui ne les fait pas rire. J’étais beau, mais pas tellement comique. Voilà pourquoi j’ai si peu de souvenirs amoureux. Par distraction sans doute, ma mère ne m’avait posé aucune question à ce sujet.

Elle n’était sûrement pas pressée que j’encombre sa vie de petits-enfants turbulents qui l’auraient appelée « Mamie ».

J’avais sur le cœur quelques chagrins de trop et personne avec qui les partager.

Et si j’allais rater ma vie ?

Je n’enviais pas mes copains déjà mariés, déjà finis, que je voyais accoudés au zinc du bar-tabac, mais il m’arrivait d’avoir envie de les rejoindre, ne fût-ce qu’une heure ou deux, le temps d’oublier.

Ils m’auraient parlé d’autre chose avec des mots de tous les jours ; ils m’auraient dit du mal du gouvernement et de leurs patrons, nous aurions bu une Suze-cassis en commentant les résultats de l’étape du Tour de France.

Je me serais passionné pour les nouveaux coureurs cyclistes, et, qui sait, peut-être que l’un d’eux aurait évoqué Robert Laforie, l’imbattable !

Mais je n’entrais pas au bar-tabac de la rue d’Avron. Au dernier moment, je me refusais à cette camaraderie de comptoir. On ne s’invite pas, sans risque, dans la solitude des autres.

Et après ?

S’il fallait que je dise ce que furent ces longs mois sans elle, je tomberais sur des mots bêtes et vides.

J’ai d’ailleurs renoncé, depuis longtemps, à émouvoir qui que ce soit.

Elle n’est pas rentrée. Je guette encore le bruit des pas dans l’escalier. Le facteur qui m’a vu grandir m’appelle maintenant Monsieur François.

Quel temps fait-il à Beyrouth ?