IX

Mes copains n’étaient pas sérieux. Ils couraient les filles, mâchaient du chewing-gum et fumaient des cigarettes anglaises.

Ces distractions futiles ne m’attiraient pas. J’avais seize ans et d’autres ambitions. J’ai prévenu ma mère : un jour je serai riche et célèbre…

Elle a certainement pensé que je plaisantais mais elle ne s’est pas moquée de moi.

Elle s’étonnait parfois de mon manque d’enthousiasme pour le football et les jeux de rue, mais elle ne s’inquiétait pas pour si peu.

Enfant, je ne l’avais pas vue beaucoup ; adolescent je me rattrapais, c’est tout.

Tandis qu’elle cousait, j’expédiais mes devoirs de classe pour me plonger aussitôt dans la lecture de Marie-Claire . Je détestais les illustrés destinés aux garçons de mon âge, et pour faire l’intelligent je m’obligeais à lire des anciens romans de Paul Bourget. Ma mère avait gardé quelques livres parmi ses préférés. Certains lui étaient dédicacés. Sur la page de garde de L’Europe galante édité chez Bernard Grasset, l’auteur avait écrit : « À Vera Valmont, le charme éternel de la France qui chante. Paul Morand. Berne-septembre 1943. »

Cet écrivain n’était pas tellement aimé au début des années cinquante, toujours à cause des histoires de guerre et de collabos auxquelles je ne comprenais pas grand-chose. Moi, j’avais de la reconnaissance envers ce monsieur important qui écrivait que ma mère était « le charme éternel de la France qui chante ».

Je pensais exactement comme lui, je me sentais moins seul et j’ai souvent cité sa belle phrase à ceux qui doutaient du passé de Vera Valmont.

Pour être riche et célèbre, j’avais envisagé plusieurs solutions. Après avoir vu jouer au cinéma de la rue d’Avron Sous le plus grand chapiteau du monde, j’ai décrété que je serais trapéziste ; ce n’était pas une bonne idée, ma mère m’en a convaincu assez facilement en m’expliquant que tous les acrobates qu’elle avait connus étaient morts pauvres à l’hôpital. J’ai songé, l’espace d’une semaine, que je m’engagerais dans la Marine, pour l’uniforme et l’odeur de la mer. Une photo de Viviane Romance, sur le pont d’un bateau, entourée de marins, avait suffi à enflammer mon imagination. J’ai appris depuis à me méfier de mes emportements. Je ne suis pas ministre, et pourtant je rêvais que l’on se précipite pour ouvrir la portière de ma voiture noire. Je ne suis pas avocat, puisque ma mère a refusé de me confectionner la robe noire que je lui ai si souvent réclamée, seulement pour voir comment elle m’irait.

Je suis François Véron, fils unique d’une fille de l’Assistance publique, qui s’est fait un nom pour oublier qu’elle n’en avait pas.

Comme disent les gens simples : « À quelque chose malheur est bon. »

Dès son plus jeune âge, ma mère s’était battue pour échapper à la rue et prendre une revanche sur le destin. Les journaux populaires d’avant-guerre évoquent tous « la terrible enfance sans amour d’une petite orpheline ». Ces récits émouvants, on imagine que je les ai lus cent fois.

« Abandonnée le jour de sa naissance, sous le porche d’un immeuble bourgeois du XVe arrondissement de Paris, baptisée Josette Véron par un fonctionnaire pressé, ballottée sans tendresse de-ci, de-là, au gré de l’administration, notre grande artiste a bien du mérite d’avoir déjoué la fatalité. »

Comment résumer avec plus de justesse que ne l’a fait Victorien Levasseur, dans l’hebdomadaire Cinémonde du 2 février 1935, la terrible enfance de ma mère ? Ceux que cette littérature fait ricaner n’ont pas de cœur. Quand je raconte que Vera Valmont tournait des obus en 1916, dans une usine d’armements de la banlieue parisienne, et qu’elle chantait malgré le bruit et l’acide qui lui brûlait les doigts, il y a toujours un intelligent pour trouver cela mélodramatique.

Dans ces cas-là, je n’insiste pas. J’ai le mépris plus facile qu’on le croit. Je ne me suis laissé aller qu’une seule fois à envoyer mon poing sur la figure du petit malin qui me dit, d’un ton pincé : « Faut coucher pour réussir dans la chanson, hein ! »

Il avait parfaitement raison, mais je n’autorise personne à juger ma mère. Après tout, coucher pour coucher, autant faire plaisir aux gens qui vous veulent du bien. Tandis qu’il se relevait, visiblement surpris par la rapidité de ma réponse, j’ai précisé au garçon en question, qu’avec une tête comme la sienne, il ne risquait pas d’être sollicité.

Je pense par ailleurs que coucher est nécessaire, mais pas vraiment suffisant.

Vera Valmont avait d’autres qualités . Des hommes de sa vie, je sais peu de chose, mais je devine qu’ils furent nombreux et empressés. Une belle orpheline, ça inspire forcément des sentiments paternels aux vieux messieurs. Ma mère a su en profiter. Si j’en crois les gazettes, un certain Max Carsoni, agent artistique rue d’Aboukir à Paris, fut à l’origine de sa carrière. C’est lui qui la fit engager au « Chat Noir », ce cabaret un peu spécial où, dit-on, les chanteuses « faisaient la salle ». Ce supplément au programme, ma mère en avait été dispensée. Sitôt son tour de chant terminé, Carsoni la ramenait (chez elle ou chez lui, peu importe) pour lui éviter de mauvaises rencontres.

C’était un homme aimable et très respecté dans les milieux de la nuit. Il portait une perruque et d’épaisses lunettes de myope, rondes, à double foyer. Précédé de son ventre, il ne passait pas inaperçu. Maman prétendait, malgré cela, qu’il avait du charme. Mais je ne sais pas ce que les femmes nomment ainsi.

Monsieur Carsoni avait donc du charme, la Légion d’honneur et l’accent corse ; de solides atouts, on le voit, pour se faire une place dans la capitale, au début des années trente.

— Tu verras, Vera, je mettrai la Corse et le monde à tes pieds.

Allez demander à une fille de l’Assistance de résister à un pareil cadeau ! Elle lui fit confiance et n’eut pas à s’en plaindre. Les seuls ennuis venaient des amis de Monsieur. Ils avaient la gâchette facile et cela leur faisait des tas d’histoires avec la police. Carsoni arrangeait cela au mieux, grâce à ses relations haut placées.

— Ils me font perdre un temps fou en formalités, mais que voulez-vous, Vera, ce sont des copains de régiment, un peu nerveux…

Ma mère riait. Les femmes adorent les garnements. Carsoni la vouvoyait et ses amis lui baisaient la main. Elle lui doit beaucoup. Avant de mourir curieusement dans une chambre d’hôtel, sur la Nationale 20, entre Angoulême et Bordeaux, il avait eu le temps d’inventer la fameuse robe bleu électrique que l’affichiste Paul Colin immortalisa. À Vierzon, le soir de son retour, Vera Valmont portait le même modèle, pour conserver son image de marque et par superstition aussi.

La mort de l’homme qui lança ma mère apparut mystérieuse. Des photos s’étalent à la page « faits divers » des quotidiens du 15 juin 1936. Sur l’une d’elles, on le voit posant avantageusement au milieu d’un groupe de jeunes filles en maillot de bain. La légende indique qu’il s’agit de l’élection de Miss France, au casino de Divonne-les-Bains, et le journaliste précise que Carsoni était président d’honneur de cette manifestation. Ma mère figure-t-elle sur ce cliché ? Je crois la reconnaître au deuxième rang, entre la reine de beauté et sa dauphine. À l’aide d’une loupe, j’ai passé de nombreuses heures à essayer de retrouver le dessin de la bouche, la ligne parfaite du nez ; c’est le regard qui a d’abord attiré mon attention : il vise loin, de manière supérieure. Ma mère exactement. Elle était blonde alors, mais cela ne prouve rien. C’est peut-être ce jour-là que Josette Véron fit la connaissance de Max Carsoni ? Peut-être l’a-t-il consolée après l’annonce des résultats ? On ne raconte pas ces choses-là à son fils !

Les journaux disent : « Ça devait finir comme ça » ; « Le protecteur de Vera Valmont menait une double vie » ; « A-t-il été tué par la Mafia ? L’enquête le dira » ; « Accident, meurtre ou suicide ? »

« Il y a beaucoup de points d’interrogation dans cette ténébreuse affaire et la chanteuse, terrassée par le chagrin, se refuse à toute déclaration. »

Vingt ans plus tard, je l’ai agacée en lui demandant de se souvenir.

— Oh toi ! Avec ta manie des morts et des vieux trucs oubliés, tu me donnes le cafard. Ma parole, tu finiras dans la police… Carsoni m’a aidée, il était payé pour, c’était un homme bien élevé, sa réussite gênait certains, voilà tout…

Privé de grands-parents, donc d’histoires formidables, je me jetais, c’est vrai, sur ces « grands-oncles » par alliance que furent les amis de maman.

Qui était vraiment Monsieur Max ? Un génial créateur de vedettes, un indic, un proxénète, un trafiquant ?

Tout est possible. Le monde est plein de gens débrouillards.