II

Ma mère n’avait pas chanté depuis plus de dix ans, hormis deux représentations dans un café-concert en Suisse, en 1949. Elle faisait de la couture à domicile pour vivre.

Les voisines du quartier lui confiaient des travaux de raccommodage. Elle créait également des modèles de robes, mais le plus souvent on lui demandait de faire « du neuf avec du vieux ». Combien de fois l’ai-je entendu cette expression : « Faire du neuf avec du vieux. » ! L’après-midi, en rentrant de la communale, je la retrouvais assise en tailleur, au pied d’un mannequin de toile et de son, un paquet d’aiguilles fiché au coin des lèvres, un centimètre autour du cou. Elle rallongeait ou raccourcissait des bouts de tissus que j’empruntais parfois pour me déguiser.

— Ne touche à rien, je t’en supplie, me disait-elle, j’ai assez de mal comme ça !

Sur un coin de table, dans la salle à manger qui lui servait de chambre, je faisais mes devoirs tandis qu’elle s’appliquait à terminer avant la nuit ses travaux de couture. Le gros poste de T.S.F. qui trônait sur le buffet marchait toute la journée. C’était le seul plaisir de maman. Certains soirs, elle reprenait les chansons d’avant-guerre qu’elle connaissait par cœur, évidemment.

— Tiens, écoute Lucienne Delyle ! C’était ma copine. Je l’ai aidée à débuter en 39 à Radio-Cité… Moi, à l’époque, j’étais déjà vedette.

Je voyais que ces souvenirs perturbaient ma mère, et encore elle ne me racontait pas tout. C’était sûrement trop dur pour elle. Alors, moi, je reconstituais petit bout par petit bout. Quand elle ne s’y attendait pas, je lui posais des questions précises :

— On était riche, quand t’étais chanteuse ? Et pourquoi t’es plus chanteuse ?

Elle m’expliquait un peu, je ne comprenais pas toujours très bien, mais c’était déjà ça… Dans ma tête, je me disais : « Un jour tu sauras. »

Si j’aime tellement les chansons démodées, c’est sûrement grâce à elle qui les chantait en essuyant la vaisselle. Je me cachais sous les draps pour pleurer. Celle qui me faisait le plus d’effet s’appelait : Je suis seule ce soir.

Ma mère restait des semaines, parfois, sans raconter ni chanter et puis, brusquement, la nostalgie la reprenait. Moi, j’aimais les périodes de nostalgie. Les gens sont plus gentils quand ils sont en nostalgie et ma mère, pour ça, elle était comme les gens.

Elle ne me l’a jamais dit, mais je suis sûr qu’elle guettait toutes les émissions de la T.S.F. au cas où ils auraient passé un de ses disques. Elle en avait enregistré au moins trente pour la marque Odéon, avec des grands orchestres ; elles les avait classés dans une boîte, à l’abri de la poussière, au-dessus de l’armoire de la chambre. Il se trouvait toujours une cliente pour s’étonner :

— On vous entend jamais au poste, madame Valmont. Si c’est pas malheureux, avec toutes ces belles chansons que vous chantiez !

Elle ne répondait rien, ou simplement quelques mots :

— Que voulez-vous faire… un jour peut-être !

Elle n’y croyait pas vraiment, et ça lui faisait sûrement mal au cœur. À moi aussi.

Nous habitions le XXe arrondissement de Paris. Au 40, rue de Buzenval, à deux pas de la porte de Montreuil. Maman ne s’habitua pas facilement à ce quartier populaire, plein d’enfants turbulents et de marchands qui crient pour vendre leurs fruits et primeurs. Moi, je le trouvais gai. J’aimais m’attarder rue d’Avron aux devantures des magasins.

Tandis que mes copains de classe s’en allaient jouer au ballon dans les terrains vagues alentour, j’accrochais mes rêves aux lumières de la ville.

À cause des événements que l’on sait, ma mère avait dû quitter les beaux quartiers pour atterrir ici, au milieu des petites gens. Après ses ennuis avec la justice, elle s’est retrouvée seule, sans argent, sans métier. Elle n’avait plus que moi dans la vie. Quand elle m’a annoncé que nous allions déménager de l’avenue de Suffren pour un endroit moins chic, cela ne m’a pas vraiment peiné, au contraire. J’avais neuf ans, à cet âge on ne s’attache pas à ce genre de détails. C’est plus tard, avec le temps, que les choses prennent de l’importance.

Ce qui m’intéressait surtout c’était de savoir si elle resterait enfin avec moi. Avenue de Suffren, je ne l’avais pas vue beaucoup. Quand, par hasard, elle n’était pas en voyage, elle rentrait tard et je dormais.

Lorsque je la réclamais, les bonnes me répondaient qu’elle travaillait. Je dis les bonnes car elles furent nombreuses à veiller sur mon enfance. Vera Valmont n’était pas une femme très aimable du temps de sa splendeur !

Les premiers jours, rue de Buzenval, j’avais l’impression d’être en cage ; habitué aux grands espaces, je tournais en rond dans la minuscule salle à manger encombrée de meubles et de cartons.

Comme je m’étonnais de la voir s’occuper du ménage et de la cuisine, j’ai demandé à ma mère qui me garderait quand elle irait travailler. Ma question l’a surprise. Je revois son sourire triste et je l’entends me répondre :

— Mais c’est fini ce temps-là, mon chéri, c’est fini… Je vais rester à la maison maintenant. Je serai là quand tu rentreras de l’école.

Pour moi, c’était une bonne nouvelle. Quelque chose me disait que tout allait changer. Vera Valmont venait d’enterrer sa jeunesse. Elle laissa repousser ses cheveux noirs. Ils étaient bouclés naturellement. J’aimais l’odeur de la brillantine Roja qu’elle mettait pour leur donner de l’éclat. Elle rangea les photos de sa gloire quand elle était « rousse flamboyante », comme disaient les journaux, sauf une : celle où on la voit dans les bras de Maurice Chevalier, dans une soirée de gala pour le bal des « Petits Lits Blancs ». Celle-là resta longtemps sur la cheminée de faux marbre, coincée entre la glace et le mur. Maman la retournait quand elle recevait des clientes qui ne savaient pas. Pour tromper les voisins trop curieux, elle se faisait appeler Régine, son deuxième prénom.

— C’est ma sœur, disait-elle à ceux qui croyaient la reconnaître.

Mais le secret fit rapidement le tour du quartier. On chuchotait sur son passage.

Dans notre deux-pièces-cuisine, au premier étage droite d’un immeuble ordinaire, il n’y avait pas de place pour installer le beau piano ivoire qui servait à ma mère pour son travail de chanteuse. Il n’aurait pu passer ni par la porte ni par la fenêtre. Elle dut le vendre, avec d’autres meubles de style, cirés comme dans les musées.

L’argent nous a permis d’acheter une machine à coudre et de vivre en attendant des jours meilleurs. Qu’on ne croie pas que j’étais malheureux, non, je mangeais à ma faim. Maman me donnait du souci, elle ne voulait pas le montrer, mais je sentais que certains soirs elle flanchait.

C’est l’idée de reprendre la couture qui l’a sauvée. À seize ans, elle était entrée en apprentissage chez Jeanne Lanvin. Avant de devenir elle-même une grande dame, elle avait appris à faire des robes. À cette époque, elle ne pensait pas qu’un jour elle pourrait s’en offrir de plus belles encore.

S’il n’y avait pas eu la guerre et tous les ennuis qui vont toujours avec la guerre, Vera Valmont n’aurait pas été obligée de renoncer au music-hall. Maintenant que je comprends tout cela, je me dis que la vie est cruelle.