XVI

Sa main droite posée sur la cuisse d’un coureur cycliste, la « reine des Six Jours » sourit aux photographes. On distingue, derrière eux, une foule debout sur les gradins, qui agite des chapeaux de papier. On joue sûrement de l’accordéon. Autour du couple vedette, des hommes heureux se poussent du coude pour qu’on les voie demain dans le journal. Celui qui porte un béret a été beau, il prête son épaule au vainqueur qui brandit une gerbe de fleurs. Ceux qui s’intéressent aux sports savent qu’il s’agit de Robert Laforie, le prince du Vel’d’Hiv’ cette année-là.

Je sais bien que la nostalgie embellit tout, mais je n’imagine pas d’image plus parfaite du bonheur de vivre que cette photo parue dans Le Petit Parisien. Ma mère, la main posée sur la cuisse d’un champion, et le peuple de Paris en liesse, qui les acclame.

On a cassé le Vel’d’Hiv’, mais les marteaux-piqueurs n’auront jamais raison contre ma mémoire ; quand je descends à la station Bir Hakeim, je retrouve mon chemin, et les rires des filles du samedi résonnent encore sous la voûte du métro aérien.

La nuit où ma mère a été élue « reine des Six Jours » appartient désormais à l’histoire de France ; on ne peut pas l’évoquer sans citer son nom. Reprenant les journaux de l’époque, quelqu’un écrira sans doute que « Vera Valmont, délicieuse artiste, éclairait de sa présence le grand rassemblement populaire » ; on ajoutera « qu’elle conquit 17 000 spectateurs en délire par sa gentillesse et son talent ». En lisant cela, et malgré la pauvreté des mots employés, j’aurai les larmes aux yeux, car je connais la suite.

Quand les énormes lampes qui balaient la piste s’éteindront, quand Robert Laforie aura terminé son tour d’honneur, ma mère le rejoindra dans les vestiaires et l’embrassera pour de vrai. Personne ne doit le savoir. Il ne veut pas.

Pour ce baiser volé, elle a patienté deux heures que le Vel’d’Hiv’ soit déserté, que le dernier journaliste renonce à les surprendre, que l’entraîneur, Bob Satory, les laisse seuls, enfin.

Leur tête-à-tête ne durera pas longtemps ; quand on aime un coureur cycliste il faut faire vite. Ces hommes-là sont généralement mariés, ils ont des gosses et une morale de petit-bourgeois.

— Je t’avais demandé de ne pas rester… Tu es complètement folle, et d’ailleurs, j’ai sommeil…

Robert Laforie n’avait pas trente ans. Si je dis qu’il était beau et brun comme un Italien, on comprendra pourquoi toutes les jeunes filles d’alors auraient voulu être, cette nuit-là, dans les vestiaires du Vel’d’Hiv’.

Il était allongé à plat ventre sur la table du soigneur et, dans la glace, il regardait ma mère durement.

— Je ne divorcerai jamais, tu entends, jamais…

Elle l’entendait, mais elle ne disait rien. C’était un combat perdu d’avance.

Entre la femme et le vélo de Robert Laforie, Vera Valmont devait se contenter des faiblesses d’un champion. Elle retira la serviette éponge qui lui cachait le bas des reins, sortit de son sac un demi-litre d’eau de Cologne, parfumée à la lavande, puis elle se pencha pour lui frictionner le dos et les jambes, avec des précisions d’amoureuse.

Des milliers d’hommes auraient donné n’importe quoi pour mettre à leurs genoux la « reine des Six Jours », certains auraient payé pour l’approcher simplement ; et, silencieuse, elle se laissait humilier par un cycliste capricieux.

Elle aimait cela, sans doute, et lui aussi. Les chanteuses réalistes ne sont pas nées pour être heureuses. Robert Laforie se rhabilla. Un sportif en costume de ville, ça change tout ; celui de maman avait l’élégance voyante.

— Comment tu me trouves ?

— Superbe, mon chéri, sauf peut-être la cravate… Elle est un peu vulgaire.

Robert fronça les sourcils, en vérifiant dans la glace sa belle cravate jaune et rouge.

— Jeanine m’a pourtant dit que c’était la dernière mode !

Toutes les maîtresses savent qu’il faut ménager la susceptibilité des épouses. Ma mère se rattrapa :

— Oui, bien sûr, mais elle ne se marie pas très bien avec une chemise bleue.

— Après tout, je m’en fous, elle ne m’empêchera pas de gagner le prochain Tour de France !

On frappa à la porte. Ils s’embrassèrent rapidement. Maman se cacha pour le laisser sortir le premier. Elle remit son chapeau, du rouge à ses lèvres et, tard dans la nuit, elle guettait encore un taxi sur le boulevard de Grenelle. Qui se doutait qu’elle rentrerait seule ? Les gens simples ne devinent pas ce que les journalistes pressés appellent parfois « l’envers du décor ».

On n’a jamais su combien de temps avait duré cette idylle. Vera Valmont préfère ne pas en parler.

Robert Laforie s’est tué sur la route, au col du Tourmalet, il y a si longtemps que personne ne s’en souvient. Voilà.

J’ai dit ce que je pouvais dire, et si je garde précieusement la couverture déchirée de ce vieux numéro du Miroir des Sports, c’est parce que, moi aussi, j’aime les champions.