I

Maman détestait la musique sud-américaine. Ça tombait plutôt mal. La grande vogue du mambo et du cha-cha-cha faisait les délices de la jeunesse de France et la radio nationale diffusait fréquemment des rythmes d’origine étrangère.

Ils lui rappelaient les mauvais souvenirs de son exil argentin et elle ne supportait pas que le public l’oublie sur un air typique. On peut la comprendre, il n’est jamais plaisant de voir une mode, finalement assez vulgaire, envahir le pays où l’on est né.

Vera Valmont avait imposé, en d’autres temps, des chansons françaises, populaires certes, mais de bonne facture, et l’Europe ne s’en portait pas plus mal.

Après le spectacle, elle dînait dans nos ambassades. Son couvert était toujours mis à droite de Son Excellence, du consul ou de son représentant. Bref, à sa place. Avant-guerre, le personnel diplomatique en poste à l’étranger savait vivre et fêter, comme il convient, les artistes de Paris.

« Si tu avais connu ça ! Tiens, à Bucarest par exemple, quand les cocos n’étaient pas encore là, c’était autre chose que maintenant. Je n’avais même pas besoin de passeport, les douaniers connaissaient mon répertoire par cœur… À Varsovie, un petit secrétaire de l’ambassade me suivait partout dès mon arrivée. Il avait une gueule d’ange.

J’ai d’abord cru qu’il était amoureux de moi. En fait, sa passion, c’était la couture.

Il venait dans ma chambre essayer mes robes de scène ; ses collègues le jalousaient à tort. »

En 1937, le roi des Belges lui avait fait envoyer un train spécial, le wagon qui lui était réservé avait été décoré en marqueterie italienne… Il débordait de fleurs… Et la Garde royale au garde-à-vous était là pour l’accueillir. Quel seigneur ce Léopold III ! Il ne méritait pas les ennuis qu’on lui a faits par la suite.

On a beau dire, rien n’est plus comme avant. Quand ma mère se décidait à me confier quelques anecdotes, je regrettais de n’avoir pas été jeune en même temps qu’elle, et s’il m’arrivait parfois d’accorder une danse moderne aux filles de ma génération, je n’y prenais guère de plaisir. Je sauvais les apparences, voilà tout.

J’ai eu vingt ans comme tout le monde, mais ça n’a pas duré longtemps. Je ne suis pas doué pour le bonheur. C’était dans les années 50.

On m’appelait Arthur, à Saint-Germain-des-Prés. Je laissais dire. Après tout, pourquoi pas ! Arthur vaut mieux que Jules ou Ernest, c’est déjà la moitié de Rimbaud. Je me suis bien arrangé avec ce prénom-là. Il y a dans la vie des choses plus contrariantes.

Je m’appelle François, en réalité, mais je veux d’abord parler de ma mère. Elle était chanteuse de variétés. Elle avait débuté au « Chat Noir », un cabaret situé quelque part du côté du métro Blanche. Très vite, elle a réussi dans la chanson réaliste.

Ils ont, malheureusement, brisé sa carrière à la Libération. Tout cela à cause d’une émission radiophonique joliment intitulée : « Quand la rue chante. » Beaucoup de gens gardent pourtant un souvenir ému de ce quart d’heure hebdomadaire.

Vera Valmont y interprétait des goualantes populaires, accompagnée à l’accordéon par Lucien Poular, un virtuose aujourd’hui disparu.

Elle ne comprenait rien à la politique. C’est vraiment par hasard qu’elle chantait juste avant l’éditorial de M. Jean Hérold-Paquis. Ils l’ont condamnée quand même. Ils l’ont tondue. Je l’ai appris récemment par sa « meilleure amie ». Depuis que je sais, j’ai du mal à m’endormir. Je vois tomber les belles boucles rousses où je glissais mes doigts d’enfant.

À Vierzon, ce jour-là, elle faisait sa rentrée après dix ans d’absence. Ses cheveux avaient bien repoussé, elle était belle encore. J’ai gardé une coupure de presse de l’époque : elle pose, négligemment accoudée à un piano, la tête légèrement rejetée en arrière, la main droite posée sur sa cuisse. Sa jupe noire fendue laisse apparaître la cheville et la naissance de sa jambe.

C’est la photo que je préfère. Je me demande où et quand elle a été prise exactement. Le journal est daté du 4 octobre 1953, mais elle remonte à plus longtemps. Les femmes sont toutes pareilles : fâchées avec le calendrier.

À la réflexion je comprends maman. Une artiste doit laisser la meilleure image d’elle-même. Dans le cœur de ses admirateurs – et je sais qu’il en reste – elle a toujours vingt ans.

Au cabaret de « La Boule d’or », derrière la gare de Vierzon, il n’y avait pas foule pour assister au retour de Vera Valmont, mais j’ai remarqué tout de suite que les gens qui composaient la salle étaient des personnes de qualité. Des notables, comme on dit en province avec respect, en baissant la voix.

Quand le patron de « La Boule d’or » m’a annoncé que l’adjoint au maire de la ville venait de se décommander, je n’ai pas compris immédiatement pourquoi il semblait si préoccupé.

Comme j’accueillais la nouvelle sans réagir, il s’est penché vers moi et m’a murmuré à l’oreille : « Ce n’est pas bon signe, mon garçon, cette absence est politique… »

« Vera Valmont, un nom et une voix bien oubliés. » Ce titre, paru le matin même en page onze du journal local, m’avait fait beaucoup de peine. Un journaliste rappelait à ses lecteurs, sur une petite colonne, les débuts, les premiers succès et la chute de maman. Il terminait son cruel article par ces mots : « Mlle Vera Valmont, chanteuse des années noires, plaisait à Vichy-dancing. Elle a choisi Vierzon pour remonter sur les planches. Souhaitons-lui bonne chance malgré tout ! »

Je pensais bien que les choses ne seraient pas faciles, mais j’avoue avoir flanché en lisant ces vingt lignes méchantes. Heureusement, elle ne se doutait de rien. J’avais réussi à lui cacher le journal. Je voulais qu’elle donne le meilleur de son talent pour reconquérir ce public qui l’avait tant aimée.

Le jeune patron de « La Boule d’or » ressemblait à un commis de ferme, habillé en excentrique. Il buvait des bières et s’épongeait le front avec un mouchoir voyant, mais il gloussait comme une jeune fille. C’était un admirateur inconditionnel de Vera Valmont.

— Il faut que je l’aime, vous savez, pour avoir pris le risque de l’engager par les temps qui courent…

Assis sur un tabouret de bar, je guettais les clients ; il était environ vingt et une heures lorsque la pharmacienne et son mari sont entrés au cabaret. Ils n’avaient pas l’air très sympathique, mais je les aurais bien embrassés. Avec eux, nous étions une vingtaine, personnel compris, pour écouter maman. Avant d’aller les saluer, le patron m’a un peu rassuré.

— D’ici onze heures, on peut faire une moitié de salle.

Côté jardin, sur la petite scène où tout à l’heure ma mère allait retrouver son public, trois musiciens, vêtus de costumes en alpaga blanc cassé, pailletés au col de strass doré, jouaient un mambo endiablé. Cela mettait de l’ambiance.

J’étais tendu. Le champagne que j’avalais machinalement me nouait l’estomac. Tous les fils de chanteuses ont connu ces instants émouvants. Dans le débarras qui lui servait de loge, Vera Valmont s’apprêtait à paraître. Entre des casiers de bouteilles et des cartons de vaisselle, elle s’était installé un coin-maquillage. À ses pieds, j’avais déposé un petit appareil de chauffage électrique, acheté en ville l’après-midi, tandis qu’elle dormait. J’avais pensé qu’elle aurait froid.

Vera Valmont a besoin de plusieurs heures pour se préparer ; tous les directeurs qui l’ont engagée le savent. Elle arrive très en avance au théâtre pour se mettre en condition.

Elle semblait moins angoissée que moi :

— Tu viendras m’aider à fermer ma robe quand j’aurai fini de me coiffer.

Du temps de sa gloire, Vera Valmont avait une habilleuse. Dans ce gourbi glacial, elle n’avait pourtant rien perdu de sa grandeur d’autrefois.

Sa dignité m’impressionnait.

J’étais trop jeune pour l’avoir vue triompher à l’« A.B.C. » mais ceux qui s’en souviennent m’ont tout raconté en détail. Je sais par cœur le moindre de ses gestes, sa façon unique d’utiliser les microphones, ses chansons d’alors sont les berceuses de mon enfance. Pour sa rentrée à « La Boule d’or », elle n’en avait gardé que quatre, parmi lesquelles Boléro d’amour, ma préférée.

Je m’étais mis en tête que la revanche de Vera Valmont serait éclatante. Mon rêve : en être l’artisan attentif et discret. J’allais et venais de la salle aux coulisses sans que personne s’intéresse à moi. Dans l’ombre rouge et or de ce cabaret de province commençait pour nous la longue marche qui allait nous conduire en haut de l’affiche. Je dis nous, non par vanité mais par amour ; ma mère n’avait pas partagé mes larmes d’enfant, je comprenais que la chanteuse aurait besoin de moi.

Je trouvais que le patron de « La Boule d’or » me serrait d’un peu trop près. Cela ne me plaisait pas. Je restais aimable malgré tout, car je n’oubliais pas que maman lui devait son retour sur les planches. Il s’appelait Peyreira, Maurice Peyreira. Sans lui, je me demande qui aurait pensé à nous ?

— Vera Valmont boit toujours un porto aux œufs avant le spectacle ?

— Oui, à cause du trac !

Il avait certainement lu cela dans les gazettes. Je ne pouvais vraiment pas être désagréable avec M. Peyreira. Il connaissait ma mère comme la sienne ; d’elle, il savait les humeurs, les manies, les goûts culinaires. Il l’admirait avec ferveur. L’honnêteté m’oblige à dire que, si j’avais aimé les hommes, je lui aurais cédé. Il était rose et fripé, comme un vieux bébé, mais dans ses yeux ma mère était une reine. J’entends encore Vera Valmont me confier en s’étonnant :

— Je ne sais pas pourquoi, mais les pédés m’adorent.

Dans sa bouche, ce ton et ce mot m’avaient choqué. J’apprenais ainsi que les chanteuses sont souvent des filles publiques qui ont mieux tourné. J’écris cela sans méchanceté, sans juger, bien au contraire. J’écris cela pour dire Vera Valmont comme elle était : surprenante.

Si je la nomme le plus souvent par son nom de théâtre, c’est pour marquer que quelque chose nous séparait. Un rideau de scène, peut-être ! J’étais son fils depuis toujours. Elle devint ma mère plus tard, bien plus tard que ne l’indiquent les relevés d’état civil. Il m’a fallu de la patience.

Longtemps, je n’ai été que son neveu. À Vierzon, pour M. Peyreira, j’étais son secrétaire.

En vérité on me prenait pour son gigolo et j’ai cru comprendre que cela ne lui déplaisait pas. Coquetterie de femme, très compréhensible quand on a été l’objet de tant d’hommages.

Les chanteuses, comme les actrices de cinéma ne s’habituent pas facilement à voir grandir leur fils. Tout le monde sait cela. On a écrit des livres, des pièces, tourné des films sur ce sujet pathétique entre tous, et je suis mieux placé que quiconque pour en témoigner.

Privilégiée, Vera Valmont a longtemps gardé une silhouette de jeune fille. Au dire de ses admirateurs, elle ne changeait pas. Elle se surveillait, bien sûr, mais la nature l’avait gâtée.

— Sans toi, je ne ferais pas mon âge !

Le jour où elle m’a dit cela, elle avait l’air un peu triste mais je ne me rappelle pas avoir eu de la peine. J’avais dans les quinze ans. Un monsieur de sa connaissance, qui passait parfois à la maison, s’était exclamé en me voyant :

— Mais c’est un homme maintenant ! Ça ne nous rajeunit pas, hein, ma petite Vera !

C’est après son départ que ma mère m’a reproché d’être né. Cette phrase qui me revient en mémoire, aujourd’hui, je croyais bien l’avoir oubliée. Un psychanalyste dirait probablement qu’elle a marqué mon inconscient de manière déterminante.

Au fait, quel âge avait ma mère à Vierzon quand elle a commencé de m’aimer ? Disons entre quarante-cinq et cinquante ans. En scène elle paraissait moins, mais je ne me trompe pas de beaucoup. J’ai quand même des points de repère indiscutables.

Lorsque j’eus l’occasion de vérifier ses papiers d’identité, je fus plutôt surpris. Des amis bien placés durant l’Occupation avaient arrangé les choses. Les griffes que le temps avait posées sur son cou, elle les dissimulait sous un ruban de velours noir, large de six centimètres, fermé par un très élégant clip plaqué or. C’est elle, je crois, qui lança cette mode.