XXI

On parlait de rock and roll. Une musique de sauvage bien pire que le jazz.

Cela ne me concernait pas du tout. Pour faire moderne, certaines chanteuses avaient raccourci leur robe de scène et inscrit à leur répertoire des airs rythmés, mais je m’étais juré que Vera Valmont ne céderait pas à cette mode américaine.

Je pouvais constater, chaque dimanche dans les banlieues ouvrières, que le public aimait encore la vraie chanson réaliste.

De Montrouge à Nogent-sur-Marne, partout ma mère se faisait applaudir en tombant à genoux. Abel Skortich ne regrettait pas de l’avoir programmée pour la saison. Partout le même cérémonial nous attendait ; là, le piano était mal accordé, ailleurs l’affichage laissait à désirer. Les choses ne vont jamais comme on voudrait qu’elles aillent, mais Vera chantait quand même et ça suffisait à notre bonheur.

Pendant les mois joyeux du printemps 1956, tout était encore possible ; nous avons rangé la machine à coudre dans un coin de ma chambre, en espérant pouvoir nous en débarrasser rapidement. Ma mère me fit descendre à la cave le mannequin de toile grise, sans tête et sans bras, près duquel j’avais grandi et qui fut le compagnon de mes devoirs d’écolier. Il resta dix ans dans la salle à manger, entre elle et moi, transpercé de milliers de coups d’aiguille à couture : il avait donc fait son temps.

Va-t-on me croire si je dis que j’eus de la peine en le déposant près d’un tas de charbon ?

C’était vraiment la guerre, et la radio annonçait le départ des soldats du contingent pour l’Algérie, ce pays aux maisons blanches.

Des petites fiancées pleuraient ; les miennes n’avaient rien à craindre : mourir pour la France ne me plaisait pas. J’avais d’autres projets que celui-là. Henri, qui venait déjeuner rue de Buzenval au moins trois fois par semaine, nous racontait des horreurs sur les « bougnoules », il disait du mal de Mendès, le président qui avait pourtant fait distribuer du lait aux enfants des écoles.

Je n’étais pas très au courant de ces choses, mais je trouvais qu’il exagérait. Nous nous disputions et, comme j’étais jeune, je prenais un malin plaisir à le provoquer. Ma mère, qui se méfiait de la politique, s’arrangeait toujours pour interrompre nos discussions. Elle nous servait du café, des digestifs, et tout en laquant ses ongles d’un vernis mauve foncé (la marque a disparu depuis) elle nous entraînait habilement de l’avenir du monde au sien.

On dit souvent que les chanteuses sont bêtes, c’est vrai, mais ça n’est pas gênant. On ne leur demande pas de penser pour chanter bien.

Vera Valmont n’était pas stupide, mais rien ne l’intéressait vraiment.

Je ne me rappelle pas avoir échangé avec elle de propos essentiels sur la vie, l’amour ou la mort, qui sont pourtant des sujets de la plus haute importance. Il m’arrivait malgré tout de réfléchir à quand elle ne serait plus là. Quand je serai obligé d’épeler son nom aux fonctionnaires de l’administration ; quand les mots de ses chansons n’auront plus de sens que pour moi.

Il y a eu dix ans entre la Libération et Vierzon.

Ma mère a vieilli dans une petite glace de ménage accrochée au-dessus de l’évier de la cuisine. Je l’ai vue cent fois effacer d’un revers de manche la buée que l’eau chaude déposait sur son image. Ces années-là ont compté double.