XXIV

Quand le journal parut, maman allait mieux. Nous venions de passer trois jours au Tréport dans une pension de famille que nous avait recommandée Henri. Hors saison, ces endroits sont reposants ; on y rencontre des vieilles dames et des célibataires bien élevés qui dînent à dix-neuf heures trente et ne prennent jamais de café avant de dormir.

Le médecin m’avait dit : « Plus de peur que de mal ; l’air de la mer lui fera du bien. »

L’après-midi, nous marchions sur la plage ; maman me racontait l’Argentine, et j’y étais.

Argentine : le mot majeur de ma mélancolie. L’écrire suffit à m’émouvoir. Elle me disait Descamisados, Buenos Aires, Evita, Cordoba, des mots musiques impossibles à oublier. Ma fascination pour ce pays l’agaçait.

— On y meurt d’ennui. Le tango m’écœure, il est poisseux comme la main des épiciers.

De quel enfer parlait-elle ?

Elle était partie là-bas, on sait pourquoi, rejoindre une amie qui ne vint pas la chercher au bateau. Après… elle s’arrangea avec l’espagnol et les bandonéons.

Assise sur sa valise au milieu du quai elle a tout perdu. Et j’aurais voulu, en plus, qu’elle aime l’Argentine autant que moi.

J’avais acheté Samedi-Soir au kiosque de la gare du Nord en rentrant du Tréport. Je me demandais ce que Victor Bénard avait bien pu écrire pour intéresser ses lecteurs. Il m’avait prévenu : « Je ferai dans le dramatique, c’est meilleur et ça plaît mieux. » Il connaissait son métier, et j’étais curieux de découvrir la prose que ma mère lui avait inspirée. À la première page, on voyait Gérard Philipe et la tragédienne Maria Casarès. Ils étaient très en vogue tous les deux et l’on ne pouvait pas s’étonner de les trouver là, resplendissants de jeunesse.

J’ai attendu d’être arrivé à la maison pour feuilleter tranquillement cet hebdomadaire spécialisé dans le drame et l’amour. J’aime les longs récits détaillés de la vie des grands de ce monde ; on y apprend toutes sortes de choses apparemment sans importance. Le malheur des autres est rassurant.

Ma mère était là en page sept, à la rubrique des faits divers, entre un crime passionnel et un accident de chemin de fer ; sa photo s’étalait sur quatre colonnes. L’effet était très réussi. On pouvait la croire morte. Le titre donnait envie de lire la suite. « Le mystérieux malaise de Vera Valmont ». En bas de page ils avaient publié le fameux portrait Harcourt, sans doute pour le remettre en mémoire aux lecteurs curieux.

Vingt-cinq ans séparaient les deux photos ; la comparaison était insupportable mais je me consolais en pensant que les amoureux de ma mère avaient vieilli avec elle. Et puis, l’important n’était-ce pas que l’on parlât d’elle ?

— Si je ne m’étais pas évanouie en scène… j’aurais eu droit à dix lignes.

— Peut-être, lui dis-je, mais maintenant on sait que tu rechantes.

— Fais voir un peu ce qu’ils racontent.

Son nom imprimé dans un journal ! Depuis combien de temps attendait-elle cela ? Elle lut à haute voix :

« Il était dix-sept heures trente,
dimanche dernier, lorsque la chanteuse
Vera Valmont s’est écroulée à la fin
de son tour de chant, terrassée par un
mal mystérieux. On ne l’avait pas
entendue chanter en France depuis plus
d’une dizaine d’années et le public
d’Alfortville qui assistait à ce retour
ne lui réserva pas l’accueil qu’elle
pouvait espérer.

Seuls quelques anciens se souvenaient.
Vera Valmont fut, avant-guerre,
une vedette très populaire mais elle reste
d’abord la voix des années sombres.

 Lui pardonnera-t-on un jour
d’avoir osé chanter l’amour quand le
monde était à feu et à sang et notre
pays à genoux ?

Il faudra beaucoup de courage à la
créatrice de la Valse bleue pour s’imposer
de nouveau à la jeune génération éprise
de rythmes italiens.

Un médecin appelé d’urgence à son
chevet diagnostiqua une brusque chute de tension ;
on murmure aussi qu’elle boit pour oublier.
Des gens bien informés précisent
même que la chanteuse abuse des tranquillisants.
D’autres encore croient savoir qu’elle souffre d’une
terrible maladie.

Où est la vérité ? Nous rapportons
ces propos avec prudence, mais,
dit le proverbe : “Il n’y a pas de fumée sans feu…” »

Ma mère lisait l’article de Victor Bénard comme s’il s’était agi de quelqu’un d’autre ; elle ne semblait pas concernée.

— Il a de l’imagination, celui-là, me dit-elle, mais si j’avais dû écouter les journaux je serais devenue folle…

Son détachement me surprit. C’est moi, finalement, qui accusais le choc ; voir écrit que sa mère boit, que peut-être elle est malade, n’est jamais plaisant, mais devant son apparente tranquillité je m’efforçais de paraître satisfait. Après tout, je l’avais voulu cet article, et Ninette Langlois en crèverait certainement de jalousie.

Peyreira nous a téléphoné, affolé, de Vierzon, le soir même.

— J’ai lu, j’ai lu, hurlait-il dans l’appareil, c’est affreux, mais où est-elle ? Dites-moi la vérité, François…

Je l’ai rassuré et ma mère lui parla.

— Je ne suis pas morte, Maurice, mais ça viendra. Tout arrive, vous savez…

Elle a dit cela sur le ton du plus extrême détachement. Sans humour. C’était bien dans sa manière. Que voulait-elle dire exactement ? Qu’elle finirait par se suicider ? Que vraiment malade elle se laisserait couler lentement ? Que sais-je encore ? J’en étais réduit une fois de plus aux suppositions.

— Il est drôle, me dit-elle en raccrochant l’appareil, à vingt ans il était déjà incroyable. On a tous cru en lui, on s’est tous trompés, il tournera mal…

C’était prévisible ; en effet, Peyreira faisait trop le pitre pour avoir le cœur léger.

On ne rit pas aussi facilement quand on est heureux.

Dans les jours qui suivirent la parution de Samedi-Soir le téléphone sonna souvent. Pour rien. Les commerçants du quartier m’interrogeaient.

— C’est vrai ce qu’on marque dans le journal ?

Je répondais évasivement sans confirmer ni démentir. Je n’aime pas décevoir les braves gens qui croient ce que racontent les journaux.

Je profitais du retentissement de l’article pour retourner voir les éditeurs de musique et de disques ; aucun d’entre eux n’était décidé à engager ma mère. Le fils Desfournaux me répéta que la jeunesse voulait autre chose.

— Moi, à votre place, je laisserais tomber ; écoutez plutôt les nouveaux trucs américains… La goualante, c’est juste bon pour nos parents…

Je sortais de ces rendez-vous tellement désabusé que j’envisageais parfois de revenir à « Chic Chemises » gagner de quoi m’acheter un costume en velours et une Vespa.

Je m’inventais une suite de vie tranquille : je me marierai avec une gentille petite fille, j’aurai un garçon qui m’appellera papa et, l’été, nous irons à Saint-Malo. Rien. Des bonheurs provisoires.

Vera Valmont penchée de nouveau sur une machine à coudre comme si j’avais rêvé. Je savais bien que c’était impossible.

On ne recommence jamais son enfance sur commande.

Il fallait tenir jusqu’à la saison prochaine, Abel Skortich pensait qu’il nous trouverait une série de galas dans le Midi ou à l’étranger. Rien n’était moins sûr.

En attendant, Henri continuait de venir trois après-midi par semaine faire répéter ma mère ; ces jours-là, il déjeunait avec nous.

Nos économies diminuaient, nous ne pouvions pas le payer, mais il n’avait pas besoin d’argent. Ce qui lui manquait c’était une famille.

Je voyais bien qu’il se plaisait à la maison ; il trouvait toujours le moyen de retarder son départ. Ma mère et lui se vouvoyaient, mais elle s’apprêtait pour le recevoir. Il lui portait parfois des bouquets d’anémones. On appelle ça l’amour, dans les romans. C’est vite dit, et d’ailleurs, qui peut savoir ?

Vera Valmont mariée à un ex-pianiste de bar en retraite ! Quelque chose m’empêchait de l’imaginer sérieusement.

Un homme entre ma mère et moi, et j’aurais dû laisser la place, comme au temps de l’avenue de Suffren. Henri avait soixante-cinq ans et des habitudes de vieux garçon ; il suffisait que je pense à Vera Valmont faisant le ménage dans un pavillon de Cachan pour me rassurer.

— Un petit pousse-café, Henri ?

Il ne refusait rien à ma mère. Elle savait que je la surveillais depuis l’accident d’Alfortville.

— Pourquoi se priver ? me disait-elle, puisque les journaux racontent que je bois… Un digestif de plus ou de moins ne changera rien !

Je ne répondais pas, nous nous serions disputés. Je ne tenais pas à provoquer sa colère, j’espérais seulement qu’elle renoncerait d’elle-même.

Après la Marie Brizard, une horrible boisson sucrée qui existe encore, paraît-il, elle chantait tandis que je desservais la table.

— Écoute celle-là, François, elle devrait plaire au Liban !

Il s’agissait d’une chanson, reprise récemment par un crooner anglais, et qui disait :

C’est un gigolo

Charmant gigolo

Qui met le feu à mon âme.

Dans sa bouche, les mots ordinaires avaient l’éclat du neuf. Elle aurait tiré des larmes à une armée de parachutistes.

Depuis son malaise à Alfortville, ma mère s’efforçait de paraître au mieux de sa forme. Je notais qu’elle souriait plus facilement. Henri même s’émerveillait de cette transformation.

— Elle est épatante… épatante, mon petit vieux, elle nous enterrera tous !

J’en étais moins sûr que lui et je n’aimais pas que la Marie Brizard lui donne des ailes.

J’aurais préféré qu’elle trouve en elle la force de chanter encore. Mais pour qui ?

Cette question m’obsédait. À mesure que les mois passaient, je pressentais que les choses n’iraient pas en s’arrangeant.

Rien ne va jamais en s’arrangeant. L’avenir est un terrain vague où il convient de ne pas s’aventurer. Henri, qui n’était pas une personne particulièrement enjouée, semblait optimiste, et ma mère, qui avait rencontré une cartomancienne je ne sais où, me dit un soir :

— François, tout ira bien, madame Une telle (je ne saurais dire son nom) est formelle, elle voit des voyages, des bravos, des contrats, de l’argent, bref, la gloire… François, la gloire !

Je ne crois en rien, j’ai donc beaucoup de mal à partager l’enthousiasme de ceux qui laissent exploser leur joie devant moi.

— Tant mieux, dis-je, tant mieux !

Devenait-elle folle brusquement ou croyait-elle vraiment les prédictions d’une romanichelle ?

Je devais supporter seul le poids du doute. C’est à moi qu’Abel Skortich avait dit :

— Après le Liban, l’année prochaine, ce sera dur. Elle n’a pas fait le plein en banlieue, et dans ce métier, mon ami, tout se sait…