XII

Les fêtes de Noël approchaient et les dames du quartier, qui s’étaient donné le mot, défilaient à la maison pour se faire confectionner la jolie robe pas chère dont elles avaient relevé le modèle dans Le Petit Écho de la Mode. On se doute que cela m’agaçait énormément, et je n’étais pas toujours aussi aimable qu’il aurait fallu avec les clientes qui débarquaient à toute heure de la journée, pour essayages et bavardages réunis.

Il n’était question que d’ourlets, de doublures, de décolletés, autant de sujets sans intérêt pour moi, qui n’avais pas d’autre idée en tête que de rendre Vera Valmont au music-hall français.

Je courais chez les éditeurs de musique du faubourg Saint-Martin, dans l’espoir de trouver des chansons inédites qui correspondent à son style. Je me présentais comme étant l’imprésario, ce qui ne manquait pas d’intriguer mes interlocuteurs. La plupart d’entre eux me recevaient cordialement. Ils n’avaient pas oublié Vera Valmont ; ce nom-là suffisait encore à réveiller des souvenirs.

— Ah ! si vous saviez, monsieur, comme elle fut adulée. Vous êtes trop jeune pour vous rendre compte… À propos, que devient-elle ? Alors, elle remet ça ! Ça va être dur, les temps ont bien changé…

Je le savais, mais j’aimais entendre ces marchands en blouse grise me parler d’elle avec émotion.

C’est dans l’arrière-boutique de Joseph Desfournaux que j’ai retrouvé les fameux petits formats où la silhouette de ma mère, photographiée dans les studios Harcourt, se détache sur un fond bleu marine. Son profil est irréprochable et l’on peut remarquer qu’elle porte une alliance à la main droite, ce qui ne m’échappa pas. Les titres des chansons s’inscrivent en lettres blanches au-dessus de ses cheveux. J’en cite quelques-uns, uniquement pour me faire plaisir : Le train de l’amour, Pars à jamais, La valse bleue, Les filles de la nuit, Le moulin des amants perdus.

Mais je n’oblige personne à la mélancolie. Chacun est si blasé de nos jours !

Joseph Desfournaux, connu dans le faubourg pour son érudition musicale, déplaçait avec précaution d’énormes piles de partitions recouvertes de poussière.

— C’est mon cimetière à chansons, me disait-il. Là, je suis libre, mes fils s’occupent du nouveau catalogue… Ils trouvent que je n’ai plus l’oreille assez moderne.

M. Desfournaux avait fondé sa maison en 1912 pour les beaux yeux de Nina Flores, l’inoubliable créatrice de Frisson d’amour.

J’ai cru comprendre qu’elle lui avait inspiré de tendres sentiments. D’après la reproduction de l’affiche qu’il m’a montrée, c’était une bien jolie personne à la taille fine et qui portait une rose rouge dans les cheveux et une robe à volants, semblable à celle des poupées espagnoles que l’on gagne à la loterie des fêtes foraines.

Nina Flores, originaire de Courbevoie, chantait les paso doble et les tangos avec la fougue qui convient, et Joseph Desfournaux m’en parlait quarante ans plus tard.

Il fallut qu’il explique à ses fils qui avait été Vera Valmont. L’aîné, plus cultivé que son frère, m’assura qu’il se souvenait très bien.

— Je peux même vous fredonner Boléro d’amour.

J’étais ravi de rencontrer un homme jeune décidé à m’aider.

— À propos, quel âge ça lui fait maintenant ? Au moins soixante berges, non ?

La cruauté des gens est sans limites ; heureusement que les chanteuses se rajeunissent pour rétablir l’équilibre.

— Vous plaisantez, lui dis-je, Vera Valmont aura quarante-cinq ans au début de l’année prochaine.

— Seulement ? C’est marrant ça ; quand j’étais petit garçon, elle était déjà connue…

En réalité, ma mère allait dépasser la cinquantaine, mais je m’en tenais aux dates de ses papiers d’identité ; qu’elle les ait fait trafiquer à son avantage sous l’Occupation m’arrangeait bien. Très embarrassé, Desfournaux fils s’excusa et promit de me faire signe dès qu’il aurait trouvé des chansons originales.

— Ça ne sera pas facile. Les bons auteurs réservent leurs œuvres en priorité pour Lina Margy et Lucienne Delyle. Que voulez-vous, elles sont très en vogue actuellement !

Sans me décourager, j’allais chaque jour sonner aux portes pour annoncer le retour de Vera Valmont. Selon l’accueil qu’on me faisait, je donnais différentes versions de sa longue absence des scènes parisiennes. Je prétendais qu’elle avait été malade pour apitoyer les uns, aux autres je racontais que l’Amérique du Sud lui avait fait un pont d’or pour qu’elle prolonge son séjour ; à ceux qui savaient, je ne mentais qu’à moitié en expliquant que c’était moi qui l’avais persuadée de rentrer en France.

Je me rendais compte que personne ou presque ne s’était inquiété de son sort durant les dix ans qui venaient de s’écouler, et je vérifiais aussi que Vierzon décidément n’existe pas.

Par orgueil, ma mère n’avait sollicité aucun de ses anciens amis, et le téléphone ne sonna pas souvent rue de Buzenval, dans les années qui suivirent la Libération. Peyreira fut l’un des premiers à se manifester ; c’est moi qui décrochais l’appareil ce soir-là. Je me rappelle qu’il demanda à parler à Mlle Vera Valmont ; j’ai d’abord cru à une plaisanterie car j’ignorais que l’usage du Mademoiselle était recommandé à l’égard des chanteuses et des actrices. Cela me plut aussitôt et, depuis lors, je n’ai jamais raté l’occasion de désigner ainsi et ma mère et ses consœurs, fussent-elles des artistes de beuglants.

Mademoiselle Vera Valmont faisait la vaisselle avec des gants de caoutchouc ocre. Quand elle reconnut la voix de Peyreira, elle les retira prestement, tira sur sa robe, et tout en bredouillant que non, il ne la dérangeait pas, que bien sûr elle serait ravie de le revoir, elle se recoiffa, et dans la glace placée au-dessus du téléphone, elle inspecta son sourire et mouilla de l’index droit ses cils. Tout cela presque machinalement, comme une femme surprise par l’homme qu’elle aime. Après qu’elle eut raccroché, elle m’a dit :

— Je vais rechanter. Sers-nous un digestif pour fêter ça…

La table de la salle à manger disparaissait sous des morceaux de tissus et des patrons de robes, découpés dans du papier journal, du fil en bobines multicolores et des boîtes de bouillon Kub pleines de boutons de nacre. J’ai balayé l’ensemble d’un revers du bras pour nous faire une place et nous avons trinqué pour « fêter ça ». J’entends encore le bruit sec de nos deux verres à liqueur.