XIX

J’aurais pu mal tourner.

J’ai eu vingt ans dans les jupons de ma mère, et ce n’est pas là que les garçons apprennent le mieux à vivre.

Enfin ! C’est ce que croient les psychiatres et les militaires de carrière.

Je m’en moque éperdument. J’ai été enfant de chœur d’une institution religieuse et, malgré cela, les filles vous diront que je suis normalement constitué.

Je ne m’en vante pas, mais c’est ainsi.

La salle de bains de l’avenue de Suffren, parfumée au Guerlain, n’a eu aucune influence sur mon comportement sexuel et, quand j’essayais les robes de scène de ma mère, c’était par mimétisme.

Si j’avais connu mon père, peut-être aurais-je aimé la guerre et les soldats… Peut-être serais-je mort en Indochine ou en Algérie ? Rien n’est jamais comme on voudrait.

Vera Valmont, qui n’aimait pas beaucoup les femmes eût sans doute préféré que je fusse homosexuel. Au début des années cinquante ce n’était pas encore un divertissement très à la mode.

J’ai malgré tout tenté l’expérience quand l’occasion s’est présentée à moi. Certains penseront que je manque de moralité ; ceux-là n’ont pas d’humour.

Pierre était intelligent ; on ne pouvait pas deviner qu’il militait au M.R.P. Sa personne inspirait d’emblée la sympathie, il avait mon âge, des ambitions politiques, et la chanson le laissait indifférent. Je ne donne pas son nom par discrétion : il est aujourd’hui président d’un Conseil général d’une région de France qui n’a pas les idées larges. Il sera secrétaire d’État ou préfet et je ne voudrais pas que l’opposition s’empare de mes révélations pour stopper son irrésistible ascension.

Pierre parlait bien. On ne se fait pas élire en bafouillant.

Le soir où nous avons lié connaissance chez des amis communs, il m’expliqua avec conviction qu’on n’est pas forcément homosexuel parce qu’on couche avec un homme. Cette évidence ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Je précise, pour ma défense, que j’avais d’autres sujets de préoccupation.

Mais je ne suis pas borné et j’ai fini par admettre qu’il puisse avoir raison.

Autour de nous, la jeunesse des beaux quartiers (à laquelle il appartenait) riait fort sur un fond de musique de jazz qui couvrait nos voix. Je n’avais rien de commun avec cette bande d’agités ; seul Pierre se détachait du lot. Je n’ai vu que lui en débarquant dans cette sauterie de petits-bourgeois, qui jouaient Saint-Germain-des-Prés à la Muette. Il était entouré d’un essaim de péronnelles qui le couvaient du regard. Dès qu’il put leur échapper, il me rejoignit à l’écart, sur le canapé de l’entrée.

— Elles m’emmerdent, avec Boris Vian ! me dit-il en levant les yeux.

C’est ainsi qu’il engagea une conversation que nous devions terminer, on sait comment, tard dans la nuit.

Sur Boris Vian, je suis resté assez évasif, ne sachant pas ce qu’il fallait penser de ce trompettiste souriant. Pierre n’était pas insensible à mon charme, je le compris vite, et sa brillante théorie ne m’a pas paru suspecte, elle m’a même enthousiasmé quand il me l’a résumée d’une phrase : « Visiter Athènes n’oblige pas à se faire naturaliser grec ».

Le politicien qu’il est devenu tient tout entier dans la formule.

Je ne suis pas franchement naïf, mais j’ai marché.

Coucher avec un homme ! Après tout, pourquoi pas, puisque cela ne m’engageait à rien. Il était là, blond et souple comme une fille ; j’ai donc couché avec lui pour lui être agréable et aussi, je l’avoue, par curiosité.

C’était le moment ou jamais. Je suis, c’est vrai, plutôt fataliste, et comme j’ai horreur du jazz, quand il m’a dit « on s’en va » j’ai sauté sur l’occasion pour fuir vers un endroit plus calme. « Ce sera une bonne chose de faite », me suis-je dit pour me donner du courage en franchissant le seuil de sa chambre d’étudiant.

Je peux maintenant en témoigner : cela n’est guère plus amusant qu’avec les femmes. Plus violent, peut-être !

J’en ai conclu, un peu rapidement j’en conviens, que je n’étais pas doué pour l’homosexualité. Finalement, les deux solutions présentent des avantages que je n’ai pas besoin de dire ici. On s’en doute.

Monsieur le président du Conseil général pourra toujours faire trembler son département, rien ni personne ne le changera dans mon souvenir. Je présenterai, s’il le faut, mes hommages à sa femme, je caresserai la tête blonde de ses fils ; quand il recevra la Légion d’honneur, je lui écrirai pour le féliciter ; mais qu’il sache bien que tout cela ne m’impressionnera pas. Je n’oublie rien.

Pierre, le passant de ma vie, a eu pour moi les yeux plus grands que le cœur, mais je lui dois un vertige.

Gaby, Liliane, Pierre, trois prénoms ordinaires dont ma mère n’a pas su qu’ils comptèrent pour moi. S’est-elle posé seulement une fois la question de savoir qui j’aimais et qui m’aimait ? A-t-elle envisagé, l’espace d’une insomnie, que je puisse tomber amoureux et partir au bras d’une autre qu’elle ?