XXV

On dansait à Vichy ce soir-là. Je parle du 3 décembre 1942. Cette date ne figure pas dans les manuels d’histoire mais je l’ai retrouvée sur le carton d’invitation que ma mère a oublié entre les pages d’un livre de René Benjamin, chaleureusement dédicacé par l’auteur. Cela peut paraître inouï, et pourtant c’est vrai : on dansait dans les hôtels de la « capitale », cette année-là. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient et si j’avais eu l’âge d’être convié en si hauts lieux, j’y serais allé.

On ne résiste pas à un maréchal de France. Le 3 décembre 1942, il s’était couché de bonne heure, comme d’habitude, et Vera Valmont fut déçue de ne pas le voir, les autres invités aussi, mais les charges écrasantes de sa tâche l’obligeaient au repos.

Son médecin personnel l’excusa et chacun comprit qu’il renonçât à s’amuser en des temps si difficiles.

Il y avait là plusieurs ministres en exercice, ce qui n’est pas sans intérêt quand on souhaite obtenir quelques avantages, et il faut reconnaître qu’ils ne déparaient pas dans le décor. Ma mère non plus.

Elle était arrivée de Paris le matin même et son entrée dans les salons de l’Hôtel du Parc fut très remarquée.

Les ministres en exercice se précipitèrent pour lui baiser les doigts.

En d’autres circonstances, cela n’eût pas prêté à conséquence. Hélas ! 1942 reste une mauvaise année pour la galanterie.

Mais la politique, c’est trop compliqué pour les chanteuses.

Maman honorait de sa présence une réception des Arts et Lettres, placée sous le haut patronage du Maréchal, et si elle a trahi la France, c’est par politesse.

— Vous reprendrez bien une coupe de champagne ?

— Avec joie, monsieur l’Ambassadeur.

— Ce sera toujours ça que les gaullistes n’auront pas !

Celui qui a dit cela en posant sa main sur l’épaule de ma mère était un jeune homme brillant, promis à un bel avenir dans les lettres françaises. Ils l’ont fusillé quand même. Comme quoi on peut mourir pour un mot d’esprit !

On raconte qu’il avait d’autres qualités. Les femmes étaient folles de lui ; elles ne furent pourtant pas nombreuses à aller s’incliner sur le carré de terre où il s’ennuie.

Ce soir-là, à Vichy, il parlait haut et fort et Vera Valmont n’avait aucune raison de ne pas trinquer avec lui.

— À vos amours et à l’Europe nouvelle, madame !

— À votre jeunesse, monsieur.

— Un mot de plus, madame, et je tombe à vos genoux…

L’écrivain qui n’était pas à une exagération près, s’exécuta et ma mère lui tapota la joue gentiment. Rien de très dangereux, en somme. La vie facile, comme le champagne.

La petite Corinne B., qui était là également, n’appréciait pas que la soirée tourne autour de ma mère. Les artistes se jalousent énormément.

Corinne B. riait pointu ; elle avait sa photo en couverture de La Semaine illustrée, et je ne donne pas son nom par courtoisie.

Elle s’arrangea pour ouvrir le bal au bras du chef de la police et elle n’aimerait pas qu’on lui rappelle que, sous les lustres de l’Hôtel du Parc, ils formèrent un couple insolite.

Elle était actrice de cinéma et les demoiselles qui exercent cette profession sont tenues de ne pas décevoir les personnages importants qui s’intéressent à elles.

Qu’on ne croie surtout pas pour autant qu’il s’agissait d’une sauterie. Non, les gens du Maréchal savaient se tenir, la réception était d’ailleurs placée pour le signe de l’Armée et de l’Église ; c’est dire si la morale était de rigueur.

Un gros phonographe diffusait des musiques de danse bien françaises, que même l’archevêque trouvait plaisantes.

Ce qui faisait le charme irremplaçable de ces soirées d’autrefois dans « notre capitale », c’était la guerre.

Être au chaud quand il pleut et désirer l’orage, les hommes n’ont pas d’autres rêves.

Ma mère était parvenue à Vichy sans problèmes, les autorités allemandes avaient donné des ordres précis pour qu’on laisse passer sa voiture sans la retarder. Les petits soldats du IIIe Reich qui la reconnaissaient lui réclamaient poliment une photo dédicacée en guise de papiers d’identité.

Tout était simple et Vera Valmont ne s’étonnait de rien.

Qui conduisait ? Était-ce le monsieur discret que l’on ne voit pas sur les photos ?

Je n’en finirais donc jamais avec les hommes de ma mère ! Je ne supporterais jamais l’idée qu’elle ne m’ait pas tout dit !

Ce bal à Vichy sur les bords de l’Allier, Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur, qui assure ma mère de son admiration, ces jeunes gens pleins d’humour qui n’imaginent pas qu’il va neiger à Stalingrad, tout cela paraît trop beau pour être vrai.

Quelqu’un a dit : « Il faut baisser la musique, le Maréchal dort », et la voix de Jean Sablon se fit plus douce encore.

Maman posa ses longs doigts aux ongles faits sur sa coupe de champagne.

— Merci, c’est assez pour ce soir, je chante demain…

Et la petite Corinne B. vint l’embrasser.

— Je ne t’avais pas vue, lui dit-elle.

— Moi non plus, répliqua Vera Valmont qui ne manquait pas d’insolence.

Le ventre de l’archevêque faisait plaisir à voir. Hélène D., la femme de l’académicien, disait du mal des Anglais.

— Jeanne d’Arc et Mers El-Kébir, vous ne trouvez pas que ça suffit, Monseigneur ?

— En effet, on ne peut pas leur faire confiance.

— Le Maréchal a raison de se méfier et, d’ailleurs, les vrais Français ont horreur du pudding…

Ce bref dialogue donne une idée assez précise des préoccupations de ce monde si particulier.

On distribua diverses décorations et distinctions honorifiques aux artistes présents. « Vous faites tant pour le prestige de la France », déclara solennellement le ministre.

À l’appel de son nom, ma mère se leva pour aller recevoir des mains officielles une médaille en or que je devrais retrouver en fouillant bien. Je tombe toujours sur les pièces à conviction.

On s’écarta pour la laisser avancer. Elle salua au passage quelques personnalités. On glissait facilement sur le parquet ciré de l’Hôtel du Parc.

C’est cela, Vera Valmont glissait vers son destin, apparemment sûre d’elle, et des femmes dans l’assistance l’envièrent sûrement.

Elle était belle, riche et célèbre, elle avait tout pour être malheureuse. Personne ne pouvait le deviner.

Sur quelle épaule a-t-elle posé sa joue avant de s’endormir ?

Dans la chambre d’hôtel réquisitionnée à son intention, quelqu’un du gouvernement avait fait porter des fleurs, mais le garçon d’étage n’a pas osé lui faire la cour.

C’était peut-être dans ses yeux bleus qu’elle voulait s’arrêter cette nuit-là. Comment savoir ?

On dira certainement que ma nature pessimiste me porte à dramatiser ; c’est vrai, mais j’ai de bonnes raisons pour cela.

Même si je retrouvais cette médaille en or, elle ne suffirait pas à me consoler.

Il est d’ailleurs possible qu’elle appartienne aujourd’hui à un collectionneur argentin.

Les souvenirs pèsent lourd en exil, et ma mère n’encombrait pas sa mémoire pour si peu.

C’est moi qui ne quitte jamais rien ni personne.