XIII

Je fus ce jeune homme au teint pâle que les commerçants du quartier disaient bizarre et prétentieux, parce qu’il ne leur souriait jamais. Ils m’avaient vu grandir, en refusant de jouer au football avec leurs fils, mais ils commencèrent à s’interroger lorsqu’ils comprirent que leurs filles n’avaient rien à craindre de moi.

J’étais beau et intelligent, ce qui ne simplifie pas les contacts humains ; et j’entretenais ma mauvaise réputation en portant des pull-overs noirs. Le préparateur en pharmacie qui poursuivait ses études me trouvait « un genre existentialiste ». Il l’avait dit à ma mère, qui ne comprenait pas ce que cela voulait dire au juste ; moi non plus, d’ailleurs, mais je devinais un compliment.

Je passais la tête haute, ravi de sentir dans mon dos des regards intrigués. Je n’exagère pas mon importance ; au-delà de la porte de Montreuil, on ne se retournait plus sur mon passage, mais enfin c’était mieux que rien.

Je n’avais pas d’autres motifs de contentement que le plaisir trouble qui consiste à se faire remarquer. Je savais, hélas, que ça ne durerait pas.

Cela devait arriver, ma mère évoqua un soir mon avenir. Avoir « le genre existentialiste » ne suffit pas à vous assurer une existence. Il fallut bien aborder les problèmes d’argent car, même en faisant très attention aux dépenses inutiles, boucler les fins de mois devenait difficile. J’acceptais donc de travailler, ce qui, j’en conviens, n’est pas très original à vingt-deux ans, mais seulement le matin pour consacrer le reste de mon temps à la carrière de ma mère.

C’est ainsi que je me suis retrouvé vendeur dans un magasin de chemises de la rue de la Pompe, à l’autre bout de Paris, ce qui m’évita l’humiliation de servir des clients de ma connaissance.

Je n’ai pas l’intention de raconter par le menu ce que furent mes six mois à l’enseigne de « Chic Chemises », cela n’a absolument aucun intérêt si ce n’est que je couchais avec la femme du patron. Je n’avais aucun mérite, elle me payait pour cela en heures supplémentaires. Que l’on me juge mal pour autant m’importe peu ; j’ai pu, grâce à ma vigueur, offrir à Vera Valmont la location du petit piano droit de chez Paul Beuscher.

Nous déplaçâmes la machine à coudre dans l’entrée pour installer le piano à sa place, ce qui mit de la gaieté à la maison.

Il faudrait que je dise maintenant l’ambiance de ces jours-là : les femmes portaient des cotonnades imprimées en série que l’on trouvait dans les premiers Prisunic de la banlieue parisienne. Sur les murs de la porte de Montreuil, il y avait des inscriptions à la peinture blanche : « F.L.N. vaincra » ; « Libérez le camarade Vogel ou Vatel. » Je ne suis pas formel. On appelait cela : « Les événements d’Algérie »… Tout était encore possible. La France était en guerre mais cela ne m’intéressait pas énormément. Je commençais la lecture des journaux par la page des spectacles, et l’on voudrait que je ne regrette pas le temps béni de ma jeunesse ! J’avais bien raison de redouter l’avenir : il faut être parfaitement stupide pour croire que demain vaut mieux qu’hier.

On ne m’a pas ennuyé avec la guerre. Un peu orphelin et vaguement fragile des bronches, je fus exempté sans trop de difficulté. Heureusement, car l’idée d’aller me battre ne m’enthousiasmait par exagérément.

On me traita de pistonné, voire de pédé ; c’était évidemment la moindre des choses et je m’en tirais à bon compte.

Deux fois par semaine, un ancien pianiste de bar, que nous avait recommandé Joseph Desfournaux, venait faire répéter Vera Valmont. Ce n’était pas un très grand musicien mais il s’appliquait car il savait, lui, qui était ma mère.

— Grâce à vous, je finis en beauté. Jamais je n’aurais cru vous accompagner un jour. Je jouais tous vos succès à « L’Eldorado », ça plaisait beaucoup aux étrangers… Vous vous souvenez des paroles de Fleur de misère ?

Il s’attardait parfois devant un verre de guignolet-kirsch et c’est lui qui disait : « Notre capitale » en parlant de Vichy, avec des larmes dans la voix. C’était un vieux collabo au teint frais qui habitait un pavillon en meulière à Cachan. Son œil (il avait perdu l’autre en 14) devenait dur quand je lui posais des questions malicieuses sur la Résistance.

— Des salauds, mon petit gars, des salauds ! Et de Gaulle, un chef de bande.

Ma mère, qui détestait la politique, m’interdisait d’énerver Henri « avec des histoires pareilles ».

— Mais, il ne m’énerve pas, Vera, au contraire ! La jeunesse doit savoir la vérité.

Certains dimanches, au lieu d’aller voir les filles, je me rendais en autobus chez Henri. Nos rendez-vous secrets se déroulaient selon un rite immuable. J’avais acheté deux babas au rhum à la porte d’Orléans et, lorsque je sonnais à la grille du jardin, l’eau du thé bouillait déjà et Henri s’émerveillait de mon exactitude.

— À l’heure pile, un vrai petit soldat. C’est bien, ça !

Il avait un ton d’adjudant de service qui m’enchantait. Il appréciait que je n’oublie pas de prendre les patins de feutrine, placés à l’entrée de chaque pièce. J’aurais fait un bon militaire, il n’en doutait pas ; comme lui, j’aimais l’ordre.

— C’est rare, ça ! les jeunes d’aujourd’hui sont des zazous, des couilles molles, quoi !

— J’ai de qui tenir, lui dis-je en pensant à mon père, ce qui m’arrivait plus souvent que je ne l’avoue.

À Henri, je ne cachais rien. Il aimait que je sois l’enfant de la Wehrmacht et d’une chanteuse française. Je le revois le jour où je lui fis cette révélation : il se frottait les mains en me félicitant.

— Bravo, mon petit gars, bravo… !

En le voyant se réjouir, je compris ma chance. Il avait l’air sincèrement content pour moi.

— Vous êtes l’espoir de notre vieille Europe, envahie de métèques.

Il m’apparut soudain méchant, en faisant claquer du bout des lèvres ce joli mot : mé-tè-que ! Il désigne des hommes et je n’apprécie pas que l’on soit méprisant envers les hommes. Mais on ne peut pas être effronté avec un Monsieur tellement bien disposé à votre égard ; aussi n’ai-je rien dit qui puisse le décevoir.

Les musiciens sont généralement des gens bohèmes (comme on disait autrefois) et désordonnés, qui laissent traîner leurs mégots de cigarettes dans des coquilles d’œufs. Chez Henri, à Cachan, pas d’odeur de tabac froid, pas de chat, pas d’enfant, rien de déplaisant ; n’était le piano, on se serait cru dans la maison d’un retraité de l’administration.

Pianiste et Croix de Feu, né à la fin du XIXe siècle (ce qui m’impressionne toujours favorablement), c’était un personnage comme on en trouve seulement dans les romans de mœurs.

Il me parlait des femmes en découpant son baba au rhum et je devinais qu’il les avait beaucoup aimées. Le récit osé de ses conquêtes valait le détour, il aurait plu dans les casernes.

— La gaudriole, mon petit père, y’a que ça d’vrai !

Henri ne s’était jamais marié, pour ne pas rater une occasion d’amour.

— Dans mon métier, tu comprends, il faut être disponible à tout moment. Faut pas laisser refroidir la marchandise…

Oui, Henri me tutoyait ; vu son âge, je l’acceptais. Il disait aussi :

— Les femmes qui font ça bien ne veulent plus faire la vaisselle après, et celles qui sont douées pour la cuisine n’ont pas d’imagination au lit. Des bonnes et des maîtresses, voilà la solution !

Dois-je avouer que je lui trouvais un esprit pratique dont je me suis inspiré ? Après l’avoir écouté attentivement faire mon « éducation sentimentale », je lui demandais de me jouer des airs anciens, ceux de Vera Valmont que je ne connaissais pas et qu’elle-même avait dû oublier.

Les chansons donnent bien la couleur d’une époque ; elles nous rappellent à l’ordre du temps qui passe.

— Au moment de l’affaire Stavisky, ta mère chantait Les amants du quai ; l’été du Front populaire, dans toutes les usines en grève, le grand succès à la mode, c’était : Tant qu’il y aura des étoiles.

Je rêvais. Ce n’est pourtant pas dans mes habitudes de rêver.