X

Chaque fois que j’évoque Vierzon (et cela m’arrive souvent) on me regarde avec curiosité. J’ai beau fournir mille détails, dire que ma mère y chantait dans les années cinquante, personne ne veut croire que cette ville existe. Je reconnais que l’endroit n’est vraiment historique que pour moi. Verdun, Varsovie ou Vichy, ça sonne mieux dans les conversations sérieuses, mais je n’y peux rien. Vierzon mériterait plus de considération, mais on n’organise par une Troisième Guerre mondiale sous un prétexte aussi futile.

En dix jours, j’ai remarqué bien sûr que le tourisme n’était pas très développé dans la région. Il n’y a d’ailleurs aucune raison qu’il le soit : on ne vient pas là pour son plaisir, ni même pour sa santé. Vierzon ne soigne ni les reins, ni le foie, ni la gorge, et les asthmatiques ne s’y étouffent pas moins qu’ailleurs. On comprendra, malgré tout, que je défende cette ville mal aimée où j’ai eu vingt ans.

Les après-midi, Maurice Peyreira m’emmenait au « Café Moderne », il y avait ses habitudes. Le « Café Moderne » était, comme son nom l’indique, un établissement hideux, affligé de plastique orange et de tubes de néon, où les paysans ne s’aventuraient pas. Le propriétaire s’enorgueillissait d’une clientèle snob, et la patronne, les seins posés sur sa caisse, criait : « À demain, monsieur Peyreira », pour qu’on n’ignore pas qu’elle connaissait des intellectuels.

Les jeunes gens du collège technique s’y retrouvaient après les cours, autour du billard ; chacun d’eux nous saluait poliment en passant devant notre table et je remarquais, dans leurs regards, moins d’arrogance que de timidité.

« M’sieur Maurice », comme ils l’appelaient respectueusement, était une personnalité ; on savait qu’il montait à Paris une fois par mois pour engager des artistes ; il portait des costumes rayés à la mode, et ses voitures roulaient vite. On racontait en ville que son appartement, sur les bords du Cher, était décoré de tissu rose et bleu ; il n’en faut pas plus pour impressionner des garçons de province en 1953. Ceux que M. Maurice invitait à venir chez lui boire un verre se montraient généralement conciliants.

— Ils n’ont pas d’autres distractions que moi, me disait-il. Je leur montre des photos de pin-up à mon bras, ils rêvent… et hop, ça finit dans mon lit… le tout est d’être discret ; regardez le grand brun là-bas, il a toutes les filles à ses pieds ; eh bien, je n’ai qu’un geste à faire, et hop il tombera à son tour…

Je ne sais pas si Peyreira disait vrai, mais l’idée qu’il puisse pervertir les jeunes gens de Vierzon me réjouissait énormément. J’aimais qu’il soit le premier séducteur de ces garçons joufflus qui ne tarderaient pas à se marier à l’église.

— Quand ils seront d’honorables pères de famille et vous une pauvre tante solitaire, ils ne pourront pas rire de vous…

— C’est cela, me dit-il, je serai le témoin gênant de leur folle jeunesse.

Il gloussait d’impatience en y songeant.

— Remarquez qu’ils sont plutôt gentils ; tenez, prenez mon neveu, par exemple : mauvais caractère mais bon cœur. Ce matin, il a changé l’eau de mes fleurs sans que j’aie besoin de le lui demander ; ce n’est rien, mais cela prouve qu’il m’aime, non ?

La vie privée des gens m’intéresse toujours mais j’hésite parfois à donner mon avis. J’ai donc commandé un bock de bière pour éviter de lui répondre. Son « neveu » avait des manières violentes qui ne m’inspiraient pas particulièrement.

— Le seul ennui, me dit Peyreira, c’est qu’il veut faire du cinéma… J’aurais jamais dû l’emmener voir L’Éternel Retour.

Il triturait sa chevalière en or massif, et tout en me confiant ses problèmes de couple, il ne quittait pas des yeux le beau joueur de billard qu’il venait de recommander à mon attention. J’aurais pu être sensible au pathétique de la situation : au fond, ce cabaretier de trente-cinq ans était pitoyable ; mais non, je m’étonnais : comment de jeunes garçons apparemment sains de corps et d’esprit peuvent-ils, même pour la gloire, même pour l’argent, confondre Peyreira avec Madeleine Sologne ? Le côté pratique des choses ne me laisse pas indifférent, et ceux qui me connaissent se méfient de mon insolence.

— Je vous ennuie, peut-être ?

Il m’épatait plutôt, mais je n’ai pas voulu lui dire pourquoi. On ne peut pas être méchant constamment.

Vera Valmont ne nous accompagnait pas au « Café Moderne ». Dans sa chambre, elle lisait un roman de Cécil Saint-Laurent, en buvant du whisky américain.

— C’est bien la seule chose qu’on ne puisse pas leur reprocher, disait-elle, les soirs où elle était d’excellente humeur.

Au bar de l’Hôtel de France, où nous la retrouvions à l’heure de l’apéritif, ma mère semblait plus détendue qu’à l’ordinaire. Elle interpellait le barman par son prénom, et celui-ci se précipitait pour prendre notre commande.

— Et pour madame, un Cinzano, comme d’habitude ?

— Oui, mon petit Pierre, avec un morceau de citron, comme au temps de la rue des Acacias. Vous vous souvenez, mon petit Maurice ? La rue des Acacias, Coco Belles Dents, Martha des Îles !

Maurice se souvenait et j’apprenais ainsi qu’ils avaient une mémoire commune, pleine de rires et de fantômes encombrants. Je ne me consolerai jamais de n’avoir pas été le témoin de leur splendeur ; quand Peyreira pesait vingt kilos de moins, qu’il avait des cheveux blonds et de l’ambition, et que ma mère laissait dire qu’il était son amant.

— Ah, pour ça, on en a fait de belles ! Maintenant, c’est plus pareil, on ne sait plus s’amuser.

— En 42, ça ne vous rappelle rien, Vera, novembre 42 ?… Le soir où vous m’avez fait débuter à « L’Amiral », il y avait le Tout-Paris.

— Et le Tout-Berlin, mon petit Maurice ! Vous pensez si je me souviens ! Vous aviez déclaré au journaliste de La Semaine illustrée que vous appreniez l’allemand. « Ça peut toujours servir », aviez-vous même précisé avec humour !

— Parlez moins fort, Vera. C’était une boutade, vous savez bien…

Ma mère était causante à l’heure de l’apéritif. Peyreira eût préféré qu’elle oubliât certains détails. Il rougissait facilement, et pour ne pas l’embarrasser davantage, je feignais de ne pas écouter leur conversation. Négligeant ma présence, ma mère en rajoutait :

— C’était quand vous étiez chanteuse, Maurice, hein ? et que je vous prêtais mon maquillage.

— Oh ! Vera, ne me parlez pas au féminin, nous sommes en province.

Je revois Vera Valmont faisant tinter les glaçons de son Cinzano, et le barman, penché vers elle pour allumer la cigarette que, du bout des lèvres, elle lui tendait, en jetant sa tête en arrière. Lovée profondément dans un fauteuil bas et creux, la vedette de « La Boule d’or » tenait ses jambes haut croisées, comme autrefois dans les salons pleins d’or et de lustres de l’hôtel « Sémiramis » au Caire ; comme en 1936, dans les jardins de « La Mamounia » à Marrakech ; comme quand on savait s’amuser, rue des Acacias…

Au bar de l’Hôtel de France, on entendait siffler le rapide Paris-Limoges de 19 h 15 ; des voyageurs de commerce en demi-pension attendaient le premier service, le nez piqué sur leurs comptes, et moi je m’intéressais, le plus discrètement possible, au passé d’un couple infernal qui avait connu les beaux soirs de la capitale. Grâce à eux, j’ai compris que la guerre pouvait être gaie, et beaucoup d’autres choses que je dirai, si l’on m’y oblige.

Je garde un bon souvenir de ces dix jours à Vierzon, malgré certains soirs difficiles, quand Peyreira pleurait sur sa caisse, en me suppliant d’accepter la moitié du cachet prévu.

— Elle ne fait plus un rond, vous comprenez… plus un rond !

Je serrais les poings sur quelques billets de banque en me jurant de le faire mentir. Vera Valmont ne déjeunait plus à midi et ce n’était pas seulement pour garder la ligne.