XVII

Ma mère terminait ses travaux de couture, mais elle n’acceptait plus de nouvelles commandes. Nous allions enfin pouvoir vivre en chantant !

J’avais économisé quelques milliers de francs sur mon salaire à « Chic Chemises », et, comme je ne suis pas dépensier, il était possible de tenir jusqu’au printemps, date à laquelle l’argent des premiers contrats rentrerait.

Avant Beyrouth, prévu pour la semaine du 10 au 16 juin 1957, Vera Valmont était programmée à Montrouge, Bagneux, Ivry et Alfortville, des villes ouvrières de la proche banlieue.

Il me restait deux mois pour tout organiser au mieux et je tenais beaucoup à me rendre indispensable. Je rencontrais les conseillers municipaux, chargés du comité des fêtes ; quand je n’obtenais pas satisfaction, je demandais une entrevue avec le maire… J’exigeais un piano à queue accordé, une loge décente et un cordon de police afin de protéger mon artiste de probables mouvements de foule. J’allais voir les imprimeurs pour m’assurer de la grosseur du nom de Vera Valmont sur l’affiche.

Le fils Desfournaux m’avait promis deux chansons inédites : une valse musette et un slow-rock.

Henri venait maintenant chaque après-midi rue de Buzenval faire répéter ma mère et je l’avais chargé d’auditionner un batteur et un accordéoniste, jeunes de préférence.

Abel Skortich me félicita :

— Vous avez du caractère ; c’est bien, ça !

Je téléphonais dans les salles de rédaction pour prévenir la presse française que je me tenais à sa disposition dans le but de fournir des informations sur ce que j’appelais : « L’émouvant retour de Vera Valmont. »

D’autres événements retenaient l’attention des journalistes : la guerre d’Algérie, notamment, mais j’obtins quelques échos et la promesse du rédacteur en chef de Samedi-Soir d’envoyer à Alfortville l’un de ses reporters.

— Je les connais, me dit ma mère, il leur faudra du sensationnel… Des larmes, quoi ! Du drame ou de l’amour…

— Qu’à cela ne tienne, ils auront ce qu’ils voudront. J’ai de l’imagination et je veux qu’on parle de toi.

Rien ne pouvait m’arrêter. J’envoyais à la radio des lettres signées Germaine Rigaud, Claudine Despres ou Lucien Laverne, pour réclamer que l’on passe plus souvent des disques de Vera Valmont. J’en écrivais dix par jour en variant les formules et l’écriture, et je les postais de différents endroits de Paris.

J’allais voir les directeurs des music-halls et des cabarets parisiens. Je me rappelle avoir coincé M. Raspasin qui dirigeait depuis quarante ans le Concert Pacra alors qu’il remontait le boulevard Beaumarchais.

Ma mère avait fait les beaux soirs de son établissement et j’espérais qu’il ne l’avait pas oubliée.

— Faudrait que j’écoute ce qu’elle donne maintenant… La mode est au typique, oui, mon cher, le typique, voilà ce qui plaît en ce moment… Qu’elle vienne un jeudi de préférence.

Il osait proposer une audition à la créatrice de Boléro d’amour, à celle dont il avait prolongé le contrat cinq semaines de suite en 1934. Si j’avais eu du courage, je lui aurais arraché sa Légion d’honneur. J’ai serré les poings en le regardant partir au bras d’une blonde assez vulgaire pour me plaire.

On n’est pas méchant quand on est malheureux.

Tous ne furent pas aussi cruels.

La chère Mona Gines, de « L’Alhambra », me garda dans son bureau plus d’une heure pour me dire que non, elle ne pouvait pas prendre un tel risque, mais qu’elle regrettait sincèrement.

— Notre Vera fut pourtant une étoile de première grandeur. Tenez, regardez ses programmes.

Je ne m’étais pas déplacé pour rien : elle me prêta les pièces à conviction et j’ai passé une partie de l’après-midi dans un café de l’avenue de la République à relever des dates et des noms qui ne passionnent plus que moi.

17 avril 1934, Vera Valmont : « La chanteuse bleue de nos mélancolies » entourée de Mimi Gilbert, Lydia Flores, Roméo Cariés, Maurice Fortier.

12 juin 1937, un magnifique spectacle avec, en vedette, Vera Valmont et, pour la première fois à « L’Alhambra », Paulette Poupard, les sœurs Chassaigne et Champi, le roi du rire.

« Pour son retour à Paris après une tournée triomphale au Portugal : Vera Valmont.  »

On évoquait déjà le retour de ma mère en mars 1939 ! En recopiant tout cela, je retrouve une préface que le célèbre chroniqueur de l’hebdomadaire La Vie Parisienne, Aimé Julien, avait signée au dos d’un programme en velours rouge du 23 septembre 1941. Ces quelques lignes sont bien la preuve que je ne suis pas mythomane.

« Nous entendrons Vera Valmont, l’unique voix de l’amour.

Elle chante sans mièvrerie, mais en vivant, en souffrant, en recréant un personnage ou l’atmosphère d’une de ces histoires désolées par quoi s’achève souvent une trop belle idylle. Quand elle lance, comme un cri, cette phrase admirable : Il a bien fallu que quelqu’un pleure, pour faire une histoire d’amour, l’incomparable artiste envoûte. Dans la demi-pénombre, l’archet du petit Yoska, gitan inspiré, souligne d’un trait de feu le thème ensorcelant. »

On ne saurait mieux dire en si peu de mots.

Je suis remonté déposer à la secrétaire de Mona Gines les précieux documents qu’elle m’avait confiés. Je ne devais plus revoir cette femme couverte de bijoux. Elle est heureusement morte avant qu’ils ne détruisent son théâtre pour en faire un parking. Mona Gines fut ce qu’on appelle une figure de Paris ; elle avait de la repartie. En 1943, comme on lui demandait des nouvelles d’une sociétaire de la Comédie-Française, qui se reconnaîtra, elle eut ce mot superbe : « Madeleine ? Elle est tout le temps fourrée à la Gestapo… Je la vois à chaque fois que j’y vais ! »

Quel humour !

Certains diront qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là. C’est possible, mais Mona Gines n’a plus de comptes à rendre à personne. Quant à moi, je n’ai pas l’intention de me formaliser pour si peu.

Quand je rentrais rue de Buzenval, après avoir rencontré tant de gens importants, ma mère voulait que je lui donne mille détails.

Je la sentais inquiète à l’idée que je puisse en savoir trop. Elle se doutait bien que les témoins de sa jeunesse parleraient sans se méfier. Qu’avait-elle de si grave à me cacher pour redouter la mémoire des autres ?

Quelques chansons en allemand ? Un dîner à l’hôtel Meurice, un cocktail à la Kommandantur ? Et après !

On lui avait beaucoup reproché d’avoir chanté par tous les temps ; c’est même pour cette mauvaise raison qu’elle était partie vendre ses bijoux en Argentine. Mais, devant moi, on évoquait moins la guerre, à son propos, que la mode.

Les esprits s’étaient un peu calmés et l’on n’osait pas trop ressortir ces vieilles histoires. Ceux qui ne savaient pas que j’étais son fils ne se gênaient pas pour me donner leur avis.

— Elle n’est plus dans le coup… Ce qui marche c’est plutôt Ray Conniff et Xavier Cugat, vous voyez ce que je veux dire !

Oui, je voyais très bien, et je me jurais qu’elle chanterait un mambo s’il le fallait.

À Vera Valmont, je ne disais évidemment rien qui fût susceptible de la contrarier.

Elle reprenait un verre de whisky, et cela ne m’étonna pas jusqu’au jour où quelqu’un, certainement mal intentionné, me demanda sur le ton de la confidence :

— Elle boit toujours ?

On raconte tant de choses sur les chanteuses que je ne l’ai pas cru. J’étais bien placé pour savoir que Vera Valmont ne buvait pas exagérément. Avait-elle bu autrefois ? Buvait-elle en cachette ? J’attendais de voir sans m’inquiéter vraiment.