XIV

« Les productions Abel Skortich vous annoncent la rentrée de Vera Valmont, la grande dame du disque et de la radio.  »

Le prospectus ainsi rédigé avait été tiré à mille exemplaires et envoyé aux syndicats d’initiative, comités d’entreprise et comités des fêtes des principales villes de France.

Les productions Abel Skortich avaient leurs bureaux au coin de la rue Pigalle et de la rue Victor-Massé, et j’avais eu la bonne idée d’aller leur proposer les services de maman.

— On peut tenter le coup, m’avait simplement dit l’homme chargé par Abel Skortich de me recevoir.

Durant notre courte entrevue, il n’a pas cessé de répondre au téléphone et de signer son courrier. Je réussis néanmoins à le convaincre que ma mère pouvait encore remplir les salles et qu’il suffisait pour cela d’un peu de publicité autour de son nom.

— Bon ! Nous verrons, qu’elle se tienne prête. Laissez son adresse, on lui écrira…

Cette formule un peu sèche ne me rassura pas. L’homme qui mâchouillait une Gitane papier maïs me fit comprendre que je devais disposer, ce que je fis le plus discrètement possible.

Lorsque nous reçûmes, un mois plus tard, quelques exemplaires de la publicité, je fus aussi étonné que ma mère. Je ne la tenais pas au courant de mes démarches, afin de lui éviter des humiliations supplémentaires. Une lettre adressée à Vera Valmont « artiste de variétés » indiquait brièvement que les productions Abel Skortich espéraient, grâce aux prospectus ci-joints, lui obtenir des contrats en province et en banlieue, à l’occasion de la nouvelle saison des quinzaines commerciales.

— Ils veulent me faire chanter dans les foires ! Tu as bien lu, François, dans les foires ! Comme les monstres et les saltimbanques !

Les poings sur les hanches, elle allait de long en large, de la chambre à la salle à manger, tout en surveillant sa démarche dans la glace. Elle me toisait :

— Et tu sembles être d’accord, toi ! Les foires, ça te convient. Carsoni, lui, n’aurait jamais toléré que l’on me propose des foires…

J’avais d’autres ambitions pour elle, mais comment lui rappeler que son nom ne figurait même plus dans l’annuaire du spectacle ?

Comment lui dire, sans être cruel, que les danseurs de cha-cha-cha faisaient désormais la loi, que la guerre était finie (enfin la sienne, la vraie, celle du Maréchal), que sa voix, sa belle voix, n’émouvait plus que moi ou presque, et Peyreira.

J’ai claqué la porte et je suis sorti prendre l’air. C’était bien la première fois que j’éprouvais le besoin de m’arracher à notre tête-à-tête permanent. Après tout, j’étais à l’âge avantageux où les garçons normaux ne passent plus chez leur mère qu’une fois par semaine pour déposer leur linge à laver et faire rectifier le pli de leur pantalon. Après tout, plusieurs possibilités s’offraient à moi. Dans le monde, j’avais mes chances : les femmes riches adorent les orphelins. Cette idée, qui me fit sourire, fut la seule que j’envisageais sérieusement. On pensera sans doute qu’un ancien élève des bons Pères ne se conduit pas ainsi mais je m’en moque. N’est pas gigolo qui veut ; cette profession exige une maîtrise de soi qui n’est pas donnée à tout le monde. Je le sais, j’ai essayé.

Où aller ? Je descendais le boulevard Voltaire, qui mène de la Nation à la place de la République, en me posant la question. Pour ne pas être contraint de rentrer le soir même rue de Buzenval, il fallait que je trouve quelqu’un qui veuille bien m’héberger et me nourrir.

Je n’avais pratiquement pas d’argent sur moi, et quand on claque la porte on oublie généralement d’emporter son pyjama et sa brosse à dents . Avec aussi peu d’atouts en poche, je ne pouvais compter que sur mon charme, ce qui reste, j’en conviens, une situation très aléatoire. Mais, enfin, je ne doutais de rien (c’est le privilège de la jeunesse) et puis je voulais affirmer mon indépendance.

Non, je ne sifflotais pas gaiement, convaincu d’avoir inventé la liberté. J’eusse préféré de beaucoup que Vera Valmont me rattrapât au vol dans l’escalier, mais il était trop tard pour faire marche arrière.

Gaby ? Je l’avais plaquée lâchement, mais les filles ne sont pas rancunières et j’étais sûr qu’elle m’accueillerait amicalement. J’avais raison. Elle n’eut même pas l’air surpris lorsque je me présentais chez elle à l’improviste.

— Tiens, c’est drôle, je pensais à toi ce matin !

— Moi aussi, lui dis-je, j’avais envie de te revoir.

— Entre, ne fais pas attention au désordre ! J’arrive à l’instant et je n’ai pas encore eu le temps de recouvrir mon lit.

Gaby mentait. Je le compris en remarquant le verre de bière et le paquet de Gauloises qui traînaient sur le cosy. Un homme venait de passer là.

— Je ne te dérange pas ? dis-je.

— Non, non. Justement, je suis libre ce soir.

Cela voulait donc dire qu’elle ne l’était plus tous les soirs ! Je n’aime pas que mes maîtresses se consolent aussi vite et Gaby, qui connaissait ma susceptibilité, vint s’asseoir sur mes genoux.

— Toujours aussi jaloux, bébé ?

Ses lèvres sur mon cou me rappelèrent de bons souvenirs et je m’attendais à ce qu’elle disparaisse derrière le paravent pour me revenir en femme fatale.

— Tu travailles toujours à la parfumerie ?

— Oui, mais plus pour longtemps ; je vais faire du cinéma. On m’appellera Gaby Francys ; avec un y, ça fait plus international.

Elle écarta son peignoir de mousse mauve et je pus admirer la ligne parfaite de ses jambes nues.

— Martine Carol va trembler, me dit-elle en riant.

J’avais quitté une petite fille, je retrouvais une starlette comme on en voyait dans Cinémonde. Je craignais pour elle les pires désillusions.

— Ma pauvre enfant, lui dis-je d’un ton paternel, qui t’a mis en tête des histoires pareilles ? Si tu continues à montrer tes jambes à n’importe qui, c’est en maison que tu finiras.

Elle se redressa, agacée que je vienne lui faire la morale.

— En maison ? Comment ça, en maison ?

— Oui, au bordel, si tu préfères.

— Tu es un vrai salaud ; heureusement que je ne t’aime plus.

Elle répéta : « Un vrai salaud ». Ses yeux brillaient méchamment et je la trouvais belle. Enfin, désirable.

Je l’ai jetée sur le lit violemment et je lui ai fait l’amour comme il faut.

Nous sommes descendus manger une pizza chez l’italien. Elle m’a dit que j’avais fait des progrès, ce qui m’a flatté. J’ai pu ainsi lui laisser régler l’addition sans remords.

Nous parlâmes tard dans la nuit et elle m’avoua tout du fumeur de Gauloises qui régnait sur sa vie en maître absolu. Gaby l’avait connu en se présentant aux studios de Joinville, un lundi, pour faire de la figuration.

— C’est lui qui m’a auditionnée, me dit-elle. Oui, Marc est assistant, il fait beaucoup pour moi… Depuis dix-huit mois on est un peu ensemble.

Elle parlait de ce Marc avec un mélange de crainte et d’admiration. J’imaginais qu’il devait profiter amplement de sa naïveté.

— Tu l’aimes ?

— Oui, mais il me bat. Si tu ne me crois pas, regarde.

Elle retira sa robe, sa combinaison de nylon, et me montra son dos et ses fesses marqués de traces violettes, qui formaient d’assez jolis dessins.

— C’est très décoratif, lui dis-je ; avec quoi te fait-il cela ?

— Avec sa ceinture en cuir.

Gaby semblait, au fond, plutôt contente de garder sur elle les marques de l’amour.

Durant les cinq jours que je suis resté chez elle, je n’ai pas démérité. En rentrant de tournage, Marc a retrouvé ses dessins intacts ; je les avais entretenus de mon mieux.

Et puis la vie m’a repris, et j’ai perdu la trace de Gaby.

J’ai cru la reconnaître à la fin des années soixante dans un film intitulé Passeport pour la honte, un titre qui ne tenait pas ses promesses. Elle passait dans une taverne hollandaise, les bras chargés de chopes de bière. Si elle tombe par hasard sur ces lignes où je dis un peu de son intimité, je sais qu’elle murmurera « Ah ! le salaud » avec tendresse. Comme ces jours-là, quand on était jeunes et beaux, quand elle m’offrait des distractions charmantes, pour que j’oublie la colère de Vera Valmont et cette phrase qui m’obsédera longtemps : « Dans les foires ! Ils veulent me faire chanter dans les foires. »