V

Nous sommes rentrés à pied à l’Hôtel de France.

M. Peyreira s’était proposé pour nous raccompagner en voiture, mais ma mère préféra prendre l’air avant de se coucher.

— La dernière fois que j’ai chanté à Vierzon, tu n’étais pas né…

Ses talons aiguilles claquaient sur les pavés. Je portais sa trousse à maquillage et sur un cintre sa robe de scène, recouverte de plastique transparent. Le livreur qui approvisionnait « La Boule d’or » aurait pu la laisser tomber sous une caisse de bière ou de champagne.

Il était presque deux heures du matin ; les faibles ampoules qui tachaient la nuit de petites flaques jaunes n’éclairaient pas suffisamment pour que je distingue le visage de ma mère. Côte à côte nous poursuivions nos ombres. Je n’avais pas envie de dormir.

— C’était au cinéma « Le Rialto »… Ma première tournée en province en vedette… On se battait pour me voir.

Je ne répondais pas, de peur qu’elle arrête de se souvenir à haute voix comme pour elle-même, comme si je n’étais pas là. Elle n’a pas dit : « Ce soir, j’ai bouclé la boucle », mais je suis sûr qu’elle l’a pensé. Vierzon aller-retour, les rides en plus, la gloire en moins.

Du temps qu’elle était jeune et célèbre, je n’étais pas né. Elle me le rappelait souvent sans méchanceté, presque malgré elle, et moi qui dramatise tout j’étais prêt à m’excuser.

Le veilleur de nuit de l’Hôtel de France sommeillait sur le canapé de Skaï rouge et noir qui décorait le hall d’entrée. Des voyageurs de commerce s’attardaient parfois pour jouer aux cartes et prendre l’apéritif en écoutant les nouvelles de la T.S.F. À gauche en entrant, posés sur le comptoir de la réception, dans un vase de verre blanc assez épais, une demi-douzaine de glaïeuls se desséchaient.

Une table basse, ronde, en bois verni, recouverte de magazines éparpillés, quelques chaises assorties au canapé ; accroché au mur, près du téléphone, un calendrier géant illustré d’une photo de pin-up vantant les mérites d’un produit solaire, un porte-parapluies en fer forgé et des clefs alignées au tableau sous des numéros de chambres.

Je me souviens parfaitement de ce décor vieux de trente ans pour l’avoir retrouvé depuis dans les hôtels de France où je descends parfois.

Le veilleur de nuit se réveilla en sursaut et nous fit comprendre qu’on le dérangeait. Les clients, à Vierzon, se couchent rarement après onze heures du soir. J’ai espéré un instant qu’il reconnaîtrait Vera Valmont, mais non. Il regarda sa montre pour s’assurer sans doute qu’il ne rêvait pas. Deux heures et quart ! Il leva les yeux et j’ai lu dans son regard qu’il nous prenait pour un couple illégitime.

— C’est pour une seule nuit, je suppose ? demanda-t-il en décrochant la clef du 13.

— Non, monsieur, pour une semaine, avec deux chambres… J’ai retenu depuis longtemps.

Il vérifia sur un grand cahier à spirale et nous tendit la 11 réservée à ma mère.

— Vous rentrerez toutes les nuits aussi tard ?

— Oui, monsieur, sauf dimanche où je ne travaille pas.

Sur ces bonnes paroles, Vera Valmont disparut dans l’escalier qui conduisait à l’étage.

L’homme m’interrogea du regard.

— Madame est chanteuse, lui dis-je dans l’intention de l’épater.

Cela ne lui fit aucun effet. Les gens de province sont tellement méfiants !

— Et vous, vous êtes quoi ?

— Moi, je suis son secrétaire.

— Alors, vous écrivez ses lettres à la machine ?

J’ai répondu oui, c’était plus simple. À quoi bon détromper les innocents !

Il est allé se recoucher, sûr d’être enfin tranquille jusqu’à l’aube. J’ai rejoint ma mère. Elle fumait une cigarette à sa fenêtre.

— Il faudra que je demande à Peyreira si « Le Rialto » existe encore, me dit-elle.

— C’est une bonne idée, s’il n’est pas démoli nous irons le voir demain avant la répétition.

Oui, les artistes de music-hall répètent toujours au lendemain d’une première. On croit généralement que le métier de chanteuse n’est pas sérieux. Je témoigne ici qu’il n’en est rien. Il faut, au contraire beaucoup de travail pour donner au public un spectacle de qualité. Vera Valmont était très pointilleuse. Elle réglait le moindre détail. Rien ne lui échappait.

— Tu as remarqué, me dit-elle, le batteur a perdu la mesure deux ou trois fois ! et j’ai chanté Fleur de musette un demi-ton trop bas… Pour les grandes villes j’aurai besoin de musiciens en plus…

C’était reparti, elle y croyait de nouveau. Elle entendait monter vers elle le grondement des bravos d’autrefois.

J’avais accroché sa robe dans le cabinet de toilette et déposé sa trousse à maquillage sur la tablette du lavabo.

Ma mère parlait avec enthousiasme. Je ne dis pas qu’elle explosait de joie mais enfin elle était contente tout à coup, c’était visible.

Je n’ai quand même pas osé m’asseoir au pied de son lit, mais je me suis attardé le plus longtemps possible, la main sur la poignée de la porte, prêt à sortir ou à rester encore un peu.

Tandis qu’elle envisageait l’avenir et décidait d’autres combats, je me demandais combien d’hommes avaient attendu, comme moi, qu’elle les invite à entrer ou à sortir, qu’elle les autorise à l’aimer.

— Si on signe Marseille et Bordeaux, au printemps, je me ferai dessiner une nouvelle robe de scène plus moderne… On engagera un jeune accordéoniste.

Vera Valmont ne doutait plus de rien ; elle jeta sa cigarette et se mit à fredonner un slow-rock à la mode. Pour marquer le rythme, elle faisait claquer ses ongles laqués rouges sur le cosy-corner en acajou ciré qui ornait le mur de la chambre, à la tête de son lit.

Ma mère était une personne très inattendue. Je ne l’ai jamais vue ni rire aux éclats ni pleurer à chaudes larmes. Je l’ai connue triste ou lasse, quelquefois souriante, rarement gaie. Cette nuit-là, elle était gaie. Sa voix, sa fameuse voix, allait certainement troubler le sommeil des clients de l’Hôtel de France, mais je n’imaginais pas qu’ils puissent s’en plaindre. On ne porte pas plainte pour tapage nocturne contre une chanteuse.

Je me disais : « Si quelqu’un ose, je m’en servirai pour transformer l’affaire en opération publicitaire. »

C’est fou le nombre d’idées qui me passaient par la tête. Je les notais toutes sur des bouts de papier, pour ne pas encombrer ma mémoire déjà suffisamment sollicitée.

Personne ne se doutait des tourments qui m’agitaient l’âme. On me prenait pour un autre. Ma mère aussi.

Elle alluma une cigarette, une Lucky Strike, je crois, et se laissa tomber toute habillée sur son lit. Pas comme quelqu’un qui s’écroule de fatigue, non, à la manière d’une femme qui s’abandonne un instant, après avoir donné le meilleur d’elle-même.

En un jeu de jambes élégant et rapide, elle envoya valser ses escarpins dorés et, tout en suivant du regard les ronds de fumée qu’elle réussissait fort bien, elle m’a dit :« Bonsoir, Arthur, à demain. »

Elle ne m’avait jamais appelé ainsi.