XI

Nous avons pris le métro à la gare d’Austerlitz. Il n’y avait pas de taxi et il pleuvait. Il pleut forcément quand on rentre à Paris, vers vingt-deux heures quarante-cinq, embarrassés de valises, l’estomac barbouillé de sandwiches au jambon et de cafés tièdes.

Ma mère ignorait que Peyreira n’avait pas pu la payer complètement, et je préférais remettre l’explication à plus tard. Je craignais moins sa colère que sa désillusion.

Rue de Buzenval. Une fuite sous l’évier de la cuisine et une flaque d’eau qui menace d’envahir la chambre. En découvrant le désastre, maman s’est appuyée un instant au chambranle de la porte, puis sans dire un mot, elle a relevé ses cheveux, retiré ses chaussures et elle est entrée pour éponger l’appartement inondé. Ce fut long. L’eau s’était infiltrée partout et nous avons dû déplacer les meubles.

Tard dans la nuit, tandis que je défaisais nos valises, elle a ouvert le courrier : des factures pour l’essentiel – d’eau justement –, de gaz et d’électricité. La vie, quoi ! La vie ordinaire, faite de ces petits riens que les chanteuses célèbres n’imaginent pas et que d’autres règlent pour elles, et qui vous abîment le cœur et les mains.

Vera Valmont a rangé sa robe de scène sous une housse de plastique ; elle a bourré de papier journal ses escarpins dorés, et enfoui ses partitions sous une pile de draps, dans l’armoire. En la regardant accomplir silencieuse ces gestes simples, une vague angoisse m’envahit. Et si c’était la dernière fois ? Et si elle ne devait jamais rechanter ?

Je craignais qu’elle s’habitue doucement à n’être plus qu’une ancienne artiste de variétés, que viendraient visiter seulement quelques nostalgiques des années trente, des pédérastes généralement, ou des vieux beaux.

Et si, de nous deux, c’était moi le plus malheureux ?

— Il faudra faire venir le plombier, et porter ma robe au nettoyage…

En disant cela, Vera Valmont se montrait moins défaitiste que moi.

Peut-être voulait-elle me rassurer ?

Longtemps je me suis levé très tard. Ma mère dormait jusqu’à midi (c’est une manie de chanteuse), et comme elle couchait dans la salle à manger, je n’osais pas bouger de peur de la réveiller en faisant craquer le parquet de l’entrée ou grincer la porte de la cuisine. J’ai été élevé dans le respect du sommeil de ma mère. J’ai déjà dit qu’avenue de Suffren, où pourtant la place ne manquait pas, les bonnes me suivaient à la trace pour prévenir mes débordements d’enfant.

Rue de Buzenval, j’avais gardé l’habitude de ne pas respirer trop fort avant qu’elle ne me réclame son petit déjeuner, que je lui portais volontiers.

Elle trouvait cela naturel. On ne renonce pas facilement à ce genre d’attention. Vera Valmont avait perdu tant de privilèges que je ne pouvais pas lui refuser celui-là. Je ne ressentais aucune humiliation à préparer le thé ; faire bouillir de l’eau, découper des tranches de citron n’est pas ce qu’il y a de plus fatigant dans la vie.

En revanche, notre cohabitation me posait parfois des problèmes de discrétion.

L’appartement n’était plus assez grand pour un garçon de mon âge qui a (comme c’est normal après dix-huit ans) l’envie de recevoir chez soi des jeunes personnes de sa connaissance. Nous étions à l’étroit et je suppose que ma mère se gênait également.

Les hommes l’avaient beaucoup déçue, mais ils ne la laissaient pas indifférente. Je l’ai vue remettre de l’ordre à ses cheveux chaque fois que le commis de l’épicerie voisine venait nous livrer des eaux minérales.

Mais peut-être avais-je trop d’imagination !

J’ai fréquenté, durant plusieurs semaines, une Gaby rencontrée dans la parfumerie du VIIIe arrondissement, où j’allais acheter les fonds de teint de Vera Valmont.

Gaby était vendeuse, et contente de l’être, ce qui est assez rare dans une profession où la vocation n’est pas vraiment indispensable. Un rien lui faisait plaisir et je l’aimais pour cela.

J’eus un peu honte lorsque je dus lui avouer qu’on ne pouvait pas aller chez moi (comme on dit pudiquement), parce que j’habitais encore chez ma mère. Tant d’autres, avant elle, s’étaient moquées de moi que j’appréhendais sa réaction.

J’avais tort. Gaby, brave fille, ne me fit aucun reproche. J’eus même l’impression que ce détail de ma vie privée lui confirma que j’étais un bon garçon.

— On ira chez moi, si tu veux, me dit-elle. Ce n’est pas très chic, mais on sera bien…

Je ne pouvais plus reculer. Gaby n’aurait pas compris que je diffère son aimable proposition. Je n’avais pas d’excuse valable pour remettre à plus tard ce que nous pouvions faire le jour même.

Du parc Monceau, nous avons marché à pied jusqu’à l’Étoile. De là, un autobus nous mena à cent mètres de chez elle, dans le XVe arrondissement.

D’ordinaire, ce sont plutôt les femmes qui se font désirer, mais j’éprouvais pour Gaby une tendresse que je n’étais pas pressé de concrétiser physiquement.

Ce n’était pas de la coquetterie mal placée : je craignais seulement de la décevoir. Au lit, les femmes que je respecte ne me suggèrent rien de très original.

Gaby valait pourtant mieux que des flirts rapides à l’ombre des portes cochères.

Bien sûr, je lui offrais des boissons fraîches aux terrasses de Saint-Germain-des-Prés, je lui payais des disques d’André Claveau. J’avais pour elle toutes sortes d’attentions charmantes qui la comblaient, mais elle attendait mieux. On lui avait certainement dit que les vrais amants ne s’en tiennent pas là.

Arrivé chez elle, dans sa chambre de vendeuse, je n’en menais pas large. Elle s’est déshabillée, derrière un paravent qui lui servait aussi à dissimuler un modeste matériel de cuisine, tandis que je feuilletais distraitement le bulletin mensuel du Syndicat de la Parfumerie française, qui traînait sur une table basse recouverte d’un napperon en dentelle de Bretagne.

Quelque chose me disait que Gaby n’avait pas eu beaucoup d’expériences amoureuses.

« Ouf ! pensais-je, elle ne fera pas de comparaison. »

Il ne faut voir ici ni un complexe d’impuissance ni même un excès de modestie. Non, j’avais déjà fait mes preuves et mes nombreux succès féminins ne me laissaient aucun doute sur mes compétences sexuelles. Je suis un homme, mais cela m’amuse rarement. Voilà la vérité.

Sur le canapé de Gaby, je fus pris d’une immense lassitude à l’idée de prouver mon amour.

— Tu as soif ?

— Oui, il fait tellement chaud.

J’ai répondu cela machinalement, histoire d’engager une conversation plaisante.

— Enlève ta chemise, tu seras plus à l’aise.

J’ai tout enlevé, par politesse. J’étais là pour. Allongé tel un pacha oriental, j’ai bu un sirop d’orangeade, trop sucré pour mon goût.

Pour m’impressionner favorablement, Gaby avait mis des sous-vêtements de dentelle noire et des porte-jarretelles excentriques.

Elle avait lu dans des romans-feuilletons que les hommes ne résistent pas devant ces petits bouts de chiffon que les femmes de mauvaise vie et les actrices utilisent professionnellement.

Assise à mes pieds, elle chercha longuement mon regard avant d’oser un geste en rapport avec sa tenue. Elle attardait sa main sur ma cuisse… Je ne bougeais pas ; tandis que montaient en moi des désirs inconnus, je prenais plaisir à exaspérer son attente. Les yeux au plafond, je la laissais venir. Je ne dirai pas comment tout cela s’est terminé, ce ne serait pas convenable. On aura compris que je mange tout cru les petites filles imprudentes.

Pour décrire Gaby, il suffit que je précise qu’elle portait des cheveux châtain foncé noués en catogan, des blouses de nylon vert pâle, assorties à ses yeux, et malheureusement des talons plats qui n’avantageaient pas sa silhouette ; mais enfin elle était charmante et je ne pouvais pas deviner qu’elle m’entraînerait à de tels désordres.

Rien dans sa personne ne m’avait inquiété. Au contraire. Tous les dimanches, elle se rendait au Kremlin-Bicêtre, pour visiter ses parents. Sa mère était ouvrière dans une usine de produits pharmaceutiques ; Gaby avait fait sa communion solennelle, les films d’amour romantique la faisaient pleurer, et elle aimait les soupes de légumes.

Autant de preuves de son innocence.

Elle avait dix-huit ans, et lorsque je posais mes lèvres sur ses joues elle parlait mariage et voyage de noces en Savoie, où sa marraine « nous invitera sûrement ».

— On n’aura que le train à payer.

Elle avait tout pour plaire. Ça ne pouvait pas durer. Je prenais goût à nos rencontres du lundi. « Mon jour de repos », disait-elle sans la nuance d’ironie qui eût sauvé la situation. Sa simplicité m’accusait. J’ai préféré la quitter avant qu’elle ne ressemblât tout à fait aux filles qui m’inspirent de curieux débordements.