XXIII

De foires commerciales en fêtes du muguet, Vera Valmont reprenait goût aux bravos et aux vins d’honneur. On l’entourait de nouveau comme s’il y avait rien eu, comme si le 67 rue des Acacias n’avait jamais existé.

Nous n’en étions encore qu’aux succès de banlieue mais ils en annonçaient d’autres. J’ai même vu le maire communiste d’une cité ouvrière rosir de plaisir en accueillant dans sa mairie « cette grande voix française qui nous réchauffe le cœur ».

Celui-là avait peut-être un peu forcé sur le côtes du Rhône qu’importe, son discours tombait bien. Maman, qui avait sauté quelques repas pour s’acheter une robe en mousseline de couleur parme, dominait la réception.

— Tu vois, me dit-elle, si les cocos se mettent à m’aimer, on est sorti de l’auberge…

J’aurais voulu la croire, mais les rares jeunes que je fréquentais ne semblaient pas aussi sensibles que moi au style réaliste ; ils dansaient plutôt sur des mélodies italiennes, les plus modernes écoutaient des disques américains.

Quand je leur parlais de Vera Valmont, je réalisais que ce nom-là n’évoquait rien pour eux. J’avais beau leur expliquer qui elle était, ce qui les intéressait seulement c’était de savoir si j’étais riche. Forcément.

Quand on a une mère aussi célèbre que la mienne, on a une voiture de sport et une montre en or.

Je prenais le métro le plus souvent et j’étais à l’heure malgré tout, mais la jeunesse ne s’embarrasse pas de nuances. Elle aime ce qui brille.

C’était à Alfortville, au bord de la Seine, sur la pelouse du patronage laïque ; de grosses dames en corsage fleuri et des prolétaires « en dimanche » promenaient leurs enfants devant les buvettes.

Vera Valmont devait chanter après l’annonce des résultats de la tombola, organisée au profit des orphelins de guerre. Je m’occupais de régler le microphone et le son nasillard qui s’échappait de deux haut-parleurs accrochés aux arbres qui encadraient la scène. La routine.

Il faisait une chaleur torride, la radio disait que l’on n’avait pas vu pareille canicule depuis cent trois ans. Mais la radio dit toujours cela quand il fait chaud. Henri, qui n’était pourtant pas du style débraillé, avait retiré sa veste et le stand où l’on distribuait des chapeaux publicitaires en papier était pris d’assaut.

Ma mère buvait trop de bière. Je m’inquiétais car nous avions rendez-vous, ce jour-là, avec les reporters de Samedi-Soir, et je souhaitais qu’elle soit au mieux de sa forme pour être photographiée.

Cet article, que le directeur du journal m’avait promis, devait la remettre dans l’actualité. Je comptais beaucoup sur le retentissement qu’il aurait dans l’opinion publique pour convaincre une compagnie phonographique de l’engager.

— Qu’est-ce que je vais raconter à tes journalistes ? Ils savent sûrement tout…

Je n’aimais pas quand elle essuyait ses lèvres d’un revers de main, comme le font machinalement les habitués de bistrot. Dans ce geste vulgaire, je ne la reconnaissais pas.

— Tu leur diras ce que tu veux ; l’important, c’est qu’ils reviennent enfin vers toi…

— De toute manière, ils écriront autre chose, je les connais !

— Ce qu’il faut, c’est qu’on parle de toi, maman, tu entends ? Qu’on imprime ton nom en gros caractères au-dessus de ta photo resplendissante ; il faut que les Français sachent que tu n’es pas morte, que tu es belle, maman, et que tu chantes…

Pour me donner du courage, j’avais crié, épuisé à mon tour de me battre pour elle qui flanchait d’une heure sur l’autre.

Elle fut secouée de m’entendre élever la voix ainsi. J’eus l’impression de la réveiller. Elle rejeta ses cheveux d’un brusque mouvement de tête en arrière et termina son maquillage sans dire un mot.

Tandis qu’elle soulignait ses yeux d’un trait de crayon noir, sa main tremblait.

Je fis semblant de ne pas m’en apercevoir et, lorsque Henri vint nous prévenir que le spectacle allait commencer, je lui fis signe discrètement de ne pas donner à ma mère le verre de bière qu’elle venait de lui envoyer chercher.

Elle n’osa pas le lui réclamer devant moi.

Assis sur l’herbe ici et là, à l’ombre des arbres, les promeneurs terrassés par la chaleur suivaient sans réagir le tirage au sort de la tombola. Une petite fille, perchée sur un tabouret, piochait dans un chapeau les numéros gagnants. L’animateur d’une marque de boisson gazeuse à l’orange lui soufflait à l’oreille les chiffres qu’elle répétait au micro où Vera Valmont devait chanter.

« Le 34 a droit à une paire de draps en coton ; le 8 gagne un service à thé en porcelaine de Gien… »

Elle n’en finissait pas.

Ma mère attaquait le refrain de Fleur de misère dans l’indifférence générale, quand un petit monsieur au ventre rond vint se présenter à moi :

— Victor Bénard, me dit-il, envoyé spécial de Samedi-Soir…

Il était plutôt jovial.

À quelques pas derrière lui se tenait un photographe, l’air visiblement ennuyé qu’on l’ait dérangé pour si peu. Les grands reporters n’aiment pas beaucoup qu’on les dépêche un dimanche après-midi en banlieue.

Je ne savais pas si celui-là revenait d’Afrique ou d’Asie centrale, mais le regard qu’il posait autour de lui était suffisamment méprisant pour que je le déteste d’emblée. J’ai prié Victor Bénard de me rejoindre en coulisse à la fin du tour de chant en me jurant de ne rien laisser voir de mon agacement.

J’enrageais qu’ils découvrent Vera Valmont un si mauvais jour.

La voix, la fameuse voix chaude, dont je n’ai pas assez dit qu’elle envoûtait parfois, sortait mal. La médiocre qualité de l’acoustique n’était pas seule en cause. Quelque chose ne passait plus. J’assistais, impuissant, à une parodie de Vera Valmont par elle-même ; ses gestes, d’habitude amples et lents, dont la critique s’émerveillait depuis un quart de siècle, avaient perdu de leur pouvoir évocateur. Je pressentais que pour la première fois le miracle n’aurait pas lieu.

Avait-elle conscience de chanter dans le vide ? Non. Peut-être n’y avait-il que moi pour m’apercevoir que la belle mécanique s’enrayait.

Les deux journalistes que je guettais discrètement tournaient carrément le dos à la scène. Ils s’intéressaient beaucoup plus à la jeune fille de la buvette qu’au spectacle.

Ma mère était pâle ; il lui restait deux chansons et j’eus l’impression qu’elle s’accrochait au pied du micro pour ne pas tomber. Je ne pouvais rien. J’aurais prié si j’avais su encore.

Elle recommença trois fois de suite Les amants du pont Caulaincourt, un texte qu’elle connaissait pourtant par cœur, trois fois de suite elle buta sur ces mots :

On les a vus se séparer
Une nuit de l’hiver dernier
Ils ont disparu pour toujours
Les amants du pont Caulaincourt.

Ce refrain n’était pas très réussi mais il déclenchait généralement l’enthousiasme des foules les plus réticentes.

Ma mère le chantait déjà au « Chat Noir » ; elle le gardait par superstition. Henri lui souffla les paroles et elle parvint à le terminer.

Mais, décidément, ce jour-là ne fut pas comme les autres ; comprenant qu’elle avait perdu la partie, Vera Valmont jeta toutes ses forces dans Boléro d’amour. D’habitude, dès les premières mesures le public applaudissait de mémoire cette chanson d’une autre époque. Là, rien ou presque. Je n’osais même pas crier « bravo » par crainte de me faire remarquer. Comment les gens, autour de moi, pouvaient-ils rester insensibles à cette mélodie magique ? Étais-je seul, définitivement seul à vibrer encore aux chansons de ma mère ?

Seul face à elle, et contre nous le monde entier !

Elle salua une fois, deux fois et sans prendre la peine de disparaître en coulisse pour la fausse sortie d’usage au music-hall, tomba à genoux. Je compris aussitôt qu’elle ne se relèverait pas.

À partir de cet instant, tout alla très vite : la foule réagit enfin, je la sentais tanguer dans mon dos, quelques enfants criaient ; je n’eus pas le temps de bondir sur la scène que déjà le photographe qui m’avait devancé travaillait. Il le tenait son reportage exclusif, il ne s’était pas déplacé pour rien ! Je l’ai laissé faire son métier. Au fond, je l’avais fait venir pour cela.

À ses pieds, ma mère inanimée semblait dormir au soleil. Va-t-on me juger mal si j’avoue avoir pensé que cela ferait une bonne photo ?

« Mesdames, messieurs, nous tenons à vous rassurer, la chanteuse Vera Valmont a sans doute été victime d’une insolation sans gravité. La fête continue et nous vous rappelons que ce soir, à vingt heures, Léo Latour et son orchestre moderne animeront un grand bal champêtre. »

Je ne croyais pas à l’insolation dont parlait l’organisateur du gala aux spectateurs accourus au pied de l’estrade et qui se bousculaient pour voir. J’avais raison.

Allongée sur un canapé improvisé, ma mère reprenait ses esprits. En ouvrant les yeux, elle m’a trouvé penché vers elle.

— Ils ne veulent plus de moi… J’ai compris.

C’était bien cela : elle venait d’abandonner en plein combat, touchée au ventre et au cœur. Le soleil n’y était pour rien. Je lui ai pris la main.

Derrière la porte, du monde s’impatientait. Henri empêchait qu’on nous dérange avant l’arrivée du médecin. Les journalistes attendaient pour la première fois depuis longtemps que Madame soit visible. Je les avais conviés à un retour, ils allaient assister à un départ.

Si je n’avais pas cherché dans le sac de Vera Valmont un flacon d’eau de Cologne pour lui rafraîchir le visage, je n’aurais pas découvert le tube de tranquillisants.

Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?

Elle avait donc besoin de cela pour tenir, pour sourire encore après tant d’humiliations.

— Ils ne m’aiment plus, François… Tu vois bien qu’ils ne m’aiment plus.

Je ne répondais pas. Que pouvais-je faire d’autre à cet instant, sinon être là ? Les mots qui me montaient aux lèvres n’auraient pas suffi à la guérir. Je devais d’abord retenir mes larmes, c’était à elle de pleurer.