VI

Le jeune homme blond, habillé en uniforme, qui tient maman par la taille, c’est mon père.

Personne au monde ne peut prouver le contraire. Son signalement est vague, j’en conviens, la photo vire au jaune, mais je crois me souvenir du jour où elle a été prise. C’était un après-midi lumineux de l’année 1938, au Jardin des Plantes. Je ne figure pas sur le cliché car Vera Valmont ne s’est jamais laissé photographier avec son fils. J’étais là, pourtant, à quelques pas d’eux, qui marchaient enlacés sans s’inquiéter de moi.

La bonne avait beaucoup de mal à m’intéresser aux oiseaux exotiques ; je préférais déjà les hommes aux animaux.

Oui, ce beau militaire qui sourit en plissant légèrement les paupières à cause du soleil, je prétends qu’il me ressemble. Je l’ai choisi d’instinct sans hésiter, parmi beaucoup d’autres. Si j’avais le moindre doute, le regard de ma mère tourné vers lui suffirait à me rassurer.

Sur les registres de l’état civil, il est écrit : « Né de père inconnu. » La formule ne m’impressionne pas, je la trouve bête et pratique. Après tout, cette affaire ne concerne pas les gens de mairie ; les historiens qu’elle intriguera n’auront qu’à inventer, je ne serai plus là pour les contredire.

On pourra raconter ce qu’on voudra, j’ai rencontré mon père un après-midi au Jardin des Plantes. Ma mère, que j’ai interrogée cent fois, n’a pas voulu me le confirmer ; elle avait sans doute ses raisons. En grandissant, j’ai renoncé à déranger son existence. Les enfants n’ont pas tous les droits. Avenue de Suffren, assis sous le piano ivoire, j’ai vu passer tous les maris de maman. L’expression n’est pas de moi, à neuf ans on ne pense pas aussi vite. C’est la bonne qui disait souvent : « Madame devrait prendre un vrai mari, ça ferait moins désordre à la maison… » Cela m’avait frappé l’imagination. J’ai cru longtemps que les chanteuses pouvaient se permettre des fantaisies interdites aux gens ordinaires. Ce n’est d’ailleurs pas faux.

Si mes souvenirs sont exacts, mon père m’a plu immédiatement. Son uniforme de militaire était en harmonie avec les tissus beiges du salon. Il m’a dit quelques mots en français. Je lui ai souri gentiment. Ma mère avait l’air heureuse. Elle nous a présentés, simplement par nos prénoms. Je ne me rappelle pas le sien avec certitude : Helmut, je crois, Hans, peut-être ?

Peu importe, là n’est pas la question, il venait de loin pour nous voir. Il m’aurait aimé s’il avait pu rester près de nous. Certains signes ne trompent pas. À plusieurs reprises, il a glissé ses doigts dans mes cheveux, il m’a porté sur ses épaules pour que j’aperçoive mieux les ours polaires. Il m’a même donné quelques pièces de monnaie étrangère que j’ai gardées. On comprend mieux après cela que le Jardin des Plantes s’éternise dans ma mémoire.

C’est un endroit démodé situé dans un arrondissement de Paris que je ne fréquente pas beaucoup, mais il m’arrive d’y passer par hasard, et chaque fois je suis tenté de m’offrir un billet d’entrée pour recommencer la promenade enfantine.

Mais je me refuse ce genre de complaisances sentimentales. On n’est jamais trop vigilant avec son âme. J’ai horreur du laisser-aller ; cela tient de famille, sans doute !

Quand nous sommes partis pour Vierzon, maman et moi, le taxi qui nous menait gare d’Austerlitz passa comme je le pressentais par le quai Saint-Bernard, qui longe exactement le Jardin des Plantes. C’était la première fois que je le prenais avec elle, depuis le fameux après-midi.

Je me suis retenu pour ne pas l’interroger. J’aurais pu, l’air de rien, l’obliger à me répondre. « Tu te souviens, maman ? » Je ne l’ai pas fait de peur d’être déçu. Si elle m’avait dit non, son mensonge m’aurait intrigué. Si au contraire, disposée aux confidences (ce qui est peu probable !), elle avait avoué que oui, sa version, c’est sûr, n’aurait pas ressemblé à la mienne. Il faut être prudent avec la mémoire de ceux qu’on aime.

À quoi pensait ma mère en ce matin d’automne de l’année 1953 ? À son avenir, peut-être ; moi, au passé, comme d’habitude. J’essayais de deviner sur son visage la moindre émotion mais non, elle cherchait de la monnaie au fond de son sac pour payer le chauffeur.

Mon père occupe dans mon souvenir une place disproportionnée à celle qu’il occupa dans ma vie. Cela n’est pas très étonnant, tous les garçons ont besoin de héros. Le mien portait un uniforme de l’armée allemande, qui lui donnait un prestige auquel j’avoue avoir été sensible. Je ne m’en vante pas trop : les gens sont tellement médisants qu’ils pourraient me le reprocher.

Je m’arrange assez bien avec lui, mais quand il m’arrive d’en parler, par faiblesse, j’ai le sentiment d’impatienter ceux qui m’écoutent. En vérité, cette histoire ne regarde que moi ; même ma mère ne la supportait pas. Je n’ai pas toujours résisté à ma curiosité naturelle. J’ai eu moi aussi, entre treize et seize ans, ce que les adultes nomment l’âge ingrat.

À cette époque, ma mère traversait une période difficile et je la harcelais de questions embarrassantes qu’elle ne réussissait pas forcément à éluder.

Quand elle me répondait sèchement, je n’insistais pas. J’avais compris.

Au sujet de mon père, l’officier blond, elle n’était sûre de rien. C’est ainsi que je m’explique aujourd’hui sa nervosité.

Il n’est pas commode de détromper un enfant qui s’obstine à vous faire épouser ses rêves.

Je pourrais, malgré le temps et les silences de ma mère, donner toutes sortes de précisions sur ce passant de ma vie. Dire son grade et la couleur de ses yeux, le sac de voyage qu’il balança sportivement sur le canapé du salon où je n’avais pas le droit de m’asseoir. Je pourrais, sans mentir, rapporter le moindre de ses gestes durant les quelques heures qu’il nous a consacrées à maman et à moi. Cela ne date pas d’hier, mais je le revois parcourant, comme on visite une caserne, l’appartement de sa « chanteuse française », se mettre au piano et improviser une valse de son pays.

Je peux dire encore : ma mère qui posa son menton sur l’épaule galonnée, la bonne portant un plateau d’argent avec du café frais, des croissants et de la confiture d’orange. C’est tout. Mais c’était bien.

J’admets que ces souvenirs émus n’ont d’importance que pour moi mais je les rapporte ici sans illusions, afin d’en finir avec cette légende du père inconnu.

L’administration ne s’embarrasse pas de nuances et l’humour n’est pas son fort, mais elle aurait pu ajouter à « père inconnu » « mère célèbre ». Ceci eût compensé cela.

J’ai rectifié de moi-même. Par principe, je ne me fie à personne.

Négligeant tous les conseils, je ne suis d’ailleurs pas allé rechercher mon père dans les décombres de la Seconde Guerre mondiale.

Paresse ? Pessimisme ? Un peu des deux. S’ils m’attirent, les fantômes me font peur aussi et je n’ai jamais cru sérieusement que je le retrouverais.

Il faut être fou ou romancier pour croire en ces choses-là.