IV

Tout a commencé réellement à la fin de l’année 1945, lorsqu’elle est rentrée d’Argentine. Elle s’était enfuie là-bas, pour oublier la méchanceté des hommes qui l’avaient humiliée.

De ma petite enfance, je n’ai rien retenu, ou si peu de chose qu’elle ne pèse pas lourd dans ma mémoire. Et pourtant, j’ai beau tricher, elle me manque. Nous avons fait connaissance, ma mère et moi entre les quatre murs de la salle à manger de la rue de Buzenval. Là, enfin, seuls, face à face, j’ai compris qu’elle ne m’échapperait plus. Elle me disait souvent : « Tu comprendras plus tard. » Quoi ? Mystère. Mais je n’étais pas pressé. Elle était là et ça me suffisait.

Ma mère était chanteuse et je réalise maintenant que ma situation n’était pas banale. À l’âge des cours de récréation, des copains du jeudi, je ne jouais pas au gendarme et au voleur. Courir après un ballon m’ennuyait, je préférais de loin les après-midi calmes, près d’elle qui cousait. Assis sur son lit je découpais les photos des actrices et des vedettes de music-hall que je trouvais dans les magazines qu’elle achetait chaque semaine. Je les collais religieusement sur des cahiers de classe usagés.

— Et celle-là, tu la connais ?

Roberte Marna, Françoise Arnoul, Renée Lebas, Martine Carol… Je retenais plus facilement le nom des actrices que celui des coureurs automobiles, des footballeurs et des généraux de l’histoire de France.

— Il a de qui tenir, disaient les clientes, qui s’émerveillaient de ma sagesse.

C’est troublant pour un petit garçon d’avoir une mère chanteuse, qui ne chante plus pour des raisons bizarres « qu’on lui expliquera plus tard quand il sera grand ».

On parlait encore beaucoup de la guerre à la T.S.F. Elle n’en parlait jamais.

Parfois, elle fermait le poste quand des gens racontaient des histoires sur les Allemands, sur de Gaulle, sur Pétain. Celui-là, j’avais vu sa figure sur un calendrier qu’on avait mis à la poubelle, au moment du déménagement. Moi, pendant la guerre, j’habitais à la campagne, du côté de Limoges, dans la famille de notre bonne. Je me souviens des moutons, que j’aimais bien, et des vaches, dont j’avais peur. D’une vieille dame aussi que j’appelais Mamie Noiro, parce qu’elle était toujours habillée de noir. Elle faisait des tartes aux pommes quand « Madame » venait de Paris pour nous voir. Les occupations de « Madame » ne lui laissaient pas beaucoup de temps pour nous visiter, mais quand elle était de passage – environ trois fois par an – tout le village guettait son arrivée. Elle descendait d’une grosse voiture que conduisait un monsieur que je ne connaissais pas. Ce n’était pas toujours le même. Je courais me jeter dans ses bras. Elle m’attrapait au vol, me soulevait de terre jusqu’à sa joue et s’écriait – je l’entendrai longtemps – : « Comme tu as grandi ! »

Elle sentait bon le parfum de Paris. Elle était belle, je l’ai déjà dit. C’est tout.

Elle repartait le soir même travailler. Elle me promettait de revenir bientôt. C’était la guerre. Vera Valmont n’avait pas l’air malheureuse.

Ça n’allait pas durer. Rue de Buzenval elle vivait au passé et je me demandais souvent : « Qu’est-ce qu’on lui a fait ? »

On n’imagine pas ce qui se passe dans la tête d’un enfant qui découvre sa mère au hasard des conversations des grandes personnes. J’ai appris à connaître la mienne en écoutant aux portes. Pendant la guerre, c’était une manie, les gens parlaient à voix basse. Tout ce qu’ils disaient me semblait mystérieux. Parmi les mots que j’entendais le plus souvent : Londres, Laval, Juif, maquis, Vichy, marché noir, S.T.O., il en est un qui revenait sans cesse : collabos. Les collabos. J’ai cru que c’était des voitures, jusqu’au jour où la bonne a dit : « Madame finira mal, elle fréquente trop de collabos. »

Sans vraiment savoir pourquoi, j’ai pris peur. Pour que ma mère ne finisse pas mal, je me suis signé, comme je le voyais faire par les dames de la campagne qui se penchaient vers moi en murmurant : « Pauvre petit ! ».

Avenue de Suffren, quand nous étions riches, que le soleil éclaboussait le grand piano ivoire du salon, je n’avais peur de rien. Maman chantait. Il y avait du monde à la maison. Cela aurait pu durer longtemps. J’ai toujours été angoissé à l’idée de la fin. Je n’accepte pas de gaieté de cœur que les choses se terminent forcément. Pessimiste, j’envisage le pire et je m’habitue.

Quand je dis que je n’avais peur de rien, avenue de Suffren, c’est vrai et c’est faux. J’enjolive systématiquement le passé. Il me tient chaud. En réalité, je n’ai jamais été heureux nulle part. Je ne suis pas né pour cela.

Vera Valmont ne parlait pas beaucoup. À mes questions, elle répondait vaguement. En grandissant je devenais de plus en plus curieux. Elle prétendait ne pas se souvenir. Parfois je la choquais.

— Tu es indiscret, mon chéri !

Elle m’a répondu cela souvent.

Les journaux d’autrefois racontent des tas d’histoires sur sa vie. Je les ai lus depuis. Mais je n’ai jamais osé lui demander d’explications. Je craignais qu’elle ne se fâche. Elle ne savait pas que je fouillais l’appartement dès qu’elle sortait dans l’espoir de trouver des coupures de presse où son nom était imprimé. Récemment, je suis allé m’inscrire à la Bibliothèque nationale, pour consulter tranquillement des publications vieilles de cinquante ans. Un peu de moi se cache là, entre leurs pages jaunies.

Je ne suis pas assez naïf pour croire absolument tout ce que les journalistes ont écrit sur ma mère. J’ai néanmoins du mal à démêler le vrai du faux. Pour faire parler d’elles, les chanteuses laissent dire des choses formidables sur leur vie. Elles ont raison, leur public adore savoir qu’elles sont malheureuses et parfois battues.

Sur Vera Valmont j’ai découvert mille histoires tout à fait intéressantes. Je me propose d’ailleurs de les réunir un jour prochain dans un gros livre que je lui consacrerai. Mais ce qui m’a le plus intrigué, c’est de ne trouver nulle part la trace de ma naissance. Il est quand même étonnant qu’un événement de cette importance n’ait pas retenu l’attention, fût-ce celle d’un échotier de Paris-Soir ! J’écris cela sans rire, car je pensais vraiment que l’accouchement de Vera Valmont n’était pas passé inaperçu. Je me trompais. Mais on ne me retirera pas de l’idée que le hasard n’est pour rien dans cet oubli.

Je ne vois pas en quoi ma naissance est moins remarquable qu’un vernissage rue des Saints-Pères, même rehaussé par la présence de ma chère maman ! J’ai dû me rendre à l’évidence. Je n’étais pas désiré. Mon cas n’est pas unique et je n’aurai pas l’indécence de me plaindre plus qu’il ne convient. Rien ne prouve que les enfants attendus sont plus heureux que moi. Je n’aurais sans doute pas dû prendre le risque de me pencher sur le passé de ma mère, et sur le mien du même coup.

Il faut, pour affronter ce genre d’épreuves, être sûr de soi, maître de ses nerfs et de ses émotions. Je sais tout cela mais je ne résiste pas aux plaisirs masochistes. Je n’en connais pas d’autres. De mes années d’enfance, avenue de Suffren, j’ai gardé le goût salé des larmes qui glissaient sur mes lèvres aussi longtemps que je le voulais. Je pleurais calmement, avec volupté, tout seul. La bonne qui éteignait la lumière de ma chambre ne pouvait rien pour moi. Vera Valmont non plus. Elle chantait.

Lorsqu’on me conduisait le matin à Saint-Nicolas, le cours privé du VIIe arrondissement, ma mère dormait. J’étais prié de ne pas élever la voix, de ne pas courir et de ne pas m’attarder trop dans la salle de bains où j’aimais me gargariser bruyamment et déboucher les flacons de parfum offerts à ma convoitise. J’ai bien failli me retrouver en pension pour avoir cassé un demi-litre de Guerlain dont l’odeur poivrée m’enivre encore, trente-cinq ans après le drame.

À Saint-Nicolas, on m’apprenait à lire, à écrire et à croire en Dieu. Surtout à croire en Dieu. Il fallut beaucoup de bonne volonté au Frère chargé de mon éducation religieuse pour ne pas renoncer à me convaincre. Je l’assaillais de questions pernicieuses qui le mettaient dans l’embarras et faisaient glousser, sous leurs pupitres, mes camarades de catéchisme ; curieux de nature, j’attendais qu’il m’explique l’inexplicable et me dévoile les mystères derrière lesquels il s’abritait.

Je me suis vite désintéressé du sujet. Pas lui.

— C’est un mystère, mon enfant !

Cette réponse ne me satisfaisait pas. Têtu, je n’ai jamais voulu admettre le coup du Christ qui marche sur l’eau. Quant à l’opération du Saint-Esprit, j’étais trop jeune pour l’apprécier à sa juste valeur.

Je priais, malgré tout, pour ne pas me faire remarquer plus qu’il ne convenait dans une institution religieuse.

J’étais le fils de la chanteuse, cela suffisait à ma gloire, et je n’hésitais pas à en abuser puisque, aussi bien, on me désignait d’office comme le responsable du moindre chahut.

Vera Valmont ne s’intéressait que très épisodiquement à mes études. Je ne peux vraiment pas lui reprocher aujourd’hui ce qui m’arrangeait alors. Elle se contentait d’assister en personne à la distribution annuelle des prix et, ces jours-là, je n’aurais donné ma place à ses côtés pour rien au monde.

On imagine qu’elle ne passait pas inaperçue dans cette école grise où les bourgeois du quartier se retrouvaient une fois l’an pour applaudir au succès de leur progéniture.

Au milieu de ces familles catholiques, aussi convenables que possible, ma mère marquait nettement sa différence. Je veux dire qu’elle ne ressemblait pas à une femme de notaire ou de colonel. En dépit des efforts qu’elle faisait pour être élégante sans choquer, elle portait toujours un chapeau qui la distinguait.

Je ne vais pas m’attendrir ici, mais on se doute bien que c’est elle qui inspirait mon admiration. J’aimais qu’on la regardât.

Les garçons de ma classe se poussaient du coude lorsque Vera Valmont apparaissait sous les marronniers de la cour où des chaises pliantes, en fer-blanc, étaient alignées face à l’estrade.

Ce genre de cérémonie est tombé en désuétude aujourd’hui, et ce n’est pas sans émotion que j’évoque ces jours de juin où ma mère s’arrangeait pour être libre. La remise des prix terminée, nous allions manger une glace à la vanille au grand café qui fait l’angle de la place Saint-François-Xavier et du boulevard des Invalides.

Peu de chose, en somme. Assez toutefois pour nourrir ma nostalgie et m’amener à regretter les vrais étés d’avant-guerre.