XVIII

Liliane n’aimait pas que je l’appelle Lily.

— Ça fait vulgaire, me disait-elle.

Elle était dactylo aux productions Abel Skortich et nous couchions ensemble entre midi et deux heures, une ou deux fois par semaine, selon mon humeur et mon emploi du temps.

Nous allions manger un jambon-beurre à la brasserie-tabac de la place Pigalle, et nous courions ensuite rue de Douai faire l’amour rapidement.

Je n’en demandais pas plus. Liliane n’était pas compliquée, un peu trop sentimentale à mon goût, mais son fiancé était en Algérie et cela nous évitait toutes sortes de complications. Parfois elle me lisait la longue lettre qu’il venait de lui envoyer et je me disais que j’avais de la chance de n’avoir pas été convoqué là-bas pour faire la guerre.

Pour la consoler, je lui expliquais qu’il était parti défendre la France et que c’était bien, que la patrie avait besoin de garçons courageux comme lui…

— Et toi, alors, pourquoi n’as-tu pas été rappelé ?

Ce genre de question tombe assez mal quand on s’apprête à se glisser sous les draps d’une jeune fille.

Liliane s’émut lorsque je lui avouais que j’étais orphelin de père. Nous fîmes l’amour quand même, et à deux heures exactement elle était devant sa machine à écrire. Abel Skortich ne tolérait aucun retard.

Liliane ! Mon habitude et ma santé. Elle s’habillait encore new-look quand déjà ce n’était plus la mode ; elle disait des choses idiotes comme « il faut vivre avec son temps », « après la pluie le beau temps » ou « l’argent ne fait pas le bonheur » ; elle croyait les horoscopes et les sergents de ville. Son petit appartement, au 47, rue de Douai, à deux pas du cabaret de « La Nouvelle Ève », lui ressemblait : propre et sans imagination. On aura une idée des lieux si je dis qu’elle avait posé au milieu de son lit une danseuse espagnole gagnée par son militaire dans une baraque de tir entre Pigalle et Blanche.

Après nos ébats, Liliane remettait la poupée en place et retournait dans le bon sens la photo du militaire qui trônait sur le poste de radio en ébonite.

Si je dis aussi que, pour faire joli, Liliane avait acheté des bananes, des oranges et des grappes de raisin en plâtre, on pensera que je me moque de sa simplicité.

On aura tort. Je donne ces détails décoratifs pour que l’on sache de qui je parle.

Je venais d’avoir vingt-cinq ans, j’avais échappé à l’Algérie. Je rentrais me coucher à l’heure où quelques-uns de mes camarades de classe partaient travailler à l’usine ; ma mère allait de nouveau triompher sur les planches ; et pourtant, certains soirs, cela ne suffisait plus à me rendre heureux.

À ceux que mon pessimisme étonnera toujours, je rappelle, à tout hasard, que la vie, ça finit mal. Mon insolence, mon goût pour « Les Folies-Bergère » me faisaient passer pour un garçon frivole. Vera Valmont ne s’inquiétait pas de mes états d’âme. Pudeur ou indifférence ? Jamais elle ne m’a invité à la confidence. Elle avait oublié que j’étais son fils et quand je tentais discrètement de le lui rappeler, elle détournait la conversation.

Je n’ai pas pleuré dans ses bras et ces larmes refoulées sont mon enfance inachevée.

Ma mère était secrète. Elle a laissé les journalistes écrire ce qu’ils voulaient à son sujet sans jamais démentir ni confirmer.

— La vérité n’a d’intérêt que pour moi, disait-elle, elle me tient chaud… Je ne veux pas la partager.

J’imagine la colère des petits juges de la Libération devant cette femme muette et méprisante, qu’ils avaient applaudie en d’autres occasions.

Je leur crache au visage si elle ne l’a pas fait, j’insulte grossièrement la mémoire des dames patronnesses, des sœurs de charité et des fonctionnaires de l’Assistance publique qui ne l’ont pas aimée.

Ma mère n’écoutait pas quand on lui parlait. Elle semblait attentive, mais elle n’était plus là. Combien de fois l’ai-je entendue répondre à côté des questions qu’on lui posait ?

Son passé était-il tellement indicible pour qu’à son fils même elle refuse de l’expliquer ?

J’étais pourtant prêt à tout entendre, à tout croire, à tout défendre.

Elle pouvait compter sur moi.

Je voyageais par le métro en première classe. Ce n’est pas une position sociale bien assise, mais mon ambition n’était pas de rouler en voiture de sport.

Je trouvais désolant de voir les garçons de mon âge mourir d’envie devant des engins à moteur, ou des femmes capiteuses.

Déjà, à l’école, plutôt que de perdre aux billes, je préférais ne pas jouer.

J’ai hérité de l’orgueil de Vera Valmont.

Un soir, parmi tant d’autres, passé à organiser sa rentrée, la radio qui marchait en sourdine a diffusé Boléro d’amour, dès les premières mesures, j’ai reconnu l’accordéon de Lucien Poular. Et la voix… la voix d’où je suis né. Ma mère n’a pas bronché, elle a seulement murmuré : « Enfin ! »

D’un bond, je me suis précipité sur l’appareil et j’ai poussé le son au maximum pour que tout l’immeuble en profite et que demain, dans les étages, on commente l’événement.

Pour que l’on sache bien que la dame du premier… « Vous savez la rousse qu’a un grand fils, elle chante dans le poste… »

Il était dix heures et j’aurais voulu réveiller la France.

Amoureuse, amoureuse d’un marin de Cherbourg,
Amoureuse, amoureuse d’un boléro d’amour.

Ce refrain dérisoire, je ne l’ai jamais écouté sans m’attendrir. Il rôde aux quatre coins de ma chambre d’enfant, il résonne dans le salon beige de l’avenue de Suffren ; j’avais six ou sept ans, c’est pareil, et l’accordéon que Lucien m’accrochait autour du cou était plus lourd que moi. J’attendais le mardi et le vendredi avec impatience ; ces jours-là, Lucien venait travailler à la maison, et comme maman n’était jamais prête à l’heure il s’amusait avec mois en l’attendant.

J’imitais la chanteuse et ça le faisait rire, mais je ne sais pas pourquoi il m’appelait : capitaine.

— On en fera un mataf, Vera… parole d’amiral !

Les artistes ne sont pas des gens comme tout le monde, ils ont toujours un rêve de trop. Celui de Lucien Poular, c’était sûrement la marine.

« Ainsi s’achève notre séquence : “Vedettes oubliées”, offerte par Martini, l’apéritif on the rocks. »

Les speakers de radio ne savent pas ce qu’ils disent : en quelques mots ils peuvent briser une vie et ils parlent, ils parlent…

— Je vais lui faire voir, moi, si je suis oubliée !

Ma mère s’est resservi un doigt de whisky et je n’ai pas trouvé la force de l’en empêcher.

— À notre santé, mon François !

Au troisième verre, j’étais son François et, ce soir-là, c’est elle qui eut du courage pour deux.

Le téléphone sonna à plusieurs reprises dans les minutes qui suivirent.

Henri appelait d’un café de Cachan : il avait entendu l’émission juste avant de s’endormir et il était ressorti pour nous prévenir : « C’est formidable, madame, formidable ». Desfournaux s’émerveillait, lui aussi, une voisine voulait savoir « si c’est bien Madame Valmont qu’on a passée à la radio ?… »

Personne n’avait donc fait attention au commentaire du speaker. Elle avait chanté et c’était bien le principal.

Seule Ninette Langlois, qui vint nous rendre visite le lendemain, avait remarqué que l’on rangeait ma mère dans les vedettes oubliées.

— Ma pauvre chérie, j’ai eu de la peine pour toi !

C’est à des petites phrases comme celles-là qu’on reconnaît sa meilleure amie.