Et je suis devenu Folco
« L’eau chantante du Rhône les berçait doucement. La belle eau les emportait tous deux dans le courant du grand fleuve, jusqu’à une île merveilleuse où les enfants et les chevaux sont toujours des amis. » Les deux dernières phrases du Crin-Blanc de René Guillot. J’ai refermé le livre et j’ai dû m’endormir un peu sur les genoux de ma mère. Ce n’était pas la belle eau du Rhône qui me berçait, mais le ta-da-tamam-ta-da-tamam du train qui m’emmenait de Paris vers Montélimar. Après, il y aurait un car pour Dieulefit, et ce serait déjà la nuit. Montélimar, Dieulefit. Des noms qui ne me disaient rien et encerclaient pourtant tout l’avenir. Un inconnu redoutable dont on me disait qu’il ne fallait surtout pas le craindre : là-bas on me soignerait, et puis ça ne durerait pas longtemps, quelques mois tout au plus. La voix de ceux qui m’aimaient me disait ça, mais sous le propos rassurant, il y avait des inflexions mélancoliques —, tristesse de ce départ, de cette absence. J’avais sept ans. Le jour de Noël, j’avais cru mourir de cette infection bronchique qui m’étouffait. À Dieulefit, on pouvait en guérir. Et puis, pour le voyage, ma mère m’avait offert Crin-Blanc. J’aimais la collection « Idéal-Bibliothèque », la jaquette un peu pâle, en pleine page cette image du grand cheval blanc affolé, crinière déployée, poursuivi par des gardians agitant leur lasso. Le rabat soulevé révélait la présentation anonyme de la collection : une couverture rigide losangée de vert, piquée d’étoiles dorées. Double promesse de plaisir : une collection de prestige, dont je possédais seulement quelques titres, à côté des volumes plus ordinaires de la Bibliothèque verte, et un roman dont je ne connaissais pas même l’existence, le titre Crin-Blanc restant seulement attaché dans mon esprit à ce film en noir et blanc qui m’avait certes fait battre le cœur, mais s’était déroulé bien trop vite, et m’avait laissé dans un état de tristesse frustrante, que rien ne pouvait prolonger.
Cette fois, rien qu’en feuilletant les pages, sans trop m’attarder sur les illustrations de Jean Reschofsky — il fallait en garder la vraie dégustation pour le moment de la lecture, pour l’instant mérité où elles s’offriraient comme une juste récompense — j’avais le sentiment de posséder vraiment l’aventure de Crin-Blanc, de Folco, de devenir moi-même ce monde extraordinaire dont le défilement cinématographique m’avait donné un désir fiévreux et déçu. Le train m’emmenait vers Dieulefit. Comment mieux l’oublier qu’en m’incarnant dans ce personnage de Folco dont j’enviais la sauvagerie, la minceur, l’élégance que lui conférait sa pauvreté rebelle, vêtements déchirés, peau basanée, longue mèche de cheveux fous couvrant ses yeux ? Je me sentais si lourd, si gourd, à côté de Folco. Mais le rêve de Crin-Blanc m’emmenait, dans les reflets trompeurs des étangs de Camargue. On m’avait dit que mon prénom signifiait « celui qui aime les chevaux ». Je n’en fus jamais autant digne que durant ces quelques heures où je dévorai le livre de René Guillot. Car rien ne rend plus digne des livres aimés qu’une longue tristesse au fond de soi, un grand désir d’oubli que les mots font semblant d’entraîner sur d’autres pistes. J’ai lu Crin-Blanc. J’avais sept ans. Je me suis endormi sur les genoux de ma mère, et Folco s’est enseveli dans le grand fleuve.