Lecteur entre deux peurs
Quelque part au cœur d’un Londres dix-neuvième, le comble de la civilisation et de la racaille mêlées. Les destins faramineux nés d’héritages compliqués y sont sans cesse menacés par des hommes de main : leur rire sardonique traverse les brouillards de Tavistock Square. Le héros de Dickens habite quelque temps une rue populaire, un appartement modeste et confortable. Une logeuse s’occupe de son linge, prépare ses repas, remet du charbon dans le poêle. En dépit de la sympathie que nous inspire le jeune homme, nous le trouvons un peu goujat de se laisser ainsi servir par une vieille femme. Pour lui qui n’a connu jusque-là que marâtres et pensionnats cruels, c’est certes une revanche sur le sort. Elle nous semble équivoque et frêle. Ce petit côté installé est bon à prendre. Il ne va pas durer. Bientôt, notre héros devra quitter les lieux dans l’effarement d’une nuit au couteau. Un compagnon taciturne enveloppé dans un long manteau noir fait danser dans l’escalier les ombres terrifiantes d’une lanterne sourde. Il y aura beaucoup de pluie, les quais de la Tamise, une poursuite en bateau... Nous serons soulagés de retrouver le jeune homme cheminant dans un sentier herbeux, à nouveau libre et sans le sou. Le vent froid du matin soufflera sa nouvelle chance.
Pour nous qui savons mieux que lui ses risques et son danger, la saveur ouatée de l’appartement petit-bourgeois londonien est délectable. Elle dure quelques pages, et c’est en imagination que nous goûtons les motifs bleu pâle du papier peint, les courbes du fauteuil tendu de velours prune, les scènes des Mille et Une Nuits reproduites en gris cendré sur les assiettes rangées dans le haut vaisselier. L’auteur ne nous dit rien de tout cela. Il se contente de bourrer l’estomac de son héros d’une quantité formidable de côtelettes, dont l’excès nous est épargné. Lecteur, c’est beaucoup mieux qu’héritier locataire. On invente les meubles ; on les habite pour l’éternité.