Le bon usage de la pastèque
C’est tout au début de L’Usage du monde. Nicolas Bouvier retrouve à Belgrade son ami peintre Thierry Vernet. Celui-ci lui a préparé une place dans le bâtiment collectif délabré où il est accueilli lui-même, quelque part au bout d’une banlieue incertaine. Toutes les conditions sont réunies pour que le délice puisse s’immiscer sous la rugosité des apparences : la jeunesse, la liberté, la pauvreté légère, celle qu’on a choisie. Nicolas Bouvier est au début de la grande aventure. Pas le voyage — tant d’autres écrivains voyageurs ont fait, feront tellement plus dans le domaine de l’exploit sportif, la prise de risque. Mais l’écriture. Car tous ses livres seront cela. L’écriture d’une aventure — un peu. Mais bien plus l’aventure d’une écriture. Un œil, un vrai regard qui se promène et qui mange tout : les gens, les paysages, les instants. Son palais yougoslave ? « Un sommier rouillé, la lampe à pétrole et, posés à côté du Primus sur une feuille d’érable, une pastèque et un fromage de chèvre. La lessive du jour séchait sur une corde tendue... J’étendis mon sac sur le sol et me couchai tout habillé. La ciguë et l’ombelle montaient jusqu’aux croisées ouvertes sur le ciel d’été. »
Une pastèque et un fromage de chèvre. Frugal, c’est l’adjectif qui qualifie ce genre de festin. Mais il est des frugalités plus plantureuses que tous les tabliers de sapeur et tous les pieds-paquets. Fraîcheur sucrée de la pastèque, fraîcheur un peu acide du fromage de chèvre. Une soif, des couleurs, le monde entier à découvrir, le temps n’est pas compté. Vingt-quatre ans dans les veines, tous les rêves devant et, derrière, mine de rien, toute la culture oubliée qu’il faut pour nommer le présent, installer la pastèque et le fromage de chèvre sur une feuille d’érable, entre la lampe à pétrole et le linge qui sèche. Les ingrédients sont savamment pesés pour rester minces et faire sourdre la frugalité tout au long de la route. La phrase qui suit : « Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations. » C’est une assez bonne définition de la lecture, et la définition la plus subtile de l’appétit.