L’écriture et l’anorexie
Il y a les asperges de Mme Imbert, le bœuf en gelée de Françoise, les cerises de Swann, les petits-fours de Mme Sazerat, toute une sensualité rituelle et feutrée de la nourriture. Il y a, plus encore, dans La Recherche, des transmutations sidérantes : l’une des deux chambres de la tante Léonie, avec son prie-Dieu, ses fauteuils de velours frappé, devient, sous le regard du narrateur, aux matinées pascales, un succulent gâteau : « Le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et “lever” la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les dorait, les godait, les boursouflait, en faisait un invisible et palpable gâteau provincial, un immense “chausson”... »
Celui qui écrit tout cela se laisse mourir de faim. Après avoir si longtemps porté le remords de ne pas savoir transformer son temps perdu en œuvre, c’est à nous qu’il transmet le remords : le bœuf en gelée, les asperges, la lumière de la chambre, nous les goûtons seulement parce que Proust ne mange plus rien. C’est vrai, littéralement, pour les derniers mois de sa vie, et nous restons incrédules à lire le témoignage de Céleste : « Non seulement il ne mangeait plus rien depuis longtemps, mais il lui arrivait même de ne plus prendre son café. J’essayais de le convaincre de boire au moins du lait très chaud, pour se soutenir et pour lutter contre le froid de la chambre. La plupart du temps, il ne le buvait pas. » Mais dès le début de la véritable écriture, les habitudes alimentaires de l’auteur deviennent en fait un abandon progressif de l’alimentation, où la déperdition semble avoir été calculée avec une précision homéopathique pour lui permettre d’aller jusqu’au bout, d’appeler un matin Céleste et de lui dire : « J’ai mis le mot fin. » Proust garde-t-il juste assez de forces pour continuer à écrire ? Ou au contraire est-ce le fait de renoncer à la nourriture qui lui donne l’énergie littéraire, jusqu’à l’ascèse finale ? Son long suicide est sa naissance... Et nous mangeons comme un chausson, très blond, très chaud, tous les velours passés de Léonie.