Une présence
On se sent bien quelque part, et on ne sait pas trop pourquoi. Plus que bien. Il y a quelque chose à la fois de doux et d’étrange, la sensation de revivre des sensations familières. Pourtant, on n’est jamais venu avant dans les Ardennes. La boucle de la Meuse à Monthermé, c’est encore du tourisme classique, l’impression de suivre les pages du guide en découvrant le rocher des quatre fils Aymon. On a une location trop aseptisée pas loin de là, rien que de très banal. Et puis, un jour de longue balade à pied le long de la falaise qui domine la Meuse, on se perd plusieurs fois, on a chaud, faim et soif, et l’on découvre tout à coup la terrasse d’un café sous un grand arbre — peut-être un marronnier... Les chaises sont toutes déglinguées, les petites tables rondes bosselées ont gardé l’eau de la dernière averse. C’est sans doute fermé, abandonné. Mais non. On peut voir un menu sur la porte, un peu plus loin. On entre. Une femme à l’âge indéterminé tricote dans un coin. On lui demande si l’on peut prendre un pot sur la terrasse, et son oui ne s’accompagne d’aucune velléité participative. On comprend à demi-mot qu’il faut prendre les choses en main.
On peut utiliser ça pour essuyer la table ? Oui, oui, bien sûr. Il y a de la bière à la pression ? Non, en bouteilles seulement.
— Alors deux bières, s’il vous plaît.
Et la femme se lève lentement, pose deux cannettes et un ouvre-bouteille sur le comptoir, près d’un plateau. Voilà. Il fallait le savoir, mais ce cérémonial semble maintenant d’évidence.
On va s’installer dehors avec un petit sourire. D’autres marcheurs arrivent à présent, ont les mêmes hésitations, puis les mêmes initiatives. Ces déambulations quasi domestiques donnent à l’instant de la dégustation un charme singulier. On n’est pas tout à fait dans un endroit public, on se sent juste toléré, un peu en fraude. Le soleil pleut entre les branches. Il fait bon.
— Tu as vu, ils doivent faire restaurant.
On a encore quelques doutes, vite dissipés par une nouvelle visite au comptoir où l’on ira se servir soi-même le steak-frites-salade — vous comprenez, je suis toute seule aujourd’hui pour la cuisine et le service. On comprend. Au moment du café, on a gardé ce sourire qu’on pense dû à l’originalité de l’accueil, à la précarité de l’installation, au plaisir de boire et de manger dans un contexte inespéré. Mais il y a plus que cela dans l’ombre et le soleil, la menace de guêpes pas trop agressives bourdonnant autour des verres Pelforth. Bien après le café on reste là, sans rien dire, sans rien faire, comme si quelque chose était à prolonger, à retrouver. On finit par s’en aller en devinant que ce sera fermé le jour où l’on aura prévu de revenir.
On quitte les Ardennes, une semaine agréable, sans plus, oui, la route vers Dinant était belle, on a trouvé quelques cèpes dans la forêt, mais il a plu souvent.
Le temps passe. On a oublié depuis longtemps la terrasse. Et puis, un jour, on lit le volume à la couverture potiron des Entretiens de Julien Gracq. Et voilà qu’il parle d’Un balcon en forêt, du site de Monthermé qui lui a plus ou moins servi de modèle. Il évoque aussi une terrasse de café, précise qu’il y a placé pour le plaisir un châtaignier qui ne devait pas y être, l’arbre étant trop fragile pour l’âpreté du climat. Est-ce la même terrasse ? L’avait-on absorbée en lisant Un balcon en forêt ? Rien de sûr. Et pourtant... Le souvenir de ce bien-être, de cette allégresse à boire une bière sur une table bancale, une chaise délabrée. Ce soleil comme un presque message et la poussière qui dansait. Il y avait des ondes, une présence.