La première fois

Un moment historique. C’est la première vignette où on les voit ensemble. Pour les tintinophiles, c’est une question facile. Dans quel album découvre-t-on le capitaine Haddock ? Le Crabe aux pinces d’or, bien sûr !

Tintin est dans l’action pure. Il vient d’escalader, de nuit, la paroi menaçante du cargo Karaboudjan. En bas, une mer démontée. En haut, le rond de lumière d’un hublot entrouvert. Un grappin de fortune, deux planches attachées par une corde et lancées à plusieurs reprises avant d’atteindre leur but — Tintin ne sait pas encore qu’il s’agit de la cabine du capitaine. Ingéniosité, courage, condition physique, et Milou sur l’épaule, pour tout faciliter. Quand les planches touchent enfin leur cible, et passent à travers le hublot, elles tombent sur la tête du capitaine, qui, ne voyant personne, croit à une hallucination. Le contraste est très fort entre les images nocturnes du dehors, l’obstination de Tintin qui dérape au-dessus des vagues au moment de l’ascension et la chaleur orangée de la cabine, austère mais protectrice, resserrée, lambrissée, avec une couchette bien bordée où l’on pourrait oublier toutes les aventures.

Mais Haddock est incapable de profiter de son univers, qu’il n’a pas mérité par l’action. Le dos tourné au hublot, au vent de nuit, à tous les possibles, il effectue vaguement une patience, révélatrice de son désœuvrement. On devine déjà que son temps est bien davantage rythmé par l’abaissement du niveau de whisky dans la bouteille posée à ses côtés. Sur l’image qui nous intéresse, l’alcoolisme occupe tout le phylactère, dans une phrase précédée et suivie de points de suspension éloquents : « ... C’est peut-être le whisky qui... » Les yeux doublement cernés, la coiffure ébouriffée, une main angoissée posée sur le crâne, le capitaine a le whisky coupable, même si l’autre main tient solidement un verre bien rempli. La subtilité de la vignette est là. Tintin ne voit pas le même homme que nous. Essoufflé, légèrement hagard, il se hisse à grand-peine dans l’ouverture du hublot. Milou semble jeter le même œil que lui sur la silhouette de Haddock. Tintin pense avoir affaire à un trafiquant d’opium, et, du coup, les répliques qui suivent sont prononcées sur un ton peu amène. Nous, nous avons déjà vu le capitaine aux prises avec le lieutenant Allan, et nous savons qu’il est cantonné sur son propre bateau à un rôle pitoyable de figurant, en échange de quelques bouteilles.

Ainsi naît un couple sur un malentendu, comme souvent. Plus tard, dans tous les autres albums, l’alcoolisme du capitaine Haddock sera traité avec humour — une pomme de discorde comme en ont tous les vieux couples. Ici, c’est un peu plus grave. On sent qu’Haddock ne peut rester prostré ainsi : comment admettre qu’un capitaine de bateau soit une épave ? Le Tintin nocturne, escaladeur des parois du cargo, va être cet électrochoc. À la seconde où il pénètre dans la cabine de Haddock, quelque chose se produit qui dépasse de beaucoup les stéréotypes de l’aventure en cours. Tintin va vite comprendre sa méprise. Haddock faisait ses patiences en attendant celui qui lui rendrait sa dignité. Cela ne sera jamais oublié. Pourtant, dans toutes les histoires qui vont suivre, l’équilibre du couple changera. Avec une courtoisie un rien défiante, le jeune reporter laissera la personnalité du capitaine s’exprimer, sans excès de domination ni de moralisme. Il saura composer. Mais pour les passionnés que nous sommes, cette image liminaire continuera de marquer notre imaginaire. Dans Le Crabe aux pinces d’or, Tintin devient le père du capitaine Haddock.

Dickens, barbe à papa
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