CONCLUSION

Un autre regard

 

 

Tout le monde connaît la fameuse boutade : « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». C’est évidemment un paradoxe, mais qui correspond à une profonde réalité. En effet, on est en droit de s’interroger sur ce qu’est l’oubli, terme tant de fois utilisé dans notre langage mais qui n’est pas toujours bien compris. L’oubli semble s’opposer à la mémoire, mais la mémoire elle-même n’est pas toujours saisie dans son sens exact, et l’on a tendance à confondre allégrement mémoire et mémorisation. Il faut pourtant marquer la différence qui existe entre ces deux mots : la mémorisation est un acte par lequel on fait surgir un souvenir qui est en quelque sorte stocké dans la mémoire. Quand on dit qu’on « perd la mémoire », en réalité on ne fait qu’avoir des difficultés pour mémoriser un élément appartenant à la mémoire. La psychanalyse a mis en évidence que notre inconscient recelait en abondance des images, des pensées, des raisonnements oubliés ou refoulés, qu’il était possible, dans certaines conditions, de faire resurgir au stade de la conscience claire, et donc de les matérialiser par le langage rationnel.

La mémoire peut être individuelle, mais elle peut être collective, héritée non seulement du plus lointain passé de l’humanité, mais également de tout ce qui s’est dit et fait pendant des siècles et des millénaires qui séparent ce point zéro du présent actuel. Et c’est cette mémoire collective qui constitue ce qu’on appelle la culture. Mais la culture est diversement partagée à travers l’humanité, selon les circonstances et selon les époques. Elle est fluente, soumise aux caprices de l’idéologie et des opportunités, obéissant ainsi à la loi de l’offre et de la demande. C’est pourquoi on peut affirmer qu’elle est ce qui reste quand on a tout oublié. Mais qu’est-ce que ce « tout oublié » ?

Ce ne peut être que la mémoire, cette fonction mystérieuse qui permet de stocker à l’infini les informations les plus diverses, de façon en principe indélébile et définitive, comme le disque dur d’un ordinateur. Il existe donc un « puits de mémoire », un puits sans fond dans lequel on peut à la fois puiser les éléments du passé et déverser ceux du temps présent. Le tout est de savoir mémoriser ce contenu, car il se présente parfois sous des formes floues ou incompréhensibles : c’est alors qu’on peut parler de mythe.

Le mythe est en effet difficilement saisissable. Par nature, il est immanent, c’est-à-dire qu’il demeure sous des formes diverses, mais qu’il est en lui-même inexprimable. Pour qu’il soit exprimable, il faut qu’il passe de l’état d’immanence à celui de permanence, qu’il s’incarne en quelque sorte dans le concret au moyen d’images, que celles-ci soient verbales, plastiques ou sonores, pour ne pas dire musicales ou même gestuelles. C’est donc le mythe qui nourrit, de façon inconsciente, toutes les tentatives humaines qui conduisent à l’art, car l’art est à la fois un « artifice » et une recherche passionnée d’une réalité tout autre que celle qui apparaît quotidiennement sous nos sens.

L’art se nourrit donc du mythe, mais il n’est pas le seul à être « mythophage » : toutes les religions, et toutes les pratiques dites religieuses, le sont aussi, sans oublier ce qu’on appelle la « mythologie ». Voici un terme étrange qui contient en lui sa propre contradiction, puisque c’est un composé de muthos et de logos, ces deux notions étant par nature inconciliables.

Le logos est assez facile à définir : c’est le Verbe, la Parole, et par extension le langage rationnel et donc la « science ». Vincent Bounoure, dans son remarquable essai sur le Mythe{167}, en donne une interprétation rigoureuse : pour lui, c’est une « parole d’une certitude inhumaine comme on le voit quand il devient lex chez les Latins, c’est-à-dire parvient à l’empire pour distribuer les compétences entre les juridictions diverses de l’État et de la pensée ». Car il ne faut pas oublier que le mot lex, la « loi », provient de la même racine que logos, et s’apparente à legere qui, avant de prendre le sens de lire, signifie avant tout « cueillir, choisir ». L’idée de « choix » suppose donc un certain parti pris et la préférence pour une certaine conception, préférence qui élimine toutes les autres.

Dans ces conditions, il serait tentant de définir le muthos comme étant tout ce qui n’est pas logos. Mais il y aurait à débattre sur des nuances : le muthos aurait-il précédé le logos, ou bien serait-il un logos dégénéré ? En réalité, le mot « mythe » est devenu confusionnel. Pour la plupart des gens, c’est ce qui n’est pas vrai. Sans discuter la signification qu’il conviendrait de donner à « vrai », il faut avouer qu’on a tout fait pour discréditer le mythe, à n’importe quelle époque, dans n’importe quel système culturel qui se voulait « évolué ». Pourtant, le mythe est une réalité culturelle indéniable : il existe, et cela suffirait à le faire prendre en considération. De toute façon, comme le dit Mircea Éliade, le mythe est « une histoire vraie parce qu’il se réfère toujours à des réalités{168} ». Évhémère ne disait pas autre chose, lui qui prétendait que les dieux n’étaient que des héros civilisateurs idéalisés et leurs aventures la transposition d’événements historiques.

Ce n’est pas si sûr, et on peut affirmer le contraire. Les mythes ont souvent provoqué des événements historiques, et le récit de l’Histoire universelle ne serait en dernière analyse qu’une suite de mythes réactualisés et revécus à différentes époques par des personnages prisonniers d’une certaine culture, d’une éducation, d’une direction d’intention, menant ainsi à la constitution d’une idéologie contraignante qui s’appuierait sur une résurgence des mythes, autrement dit une mythologie. En fait, le mythe n’a jamais de forme définitive et ne peut pas en avoir, puisqu’il n’est pas exprimable autrement que par un langage, un logos, quel qu’il soit. Il n’est ni authentique, ni anachronique, et il est impossible d’en entrevoir l’origine ou tout au moins une formulation originelle. Le mythe est en quelque sorte l’esprit qui anime un conte, un récit mythologique. Cet esprit est insaisissable en dehors du contexte dans lequel il se manifeste, de même que la pensée est insaisissable en dehors du langage qui sert à l’exprimer. Et puisqu’on ne peut nier l’existence de la pensée, on ne peut davantage nier l’existence du mythe.

Dans toutes les cultures soumises à une idéologie officielle, on a fait en sorte de jeter la suspicion sur le mythe en répétant incessamment qu’il n’était pas « vrai ». Un tel jugement de valeur indique la volonté de ces cultures officielles de détruire systématiquement le mythe, et quand cette destruction se révèle impossible, de l’incorporer pour le rendre inoffensif. Car le mythe est nocif dans un cadre social où tout ce qui est établi doit l’être de façon permanente et immuable. Le mythe dérange ; l’univers du logos peut être démoli par l’irruption du muthos. Quand le christianisme s’est implanté dans les pays celtiques, il a absorbé et digéré un certain nombre de mythes druidiques qui lui paraissaient dangereux mais qu’il ne pouvait pas éradiquer : on a donc mis une croix sur d’anciens monuments et on a « canonisé » des héros mythiques. L’Irlande et la Bretagne en sont les preuves manifestes.

Mais, bien avant cette époque, qu’avaient donc fait les Celtes, sinon récupérer et digérer les mythes des peuples autochtones qu’ils venaient de coloniser ou d’intégrer dans leur système socioculturel ? Si les Romains ont pourchassé et finalement anéanti les druides, c’est parce que leur civilisation, tout entière basée sur le logos, était menacée par celle prônée par le druidisme qui, on le discerne très bien à travers la tradition légendaire, était demeuré beaucoup plus proche d’une civilisation du muthos.

Il faut donc porter un autre regard sur ces vestiges du passé qu’on puise de temps à autre dans l’insondable puits de mémoire que les civilisations disparues ont légué à la postérité. Si un arbre peut répandre ses frondaisons à chaque nouvelle saison dans le ciel, c’est parce que ses racines se nourrissent de ce qui est contenu dans le sol. Une révolution culturelle ne peut pas être un anéantissement du passé, mais au contraire une renaissance de celui-ci.

C’est pourquoi il est nécessaire d’examiner avec un autre regard les correspondances qui peuvent exister entre la tradition celtique et la tradition chamanique, en ne perdant jamais de vue que les druides ne sont pas des chamanes et que les chamanes ne sont pas des druides. Les uns et les autres ont puisé dans le « puits de mémoire » les éléments qui leur convenaient, et bien souvent ce sont les mêmes éléments qu’ils ont recueillis et mis en relief. Les chamanes comme les druides ont voulu à tout prix plonger dans le passé pour restituer un état de conscience supposé être celui de l’illud tempus, ces temps primordiaux où un pont existait entre la Terre et le Ciel, quand les humains pouvaient converser avec les dieux.

Mais, à l’heure actuelle, dans quel but accomplir ce pèlerinage qui n’est qu’un « retour aux sources », alors qu’on ne sait plus rien de ces sources ? Pourquoi vouloir à tout prix, dans des conditions hasardeuses, remonter ainsi le temps et explorer ce que d’autres ont déjà exploré et qu’ils se sont efforcés d’oublier ? L’humanité est tout entière dirigée vers le progrès, vers un avenir que chacun espère et souhaite le meilleur possible, et il semble paradoxal, voire aberrant, de vouloir revenir en arrière, dans une soi-disant « Belle Époque » qui n’a probablement jamais existé. Pourtant, on s’aperçoit que de plus en plus cette humanité, quelque peu effrayée par le gouffre qui s’ouvre sur l’avenir, a besoin de retrouver des racines qui permettraient de satisfaire sa soif inextinguible de connaître l’inconnaissable.

« D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Ces questions sont de plus en plus angoissantes. Et chacun se rend compte que l’on n’a pas fait surgir du puits de mémoire toutes les informations qui y sont contenues, informations qui permettraient de mieux préparer un avenir qui ne pourra être que la conséquence d’un passé prétendu révolu. C’est dans cet ordre d’idées que se manifeste cette volonté de rechercher ce qui a été oublié, ce qui a été méprisé ou rejeté par conformisme ou simplement par peur de découvrir une réalité qui serait décevante.

Mais cette recherche ne peut être entreprise que grâce à un autre regard. Aveuglée par les progrès technologiques qui pourtant améliorent considérablement ses conditions d’existence, l’humanité prend conscience de son insatisfaction et finalement de sa solitude. Qu’est-ce que l’être humain au milieu de cet infini où il se sent plongé sans pouvoir ni le comprendre ni l’appréhender ? Les idéologies politiques, les philosophies, les spéculations religieuses ont tenté de répondre à cette question, mais elles se sont enferrées dans des certitudes, des dogmes, et donc des contraintes, qui ne permettent plus à l’être humain de découvrir la voie qui, en principe, devrait être la sienne, la justification même de son existence.

Ainsi s’expliquent les tendances actuelles à aller chercher ailleurs que dans les cultures officielles ce qui lui manque cruellement. Ainsi se justifie cette plongée dans un passé que, pour diverses raisons, on a soigneusement expurgé, voire aseptisé. Le tout est de savoir quels sont les avantages qu’on peut retirer de cette exploration.

Les motivations de chacun paraissent différentes, car elles sont uniques, spécifiques, mais elles sont cependant dans ce qu’on appelle l’air du temps. Elles correspondent à des pulsions inconscientes, les mêmes qui sont exprimées par Platon dans sa célèbre allégorie de la Caverne, et que Baudelaire a si magnifiquement traduites par quelques vers où il veut plonger à corps perdu dans l’inconnu, n’importe où, pourvu qu’on y trouve du nouveau. Or, il n’y a pas de nouveau. Tout n’est que recommencement, tout n’est que réhabilitation. On ne crée rien sur le vide. Mais ce vide, que l’homme actuel ressent, il veut le combler, et les informations de tout ordre dont on dispose actuellement le permettent, pourvu que l’on se garde de tomber dans un délire d’imagination que rien ne pourrait éteindre.

C’est dans ces conditions qu’il est utile de s’engager dans une recherche des traditions druidiques, telles qu’elles nous ont été transmises par des épopées mythologiques, par des contes populaires ou des coutumes ancestrales qui perdurent. De même, l’intérêt que l’on porte aux croyances et aux pratiques des chamanes se justifie pleinement par le fait qu’elles sont à l’image d’une société archaïque qui n’a pas été, ou très peu, altérée par le contact des idéologies contraignantes qu’impose toujours un régime, quel qu’il soit, politique, philosophique ou religieux. On peut toujours découvrir du nouveau quand on fouille dans le passé avec un autre regard.

Le déséquilibre qui caractérise la civilisation industrielle contemporaine, parvenue à un très haut degré de technologie, mais à un bien moindre degré d’évolution psychique, a conduit à un malaise, à une sorte de « mal vivre ». Il est difficile, dans les circonstances présentes, de parvenir à une satisfaction psycho-affective complète. Et puis, l’angoisse naît de la constatation que le « ce qui va de soi » n’est pas une certitude absolue. Le doute est venu ronger le dogme, un dogme de tranquillité, un dogme sécurisant auquel on a cru pendant des siècles, et qui n’est plus acceptable aujourd’hui que dans un musée. Alors, quand les grandes options qui ont fait une civilisation bien déterminée sont remises en cause, il est urgent de se tourner vers des sources d’énergies nouvelles. La tradition celtique et la tradition chamanique sont deux de ces sources. Elles sont en quelque sorte vierges, n’ayant que très peu été utilisées en dehors de leurs territoires d’origine. Et surtout, elles apparaissent comme un contrepoids indispensable contre l’écrasante pesanteur d’une société où la planification s’insinue dans les moindres gestes de la vie quotidienne. En un mot, face au vertige qui saisit les êtres humains au milieu de la civilisation universaliste qui est la nôtre, le remède paraît bien être le recours, non pas au passé en lui-même, mais aux enseignements de ce passé oublié revus et corrigés par les données de l’actualité.

Car si l’intérêt que suscite la tradition n’était qu’une simple mode, elle ne pourrait constituer qu’un futile dérivatif, une façon d’échapper au réel, donc une fuite. Ce serait aussi vain que de conserver dans un musée des reliques d’un certain passé, datées et bien rangées, pour les soumettre à l’admiration sans conséquence d’un public toujours séduit par les mystères des temps obscurs et prêt à rêver devant les paysages d’un autre monde. Ce serait aussi méconnaître la valeur essentielle du témoignage apporté par la tradition : comment des hommes et des femmes ont-ils réagi devant telle ou telle circonstance, comment ont-ils découvert des solutions qui, pour être provisoires, n’en ont pas moins été des remèdes efficaces ? Les chamanes étaient – et sont encore – des « hommes médecine ». Les druides ont été des prêtres, mais aussi des médecins utilisant la matière végétale pour tenter de guérir les malades. Pourquoi ne pas utiliser leur savoir ? À condition, bien entendu, de le retrouver.

C’est là la difficulté. Pour retrouver le plein emploi de cette tradition, il faut la replacer dans son contexte. Une solution de facilité consiste à utiliser des substances hallucinogènes qui font « décrocher » le chercheur. Mais c’est un moyen artificiel. Le poète et peintre Henri Michaux l’a expérimenté, mais par curiosité intellectuelle et sous surveillance médicale. Un autre poète, Antonin Artaud, s’est lancé éperdument dans cette quête, d’abord en Irlande, ensuite chez les Amérindiens. Il est devenu fou, n’ayant pas supporté cette période intermédiaire où le futur chamane doit affronter ses démons intérieurs en une crise morbide qui peut se révéler tragique. Bien qu’on ne puisse faire confiance à Carlos Castañeda, il faut reconnaître qu’il met en évidence les dangers que représente une expérience extatique si elle n’est pas guidée et surveillée par quelqu’un qui en est déjà sorti vainqueur. On ne pénètre pas impunément dans le royaume interdit.

Car, en définitive, il s’agit bien de cela : l’Autre Monde est un domaine interdit à ceux qui ne le méritent pas, ou qui n’y sont pas suffisamment préparés. Les mystiques chrétiens, très mal vus de leurs contemporains d’ailleurs, étaient nourris des Écritures. Ils les avaient lues, relues et méditées. Ils ne s’engageaient pas dans cette expérience sans repères sûrs. Les lamas tibétains ne se lancent pas inconsidérément dans leurs voyages initiatiques. Les chamanes ne tombent pas n’importe comment dans l’extase qui caractérise leur fonction de guérisseur et de conducteur d’âmes dans l’Autre Monde. Et les druides, avant d’opérer les prodiges qui sont si abondamment décrits dans les épopées mythologiques, devaient faire leur apprentissage auprès d’un maître pendant une vingtaine d’années. On ne peut s’improviser druide ou chamane. Il faut appartenir à une lignée et méditer sur ce qu’on a puisé dans le Puits de Mémoire.

Le but de ces tentatives, certaines étant couronnées de succès, est de retrouver l’homme ancien qui sommeille sous l’homme moderne et de lui faire franchir ce pont périlleux qui sépare notre monde visible du monde invisible. Actuellement, le seul moyen de parvenir à ce but est d’étudier les vestiges que nous a légués un passé riche en découvertes oubliées. C’est dans cet état d’esprit qu’il faut se pencher sur les récits fantastiques dont est remplie la tradition celtique.

 

Poul Fetan, 2005.