5. Les textes parallèles
Dans un tel contexte, il serait impossible de négliger les apports étrangers au monde celtique, ou du moins à ce que l’on en connaît. En premier lieu, ce qui s’impose, c’est la tradition germanique, ou plutôt « germano-scandinave », puisque l’essentiel de cette tradition a été conservé, vers le Xe siècle de notre ère, par les Eddas islandaises, ces récits mythologiques sauvés de l’oubli, comme en Irlande, par l’activité des premiers moines chrétiens, et qui constituent un condensé d’une mémoire remontant à la nuit des temps. Et, ici, tout débouche sur des interrogations sans réponses précises. Comme le dit Régis Boyer, qui a étudié en profondeur non seulement les textes les plus anciens de cette tradition germano-scandinave, mais a tenté d’en définir la composition, « en Scandinavie, toponymie et onomastique remontent souvent à un stade pré-indo-européen, posant du même coup l’irritant problème du substrat autochtone{40} ». Or, ce substrat, Régis Boyer le démontre clairement, c’est un contexte chamanique. Et comme les Eddas islandaises n’ont pu être rédigées que par contamination des conteurs irlandais, il s’ensuit que rien de ce qui concerne le druidisme et le chamanisme ne peut échapper à un plongeon dans ce domaine germano-scandinave.
En effet, à cette irritante question du substrat autochtone s’ajoute celle des « influences subies, qui durent être fort nombreuses en raison de l’extrême mobilité de ces peuplades. […] Étant donné l’ouverture extrême des Scandinaves à autrui, trait typique et constant, leur relative instabilité, leur profond amour des voyages, leurs contacts perpétuels, en conséquence, avec un monde dont ils ont contribué à reculer les bornes connues, à l’est comme à l’ouest, rien n’est plus malaisé que de distinguer ce qui est sui generis de ce qui a été assimilé après emprunt aux Grecs, Latins, Orientaux, Slaves, Celtes, etc. Il existe peut-être d’intéressantes “charnières”, balte, ossète par exemple. Mais comment en décider sans appel{41} ? ». Et c’est vraisemblablement sur la côte sud de la Baltique que cette confrontation a eu lieu, les Celtes n’étant pas absents de ce tourbillon dans lequel se sont engouffrées les traditions les plus diverses.
Parmi celles-ci, l’épopée finlandaise, collectée et restituée par Élias Lonnerôt au début du XIXe siècle, d’après des chants populaires oraux, connue sous le titre de Kalevala, n’est pas sans intérêt. Quelques réserves qu’on puisse faire sur l’authenticité de ce texte, qui n’est après tout qu’une reconstitution conjecturale, on doit reconnaître qu’il s’agit là d’un témoignage extrêmement précieux des civilisations du nord de l’Asie et que, par conséquent, la part d’un ancien chamanisme ne peut qu’y être importante. C’est toute une mythologie archaïque qui anime le Kalevala en un saisissant condensé de croyances et de rites dont il est difficile de pénétrer les arcanes. Mais cela existe, et il faut prendre en compte cette mémoire surgie des brumes nordiques.
Il en est de même pour une autre épopée transmise par voie orale jusqu’au début du XXe siècle, celle des Ossètes du Caucase, derniers descendants des anciens Scythes, épopée traduite et étudiée dans le détail par Georges Dumézil{42}. Il serait vain d’en prouver l’authenticité, puisque tout repose sur l’oralité et donc sur la transmission d’un schéma primitif de génération en génération, avec, à chaque fois, des ajouts, des confusions et des variantes. Mais toutes les versions recueillies confirment l’existence d’un archétype que l’on retrouve étrangement dans l’épopée irlandaise, à l’autre extrémité du domaine indo-européen{43}. Influences directes réciproques ? Sûrement pas. À l’étude, on constate qu’il s’agit réellement d’une structure archaïque commune qui s’est développée selon les conditions d’existence des peuples concernés.
Ces récits hérités du passé scythique sont évidemment chargés d’éléments empruntés aux cultures voisines, et les pratiques chamaniques y paraissent évidentes. Les plaines de Sibérie ne sont pas éloignées de l’Ossétie. Il a dû y avoir dans cette région, qui est un lieu de passage, un brassage extraordinaire de populations indo-européennes et asiatiques, sans compter l’apport de la mystique musulmane venue de Perse et celui du christianisme byzantin qui, dans l’expression surtout, ont laissé des traces incontestables. Mais les récits ossètes ne sont pas les seuls à témoigner de cette synthèse : la tradition populaire des nomades de la steppe, des Kirghiz en particulier, est tout aussi éclairante quant à l’étude comparative du chamanisme proprement dit avec la tradition indo-européenne, et donc avec ce qui est devenu, en Occident, le druidisme{44}.
Tout cela concerne l’Europe et l’Asie du nord. Mais il serait périlleux de soustraire de cette confrontation les textes grecs qui présentent eux-mêmes une synthèse entre la tradition méditerranéenne et celle venue directement des rivages de la Mer Noire, de la Thrace ou de l’Europe balkanique. La lecture de la Théogonie d’Hésiode, de l’Odyssée d’Homère, des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, des premières tragédies grecques, celles d’Eschyle en particulier, et de l’œuvre d’Hérodote, même si celle-ci n’est pas vraiment conforme à ce que l’on attend d’un historien tel qu’on pourrait le définir actuellement, n’en est pas moins importante pour la compréhension des phénomènes culturels qui ont agité l’Europe depuis le début du premier millénaire avant notre ère. Rien n’est inutile, même s’il faut se garder d’affirmer que tout est dans tout.