9. Métamorphoses et combats de Druides
Ce « feu intérieur » qu’on attribue au chamane et à tout être humain ayant subi une initiation de type chamanique peut être inné chez certains héros prédestinés. Dans ce cas, on dira que ce sont les « esprits » qui ont fait le choix d’un « élu » et l’ont envahi pour le conduire à maturité. Cela fait évidemment penser, dans le cadre du christianisme, à la vocation sacerdotale, c’est-à-dire à l’appel de Dieu. Mais ce feu peut s’acquérir par des méthodes plus réalistes qui réveillent dans le corps certaines possibilités oubliées de l’esprit et du corps : les techniques du yoga sont de cet ordre, et elles permettent, par des moyens naturels, d’atteindre un état de conscience supérieur. Et puis, enfin, par l’absorption de certaines substances, qui ne sont pas forcément hallucinogènes, il est possible de parvenir à un haut degré de connaissance permettant une modification complète de l’être. Ainsi peuvent s’expliquer les « métamorphoses » qu’on prête aux chamanes et aux druides, ainsi qu’à certains héros des épopées mythologiques.
C’est ainsi que Finn mac Cool, le roi des Fiana d’Irlande, après un séjour chez un forgeron qui lui donne une épée magique et lui fait épouser – temporairement – sa fille, obtient la connaissance de tous les secrets du monde en mangeant un saumon qui ne lui était d’ailleurs pas destiné{148}. Il faut dire que le saumon, poisson qui « remonte aux sources », est, dans la tradition celtique, le détenteur symbolique de la mémoire des temps d’autrefois, lorsque la Terre était encore reliée au Ciel et que le message primordial était encore compris par les humains. Mais c’est aussi par l’absorption d’une certaine substance que le barde gallois semi-légendaire Taliesin, personnification même du druidisme, obtient cette sagesse en même temps que des pouvoirs surhumains, dont celui de métamorphose.
Comme Cûchulainn, ce Taliesin a une double naissance. Il est d’abord un jeune homme tout à fait ordinaire, nommé Gwyon Bach, et rien ne le prédispose à une destinée exceptionnelle. Un récit quelque peu tardif, Histoire de Taliesin, opère une synthèse de la légende, fort ancienne, qui tournait autour de ce personnage. Une certaine Keridwen, mi-sorcière, mi-déesse, en fait un des aspects de la déesse-mère des Celtes, fait bouillir pour son fils, qui est laid et peu intelligent, un mélange de plantes dans un chaudron, afin d’en faire un breuvage de connaissance et de régénération. Comme le chaudron doit rester sur le foyer pendant un an, elle charge un aveugle et le jeune Gwyon de surveiller cette « cuisson ». Mais juste avant le délai, trois gouttes du breuvage tombent sur le doigt de Gwyon qui, sous le coup de la brûlure, porte son doigt à sa bouche. Mais, « à l’instant même où les gouttes merveilleuses le touchèrent, il vit toutes choses à venir et sut qu’il devait se garder des artifices de Keridwen, car grande était son adresse. En proie à une peur irrésistible, il s’enfuit vers son pays. Et le chaudron se brisa en deux parce que tout le liquide était empoisonné, sauf les trois gouttes magiques ».
Keridwen est évidemment furieuse d’avoir ainsi perdu le fruit d’une année de travail. Elle poursuit Gwyon Bach. Mais « celui-ci la vit et se changea en lièvre avant de disparaître, mais elle se changea elle-même en lévrier et le rejoignit. Alors, il se précipita vers la rivière et devint poisson. Mais Keridwen, sous forme d’une loutre, le pourchassa sous les eaux tant et si bien qu’il dut se changer en oiseau. Elle le suivit alors sous l’apparence d’un faucon et ne lui laissa aucun répit dans le ciel. Et comme elle était sur le point de fondre sur lui et qu’il avait peur de mourir, il aperçut un tas de grain qu’on venait de battre sur l’aire d’une grange. Il s’y précipita et se changea en un grain. Mais Keridwen prit la forme d’une poule noire surmontée d’une haute crête et, en grattant avec ses pattes, elle découvrit le grain et l’avala. Et, à ce que dit l’histoire, elle fut enceinte. Quand vint l’époque de sa délivrance, elle n’eut pas le courage de tuer l’enfant en raison de sa beauté. C’est pourquoi elle le mit dans un sac de peau. Elle jeta le sac à la mer, à la grâce de Dieu, le vingt-neuvième jour d’avril{149} ». On remarquera la date : c’est la veille de la fête druidique de Beltaine qui marque le milieu de l’année celtique et constitue une exaltation du feu, de la lumière et de l’activité estivale. Cependant, le sac est recueilli par le fils d’un roi qui, découvrant l’enfant, s’émerveille et lui donne le nom de Taliesin, c’est-à-dire « front brillant ». Et c’est ce Taliesin qui deviendra « chef des bardes » de Bretagne et qui détiendra non seulement le don de prophétie et de seconde vue, mais aussi des pouvoirs magiques, pour ne pas dire chamaniques.
C’est donc par absorption des trois gouttes qui ont débordé du chaudron que Gwyon-Taliesin obtient son initiation à un degré supérieur, acquérant ainsi le pouvoir de se métamorphoser. Le thème était très répandu dans les pays celtiques, et on en retrouve plusieurs versions dans la tradition populaire orale. Dans le conte les Treize Grains de blé noir, recueilli en 1881 à Pleine-Fougères en Ille-et-Vilaine, il s’agit du fils d’une veuve qui devient pendant un an le serviteur du diable dans un étrange château. Ayant réussi à s’échapper, il détient cependant certains pouvoirs magiques qu’il a appris au cours de son séjour. Pour vivre, il transforme trois bottes de foin en trois moutons, puis trois fagots en trois bœufs qu’il va vendre sur le marché à un prix exorbitant. Tous les acheteurs potentiels se récusent, sauf un personnage mystérieux, qui est évidemment le diable, qui veut ainsi progressivement récupérer le jeune homme. La troisième fois, c’est le jeune homme qui se transforme en poulain. Il demande alors à sa mère d’aller vendre le poulain au marché, mais sans la bride. Or, la veuve, quelque peu émue, oublie de reprendre la bride. Alors, le diable, toujours sous un autre aspect, confie le poulain à son valet pour le ramener au château. Mais, fatigué de marcher, il monte sur le dos du poulain.
Mais à peine a-t-il enfourché l’animal que celui-ci se met à galoper et se précipite dans un étang. Et, « à peine avait-il touché l’eau que le poulain se transforma en un poisson frétillant ». Le diable, survenu sur ces entrefaites, se change en loutre et poursuit le poisson, lequel se métamorphose ensuite en oiseau et se réfugie enfin dans la chambre d’une jeune fille où il devient un anneau d’or.
Le diable arrive alors et veut acheter l’anneau que la jeune fille, à laquelle le jeune homme a expliqué la situation, a passé à son doigt. Elle refuse obstinément, et le père demande de lui prendre l’anneau de force. Mais celui-ci tombe et se transforme en treize grains de blé noir qui s’éparpillent sur le sol. Le diable se change en poule noire et commence à dévorer les grains ; mais le treizième de ces grains se transforme alors en renard et dévore le diable sous sa forme de poule{150}. Conclusion plaisante, certes, mais qui n’altère en rien le schéma du conte primitif. D’ailleurs, la Saga de Koadalan, récit populaire de la région de Tréguier, contient la même trame : poursuivi par le sorcier et ses deux complices qui ont pris l’aspect de musiciens. Ceux-ci demandent à acheter l’anneau d’or que la jeune fille a passé à son doigt, mais elle refuse, et l’anneau qui tombe se change alors « en un grain charbonné dans un grand tas de froment qui était dans le grenier du château. Aussitôt les trois autres devinrent trois coqs qui se mirent à chercher le grain charbonné dans le tas de froment. Mais le grain charbonné devint un renard, et le renard croqua les trois coqs{151} ».
Ce mythe des métamorphoses successives et de la poursuite qu’elles engendrent semble avoir pénétré en profondeur la mémoire celtique, car on en découvre des réminiscences un peu partout, même dans des chants populaires sans prétention, tel celui qui a été recueilli au début du XXe siècle dans le Morbihan et dans le Finistère, dont voici une des versions : « Une jeune fille était désirée de son amant. Il disait : Enfin, jeune fille, il faut nous marier. – Je suis trop jeune, disait-elle ; en fin de compte, je préfère aller lièvre dans la lande plutôt que de me marier. – Alors, dit-il, je me ferai chasseur et je t’attraperai. Et, le lendemain matin, il s’en alla chasser et l’attrapa. La jeune fille lui dit : Je vais me faire poisson dans l’eau. Il lui dit : Je me ferai pêcheur et je t’aurai. Il s’en alla pêcher et il la prit. Elle dit : Je vais me mettre malade dans mon lit. Il répondit : Je vais me mettre prêtre et j’irai te confesser. J’aurai celle que j’aime. Elle dit : Je vais me mettre morte et enterrée. – Alors, dit-il, je me ferai saint Pierre en Paradis, et je n’ouvrirai pas la porte avant d’avoir vu mon amie. Et c’est ainsi qu’ils se marièrent{152}. » Cette petite histoire, qui est vraiment une « bluette », témoigne en tout cas de la permanence du thème.
Dans les récits les plus anciens, contrairement aux contes populaires qui ont subi, qu’on le veuille ou non, l’influence du christianisme et d’une certaine conception moderne de la non-violence, on a pu remarquer une abondance de détails qui mettent en relief des luttes inexpiables entre différentes composantes des sociétés humaines, et même des peuples dits féeriques. Il y a de l’agressivité dans l’air, et les descriptions de combats, sont toujours développées à l’extrême, et jusqu’à l’exagération la plus folle. Il en est de même dans les traditions d’origine chamanique et, comme l’écrit Mircea Éliade (Le Chamanisme, p. 394), « les éléments guerriers qui ont une grande importance dans certains types de chamanisme asiatique s’expliquent par la nécessité du combat contre les démons, les véritables ennemis de l’humanité ». Mais les démons s’infiltrent souvent chez les humains. Les druides et les héros celtes qui leur tiennent lieu sont donc les protecteurs de la collectivité, d’où leur apparente agressivité et leur fureur guerrière tant de fois magnifiées dans les textes.
Or, de même que dans la caste des guerriers il est d’usage de s’affronter entre « champions » autant pour prouver sa supériorité que pour s’exercer au combat, ce qui plus tard deviendra la coutume du tournoi médiéval, les druides, comme les chamanes, vont se livrer à des joutes qui peuvent parfois dégénérer en véritables tueries, mais qui, la plupart du temps, ne sont que des « spectacles d’illusionnistes », chacun voulant faire preuve de ses dons magiques. À cet égard, un récit irlandais, les Deux Porchers, est particulièrement intéressant à étudier. Ce texte se présente comme un prélude à la vaste épopée de la Razzia des bœufs de Cualngé, mais il est certainement postérieur à celle-ci, tout en conservant d’indéniables archaïsmes. Et grâce à lui, nous plongeons dans le fonds mythologique de l’Irlande et des pays celtiques, en particulier dans le « système » des métamorphoses, c’est-à-dire des transformations d’êtres humains en animaux, et vice versa.
Friuch est le porcher de Bodbh, roi des sidh de Munster, tandis que Rucht est le porcher d’Ochall Ochne, roi des sidh de Connaught. Cela nous introduit dans le monde spécial des Tuatha Dé Danann, ces anciens dieux de l’Irlande contraints de se retirer dans les tertres et dans les îles avoisinantes. Après l’accord qu’ils ont conclu avec les Gaëls, ils vivent dans l’Autre Monde, sous l’autorité de Mananann mac Lir, et celui-ci leur a procuré le don d’invisibilité et des cochons « magiques » qui sont la nourriture habituelle de ceux qui sont admis au « festin d’immortalité » présidé par le dieu forgeron Goibniu. Et il faut préciser que chez les Celtes, d’une façon générale, les porchers occupent une fonction peu en rapport avec le rang dans lequel on les classe à notre époque. Ce sont en fait de hauts dignitaires, comme les forgerons d’ailleurs.
Rucht et Friuch étaient liés d’amitié. Chaque fois qu’on manquait de glands en Munster, Rucht invitait Friuch à mener son troupeau en Connaught, et inversement si on manquait de glands en Connaught. Or les hommes du Munster et de Connaught excitent la rivalité entre les deux porchers, qui vont se retrouver face à face et obligés de prouver la supériorité de l’un ou de l’autre. La première épreuve n’est guère concluante, car les cochons des deux provinces deviennent aussi maigres les uns que les autres, à tel point qu’on retire leur charge de porchers à Rucht et à Friuch. Alors, pendant deux ans, ils furent sous la forme de corbeaux, et ils engagent une lutte acharnée. Naturellement, comme leurs forces sont égales, leur querelle n’a aucune issue. Au bout de la deuxième année, les deux oiseaux apparaissent à l’assemblée du Munster et reprennent pour un moment leur aspect humain. On leur souhaite la bienvenue, mais ils répondent par une prophétie de mauvais augure et, pour deux nouvelles années, ils deviennent poissons et se poursuivent cruellement dans les rivières et les mers d’Irlande. Là encore, ils font « match nul ». Après quoi, ils reprennent forme humaine et deviennent deux champions, l’un au service de Bodbh, l’autre au service de Fergna, roi du sidh de Nento-sous-les-eaux. Et lors d’une assemblée, ils combattent l’un contre l’autre, sans succès, pendant trois jours et trois nuits. « Ils s’étaient si bien déchirés qu’on pouvait voir leurs poumons. Alors, on alla pour les séparer. »
Après d’autres métamorphoses et d’autres aventures, les deux rivaux prennent la forme de deux vers, l’un dans une source à Cualngé, en Ulster, l’autre dans un ruisseau du Connaught. Le premier, qui déclare se nommer Crunniuc, engage la conversation avec la future reine Maeve venue se laver au ruisseau et lui recommande d’épouser Ailill de Connaught. Le second, qui prétend se nommer Tummuc, lie amitié avec le roi Fiachna. Les deux vers sont nourris pendant une année par Maeve et Fiachna. Un jour, Tummuc déclare à Fiachna : « Il va y avoir une rencontre entre l’animal dont je t’ai parlé l’année dernière et moi-même. Une de tes vaches m’avalera demain et une des vaches de Maeve avalera aussi mon camarade. Ainsi naîtront deux taureaux, et il y aura une grande guerre en Irlande à cause de nous. » Et c’est ainsi qu’est prophétisée la fameuse razzia qui mettra aux prises les guerriers de Connaught et ceux d’Ulster à cause des deux taureaux, le Brun de Cualngé et le Beau Cornu d’Aé.
Il est évident que les deux porchers sont en réalité des druides, ou qu’ils sont revêtus de tous les pouvoirs druidiques. Ces druides sont des magiciens en même temps que des prêtres, et finalement très proches des chamanes. Ils passent donc pour être capables d’agiter les éléments et de transformer l’aspect des êtres et des choses, y compris eux-mêmes, mais dans la narration épique qui, ne l’oublions pas, est une version tardive collectée et rédigée par des moines chrétiens, la signification profonde de ces événements est plus ou moins perdue ou oubliée. Quand le rédacteur écrit que les deux porchers se transforment en oiseaux, il prend cette métamorphose à la lettre, alors que les sous-entendus du texte laissent à penser qu’il y a, de la part des deux hommes, simplement l’acquisition du caractère de l’oiseau (probablement un oiseau de proie). C’est une forme de rituel comparable à celui des chamanes de l’Europe du nord et de la plaine asiatique. Lorsque le chamane se transforme en animal, il en acquiert la nature, et non seulement il se transforme lui-même, mais il peut transformer les autres individus.
Mais cette aventure fantastique a une signification d’ordre psychologique autant que métaphysique. Ces deux porchers, qui sont en fait des druides, obligés de se mesurer, vont se dépasser. Ils utilisent leur courage, leur intelligence, leur valeur physique et morale autant que leurs pouvoirs « chamaniques ». Le narrateur chrétien, qui a d’ailleurs pieusement recueilli cette histoire, ne sachant plus de quoi il s’agissait en réalité, n’a retenu que le changement extérieur de forme, ce qui était évidemment plus facile. C’est toujours l’image formelle qui subsiste et non pas le contenu. Le signifiant prend la place du signifié et masque celui-ci, à plus forte raison quand il n’y a plus personne pour en expliquer le véritable sens. Ainsi se forment des images, creuses mais parfois très belles, très énigmatiques, mais qui sont de véritables « enchantements ».
D’autre part, on peut remarquer dans cette opposition fondamentale entre les deux porchers une résonance philosophique. D’après ce qu’on peut en savoir, la pensée celtique n’est pas construite sur le principe de non-contradiction. Ce serait plutôt un système du genre présocratique, celui d’Héraclite revu et corrigé par Hegel. Chaque être suscite son contraire, son « non-être », implicitement contenu en lui. Mais tous les individus ne sont pas capables de le faire surgir.
Lorsque ces deux principes sont en harmonie, ils se fondent dans l’unité, ils se néantisent : Rucht et Friuch, avant, se trouvent en fait dans la non-existence, dans la non-conscience de leurs pouvoirs. À partir du moment où, grâce à leur affrontement, ils prennent conscience de ces pouvoirs, ils se voient l’un et l’autre et ont donc conscience de leur existence, mais seulement l’un par rapport à l’autre. Car la conscience d’exister ne peut se réaliser que par la découverte de l’autre. Or, comme l’existence consciente est une dynamique reposant sur des forces en présence, ces forces s’opposent avec violence, d’où la lutte que se livrent les deux porchers, lutte de forces égales et contradictoires, donc lutte insoluble dans le monde des apparences. Ainsi, sur le plan cosmique, l’histoire des deux porchers n’est pas autre chose que l’illustration des métamorphoses de l’être en ses différentes incarnations.
Dans de nombreuses régions, la combativité des chamanes devient parfois une manie agressive, et dans certaines traditions sibériennes, les chamanes sont réputés s’affronter continuellement sous forme d’animaux. Mais les transformations en animal ne sont que des images concrètes pour signifier que le druide, le chamane ou le héros, prend, selon les circonstances, les forces magiques attribuées à un animal, pour les utiliser lui-même. Si on le décrit comme prenant telle ou telle forme, c’est parce qu’on ne peut pas faire passer le message autrement que par des images fortes. À cet égard, le récit irlandais du Siège de Drum Damghaire est exemplaire.
La base de ce récit est historique : vers l’an 300 de notre ère, le haut roi d’Irlande, Cormac, est en guerre contre son vassal, le roi du Munster, Fiachna, qui ne lui paie pas le tribut qu’il lui doit. À partir de cette réalité, tout va basculer dans un univers symbolique, car ce ne sont pas les guerriers qui vont se battre, mais des druides ou des héros appartenant plus ou moins à des peuples féeriques.
En effet, Cormac dispose de deux druides, Colphta et Lurga, ainsi que de trois magiciennes, tous redoutables par leur science. Mais, avant de s’assurer les services de ces êtres exceptionnels, le roi avait deux druides, Fis et Cithruadh, qui ont été évincés parce qu’ils n’étaient pas capables de venir à bout des ennemis. Pour se venger, ils lancent un « souffle druidique » sur l’armée de Cormac en plein engagement contre celle du Munster. Les guerriers de Cormac se battent les uns contre les autres dans la plus totale confusion.
Cormac persiste cependant. Il met le siège devant la forteresse munstérienne de Drum Damghaire et fait intervenir ses nouveaux druides. Ceux-ci rehaussent d’abord la colline où il a établi son camp, afin d’être à égalité avec l’adversaire. Des combats singuliers sont livrés et les trois magiciennes, sous l’aspect de trois brebis, harcèlent les guerriers du Munster. Les druides Colphta et Lurga parviennent à tarir les sources qui ravitaillent en eau les gens du Munster, et ceux-ci, dans la pire nécessité, vont devoir reconnaître leur défaite, quand Fiachna pense soudain à s’assurer les services de son ancien maître, le druide Mogh Ruith, car « il n’y a point de sortilèges qu’il ne puisse accomplir ou à l’extérieur, ou à l’intérieur du sidh ».
Mais Mogh Ruith pose ses conditions pour sa participation à la guerre contre le Munster. Et ces conditions sont exorbitantes, mais Fiachna n’a pas le choix : il les accepte. Alors Mogh Ruith fait jaillir les eaux de toutes les sources du Munster, car sa magie est plus forte que celle de ses adversaires. Il abaisse la colline où se dresse le camp de Cormac. Un des disciples de Mogh Ruith parvient même à tuer le druide Colphta à l’aide d’une anguille magique, puis c’est le tour du deuxième druide de Cormac, Lurga. Et lorsque les trois magiciennes viennent combattre, toujours sous forme de brebis, Mogh Ruith suscite trois chiens féroces qui les pourchassent et les dévorent.
Comme on le voit, cette bataille est un combat chamanique, une lutte acharnée entre druides qui confrontent leurs pouvoirs. Les hommes n’ont pas grand-chose à faire dans ce conflit, sauf compter les points. Cormac, désespéré, ayant perdu les druides et les magiciennes sur lesquels reposait toute sa stratégie, en est réduit à parlementer avec Mogh Ruith. Il lui promet une fortune si celui-ci change de camp. Mais Mogh Ruith, s’il est vénal, refuse de trahir Fiachna, car il a un certain sens de la parole donnée.
Alors Cormac se réconcilie avec ses anciens druides, et l’un d’eux, Cithruadh, allume un « feu druidique » avec du bois de sorbier et, grâce à ses incantations, dirige ce feu contre les adversaires. Mais Mogh Ruith allume un autre feu, non moins druidique, beaucoup plus puissant, qui annihile celui de Cithruadh. Cela provoque la débandade dans l’armée de Cormac. Les guerriers du Munster poursuivent leurs ennemis et en font un grand carnage. Mogh Ruith lui-même s’acharne sur les malheureux druides du haut roi qu’il transforme en pierres. Il est vainqueur parce que ses pouvoirs sont incomparables. Et Cormac est contraint de faire la paix avec Fiachna, renonçant ainsi à sa suzeraineté sur le Munster{153}.
D’après ce récit, on se rend compte de l’importance du personnage de Mogh Ruith, le plus marquant de tous les druides présents dans l’ancienne littérature épique de l’Irlande, pourtant si riche en figures de druides et de magiciens. La description détaillée qu’on fait de lui, des pouvoirs qu’on lui attribue, des rituels qu’il accomplit, est absolument remarquable. Il détient une puissance surhumaine : il possède un pouvoir sans bornes sur le feu, sur les éléments, sur les animaux et sur les hommes. Il a le pouvoir de susciter des monstres et d’éveiller des fantômes. Il peut, d’un geste, faire et défaire. Il détient les secrets de la vie et de la mort. Il a certes acquis sa science dans l’univers des Tuatha Dé Danann, ce qui est l’indication de son appartenance à l’Autre Monde. On peut le définir ainsi : à une époque historique, et bien qu’il soit lui-même légendaire, ou tout au moins le résultat d’une idéalisation, il est l’héritier de l’ancienne science des Tuatha, c’est-à-dire de la science divine. Il peut exercer son pouvoir aussi bien dans le sidh que sur la surface de la terre : il a donc la possibilité de passer indifféremment du Ciel sur la Terre, et inversement, rétablissant ainsi la communication primordiale entre les deux mondes. Faut-il voir dans ce personnage l’image du druide de l’ancien temps, donc l’image même du chamane ? Le contexte dans lequel il évolue semble apporter une réponse affirmative à cette question.