INTRODUCTION
Démêler l’écheveau
Ce qu’on appelle le « millénarisme » est, sinon un lieu commun, du moins le fonctionnement absurde d’une tradition transmise de génération en génération qui veut absolument mettre des dates précises sur les moments les plus importants de l’évolution de l’humanité. L’an Mil a excité toutes sortes de frayeurs et de fantasmes qui se sont finalement révélés comme des aberrations de l’esprit. Il en a été de même pour l’an 2000, à cela près que cette entrée dans le troisième millénaire (résultat d’une chronologie parfaitement arbitraire !) a été marquée par la généralisation de la révolution électronique, mettant le monde entier à la portée de n’importe quel individu par la vertu d’une technique de plus en plus sophistiquée, sans que pour autant l’intelligence humaine en soit arrivée à un stade supérieur. Car l’homme du XXIe siècle n’est pas plus intelligent que celui du Paléolithique supérieur, vers – 40 000 ; il dispose seulement de beaucoup plus d’informations et peut en quelques secondes calculer ce que son ancêtre préhistorique mettait des années et des siècles à concrétiser, pour ne pas dire à rationaliser. Il s’ensuit un sentiment de supériorité qui fausse tout jugement de valeur et surtout, vu le mélange d’informations diverses qui lui parviennent, un confusionnisme à peu près total, phénomène naturel dans lequel le cerveau humain, débordé de partout, n’arrive plus à faire le tri dans ce qu’il reçoit. D’où la tendance actuelle, renforcée par le succès d’une technologie unique – et surtout unificatrice, donc réductrice –, à privilégier une croyance aveugle en un adage vaguement panthéiste : tout est dans tout.
Or, cette belle certitude n’est qu’un leurre. Tout n’est pas dans tout, mais le tout (qu’il soit humain ou divin) ne peut être que la conjonction – et non pas l’addition – d’une infinité d’informations parcellaires, généralement indépendantes les unes des autres, donc uniques, qui donnent naissance à un ensemble, cohérent ou non, considéré, selon les cas et les circonstances, comme définitif ou provisoire. C’est alors qu’apparaît le danger du syncrétisme (qu’on pourrait facilement dénommer par dérision le syncrétinisme), ennemi mortel de la synthèse, laquelle n’est autre que le résultat d’une lente assimilation (on pourrait dire « digestion ») d’éléments hétéroclites et hétérogènes qui constituent une nourriture brute nécessaire à l’évolution – sinon à la survie – de l’esprit humain. Mais, comme dans toute opération physiologique de ce genre, il y a nécessairement des déchets non assimilables. C’est le cas dans le domaine de la spiritualité, ou tout au moins de la métaphysique et de la religion considérée comme un ensemble socioculturel organisé et régi par des normes définies d’avance et surtout reconnues et acceptées par une collectivité déterminée. Par conséquent, dans le melting-pot que constitue le brassage permanent des idées, des croyances et des convictions, des choix s’imposent : il n’est pas bon d’ingurgiter des champignons reconnus comme mortels, pas plus qu’il n’est bon d’accepter n’importe quelle notion venue on ne sait d’où sous prétexte qu’elle est nouvelle et qu’elle pourrait déboucher sur des révélations inédites. L’esprit humain se meut à travers des paysages qui ne sont pas toujours favorables à son épanouissement.
Or, le confusionnisme actuel ne semble pas connaître de limites. Sous prétexte d’œcuménisme, on va tenter d’opérer une fusion entre le catholicisme romain, le protestantisme calviniste, l’orthodoxie byzantine et l’anglicanisme (qui n’est en fait qu’un catholicisme réformé !), sans se rendre compte des divergences fondamentales qui existent entre ces diverses confessions quant à l’interprétation de textes apparemment fondamentaux. De même, sous prétexte de revenir aux origines, on va s’efforcer de concilier les trois religions dites monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam, alors qu’aucune de ces confessions n’a la même approche du « divin », et qu’en dernière analyse, ce qu’on appelle le polythéisme n’est peut-être pas une « croyance en plusieurs dieux » mais simplement la lente dégénérescence d’un monothéisme primitif qui a fini par prendre les représentations concrètes de la divinité unique pour des entités isolées, douées d’une existence autonome. Alors qu’il ne s’agit que d’une matérialisation d’un concept spirituel intransmissible autrement que par des images concrètes.
Et que dire de cette mode actuelle qui consiste, pour un Occidental d’origine chrétienne, qu’il le veuille ou non, qu’il soit croyant, agnostique ou athée, à se faire bouddhiste ou hindouiste sans même réfléchir au fossé qui sépare la mentalité orientale de la mentalité occidentale ? Dans l’hindouisme et le bouddhisme, on se réfère à l’existence d’une âme collective qui se fondra ensuite dans le nirvâna, non pas le paradis à la mode chrétienne, mais l’unité retrouvée des êtres et des choses, tandis que dans le christianisme, le judaïsme et l’islam, on a foi en une âme individuelle responsable de ses actes et qui est destinée à rejoindre ce qu’on a souvent qualifié de « neuvième chœur des anges ». Les données sont donc profondément antinomiques et elles apparaissent inconciliables pour tout observateur impartial. On n’en finirait pas de dénoncer cette manie contemporaine de mélanger des sources hétérogènes, dépendant des conditions de vie dans un climat et une époque déterminés, ainsi que des contraintes sociologiques afférentes, dans l’espoir quelque peu démentiel de retrouver l’eau vive qui est à l’origine du monde et des êtres qui le peuplent.
Le seul point de référence est le mythe de la Tour de Babel. Dans l’opinion courante, cette anecdote, largement répandue par l’Histoire sainte, est le juste châtiment de l’orgueil humain face à la toute-puissance divine. Mais l’Histoire sainte, telle qu’elle est enseignée par l’Église romaine, en prend à son aise avec le texte de la Genèse. On en fait l’origine de la différenciation des langues, donc de la dispersion des peuples, alors qu’il s’agit de quelque chose de plus tragique : l’éparpillement de la Révélation primitive en une multitude d’interprétations, la plupart du temps contradictoires et même antagonistes. Il faut citer le texte. Lorsque les hommes commencent à bâtir leur ville et la fameuse tour, Iahvé-Adonaï descend contempler le spectacle et dit : « Maintenant, rien n’empêchera pour eux tout ce qu’ils préméditeront de faire ! Offrons, descendons et mêlons là leur lèvre (= langage) afin que l’homme n’entende plus la lèvre de son compagnon{1}. » Le texte est très clair et, de ce fait, il est assez terrifiant, car il suppose une féroce défiance divine envers le genre humain, ce qui peut justifier les innombrables révoltes constatées tout au cours de l’Histoire, contre un Créateur injuste et jaloux de ses prérogatives{2}.
Ainsi, le langage n’est donc pas seulement une affaire de vocabulaire mais l’instrument d’une compréhension partagée par une collectivité, apparemment universelle autrefois, d’une réalité essentielle transmise et véhiculée par des mots. À partir de ce moment crucial, symbolisé par l’épisode de la Tour de Babel, l’humanité n’a plus accès à la totalité du message primitif. Elle n’en a plus que des fragments éclatés, mais chacun des participants de cette humanité prétend en détenir la totalité, ce qui explique assez bien les discussions et les guerres idéologiques ou sanglantes qui n’ont pas cessé de ravager la planète depuis des siècles, et qui se perpétuent au gré des jours.
Cette perte de la Révélation primitive, quelle qu’en soit la cause, divine ou humaine, est catastrophique. Elle a fait le malheur de l’humanité. Elle a dispersé le message originel et elle a caricaturé la « quête » de l’absolu, comme en témoignent les récits qui se rattachent au Cycle du Graal, où l’on voit tous les chevaliers lancés à la recherche de la Vérité une et indivisible se massacrer entre eux parce qu’ils ne se reconnaissent pas. Et surtout parce qu’ils ne savent plus ce qu’ils cherchent. La confusion est totale. Est-ce l’œuvre du Diable, celui qui, étymologiquement, se dresse en travers ? Il n’y a pas de réponse, mais une constatation : chacun croit détenir cette Vérité et est prêt à éliminer tous ceux qui n’adhèrent pas à sa propre vision de cette Vérité. Or, la Vérité est un jugement de l’esprit, un raisonnement, qui n’a rien de commun avec la Réalité, laquelle nous échappe constamment, comme l’a montré si habilement Platon dans la célèbre allégorie de la Caverne. Nous ne voyons que le reflet des réalités supérieures, autrement dit nous ne percevons que les phénomènes qui ne sont que les conséquences sensibles de ce que le philosophe prussien Kant appelait les noumènes, terme désignant cette Réalité ineffable, et finalement incompréhensible. Il faut alors se souvenir de ce que constatait, quelque peu amèrement, Jean-Paul Sartre : « Nous sommes des paquets d’existants jetés sur terre sans savoir comment ni pourquoi. » Position agnostique, bien entendu, à laquelle Sartre prétendait apporter une solution : « L’existence précède l’essence », ce qui veut dire que c’est l’être humain qui définit, par son action, son essence dans un perpétuel devenir.
Mais Sartre a oublié que Dieu n’existe pas. À y réfléchir, Dieu (nom commode, devenu commun, mais qui ne fait que désigner la Cause primordiale) n’existe pas, au sens étymologique du terme. Il est, et c’est nous qui existons, c’est nous qui, toujours étymologiquement, sortons de. On ne sait pas de quoi, mais le fait est là. Nous sortons de « quelque chose » et nous tentons de savoir de quoi il s’agit. Là est l’origine de tous les systèmes de pensée métaphysique, l’origine de toutes les religions. Et l’origine de toutes les guerres de religion, de toutes les intolérances, de tous les abus de pouvoirs, et de toutes les spéculations sur la place de l’Homme et de son destin dans le cadre d’un univers inconnu et, sinon illimité, du moins probablement infini, toujours au sens étymologique, « non fini », « non achevé », « non parvenu à sa perfection »… Le philosophe grec présocratique Héraclite, génial promoteur – sinon inventeur – de ce qu’on appelle la Dialectique à trois termes (thèse, antithèse, synthèse), revivifiée par Hegel et complètement renversée par le matérialisme historique athée de Feuerbach et de Karl Marx, avait déjà compris que si tout est dans tout, rien n’est identiquement dans tout. C’est l’un des épigones aberrants de Platon, Aristote, maître à penser du Moyen Âge, relayé par Thomas d’Aquin, théologien officiel du Christianisme romain, qui a tout faussé en introduisant dans la pensée occidentale cette notion pernicieuse du « ce qui est faux n’est pas vrai, et inversement ».
Évidemment, la réaction contre cette doctrine arbitraire et restrictive ne s’est pas fait attendre, comme en témoignent les soi-disant « hérétiques » qui se sont succédé au cours des siècles jusqu’à nos jours. Mais, à présent, cette « réaction » s’opère dans tous les sens, et dans la confusion la plus totale. Oui, il faut retrouver le message originel, oui, il faut reconstituer la tradition primitive. Mais comment ? Là est toute la question. Quand Shakespeare fait dire à Hamlet : « To be or not to be », il savait parfaitement ce que cela signifiait. Mais la traduction française « être ou ne pas être » est un non-sens. Le verbe anglais to be, apparenté au gallois bydd et au breton bed, termes qui désignent le « monde », un « monde organisé, visible, relatif », est l’équivalent du mot français « exister ». Il n’a jamais eu le sens d’être. Quand Hamlet pose cette célèbre question, il ne fait allusion qu’à la présence humaine dans le monde des relativités. L’Être, c’est bien autre chose. Et les « existants » de toutes confessions ont beau prétendre détenir la Vérité, ils ne sont que des Fous de Dieu prêts à assumer et à concrétiser n’importe quel crime, au nom de ce Dieu (que celui-ci soit nommé Allah, Iahvé ou le Père Éternel), sans même savoir – ou sans même tenter de savoir – ce qu’est cette appellation arbitraire héritée du grec, comme l’a fort bien mis en évidence Georges Dumézil. Il n’est que l’image concrète d’une entité divine parfaitement abstraite, mais personnalisée et présentée sous des aspects anthropomorphiques. En définitive, dans notre pauvre vocabulaire, ce terme ne fait que désigner un Être Primordial innommable et inconnaissable.
D’ailleurs, ce « dieu » ne s’est jamais manifesté que par la voix des existants. Le Iahvé hébraïque ne nous est connu que par l’intermédiaire de Moïse – et de ceux qui ont écrit la Genèse et l’Exode sous son nom. Le Dieu des Musulmans ne nous est connu que par son prophète Muhammad, ou tout au moins par ceux qui prétendent avoir recueilli et transmis les paroles du « Maître », ce qui est loin d’être évident, puisque, dès la disparition du « prophète », ses descendants se sont entre-tués pour conserver le leadership de la nouvelle religion. Que dire, en plus, des Rig-Veda et autres écrits hindouistes ? Que dire également du prince indien Gautama, considéré comme l’initiateur du mouvement qu’on appelle bouddhiste, et qui n’est pas une religion, mais un système philosophique adapté aux populations extrême-orientales ? Il faut reconnaître que, seule, la religion chrétienne prétend que le Dieu incommensurable s’est manifesté dans la personne de Jésus-Christ. Encore faut-il savoir que tout ce que nous savons du Messie nous vient de témoins plus ou moins fiables qui ont mis par écrit, cinquante ou cent ans après, les paroles qu’il aurait prononcées. On est en plein flou artistique, à l’intérieur duquel s’agitent des personnages plus soucieux de leur bien-être matériel immédiat que du devenir spirituel de ceux à qui ils prétendent délivrer des passeports pour le Paradis.
Pourtant, la presque totalité des mythes et des légendes théogoniques insiste sur le fait qu’autrefois, « en ce temps-là », c’est-à-dire dans le temps des origines, ce « dieu » (ou ces dieux) s’adressait directement aux humains et leur transmettait un message clair et net qu’ils comprenaient. La Genèse en est un exemple, mais elle est loin d’en être le seul témoignage. La plupart des traditions font mention d’un état primordial où le Créateur (ou le Démiurge) était en contact permanent avec ses créatures. Cela, bien avant l’événement mystérieux symbolisé par l’épisode de la Tour de Babel. Alors, dans ces conditions, comment ne pas supposer l’existence d’une Révélation primordiale, malheureusement perdue ?
C’est pourquoi, depuis des siècles, en marge des dogmes établis par les religions institutionnelles, s’est développée une recherche, quelque peu désespérée, de cette tradition primitive considérée comme ayant réellement existé. Certes, depuis l’édit de l’empereur Théodose, en 382, qui établit le christianisme comme la religion officielle et unique de l’Empire romain{3}, la seule vérité était celle de l’Église, même si les options dogmatiques de celle-ci n’étaient pas encore bien définies. La formule « hors de l’Église, point de salut » s’appliquait intégralement, éliminant d’office toutes les tentatives d’interprétations diverses qui se manifestaient ici et là et qui étaient classées comme des « hérésies ». Le message évangélique, revu et corrigé dans le moule de la pensée gréco-romaine, avait acquis une valeur universelle et ne se discutait pas. Mais à partir de la Réforme, et surtout des réticences agnostiques du siècle des Lumières, la recherche métaphysique avait battu en brèche le « ce qui va de soi » imposé par l’Église. Il fallait trouver autre chose et explorer des domaines qui, jusque-là, avaient été interdits. Et l’époque romantique a donné le signal d’une recherche étendue à toutes les composantes d’une unité qu’on sentait confusément altérée et déformée par le dogmatisme chrétien.
Confusément… Voilà le terme qu’il convient d’employer. En effet, cette recherche, par suite d’un manque d’informations précises, s’est faite dans la confusion la plus totale, pour en arriver, aux alentours de l’an 2000, à un mélange ahurissant de données hétéroclites non vérifiées, sinon selon des méthodes scientifiques du moins selon des critères solidement établis et une connaissance approfondie des plus anciens textes légués par les siècles passés. Et que faire quand les textes supposés ont été perdus ou quand ils n’ont jamais existé ? Se référer à une « Tradition » ? Certainement, mais laquelle ? C’est ainsi que fleurissent actuellement d’innombrables « sociétés de pensée », pour ne pas dire « religions », dont les fondements, à l’analyse, ne reposent sur rien, sinon sur l’imagination de ceux qui prétendent en détenir les arcanes les plus confidentiels. C’est le cas du druidisme, cette religion des anciens Celtes (Gaulois ou autres), disparue depuis le IVe ou le Ve siècle de notre ère, mais reconstituée arbitrairement – et seulement de façon conjecturale – par quelques intellectuels « illuminés » à partir du XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne. Ce « néo-druidisme », puisqu’il faut l’appeler par son nom réel, n’a absolument rien de commun avec la religion vécue aux temps de l’indépendance celtique, au début de notre ère, et pour cause : cette religion interdisait l’usage de l’écriture et l’on ne possède aucun document autochtone authentique pour avoir le droit de la définir, tant par ses structures que par ses doctrines{4}. Quelle que soit la bonne foi des « néo-druides » contemporains, quelle que soit la valeur de leurs recherches, il faut bien admettre que le druidisme, tel qu’il a été vécu pendant des siècles par une grande majorité de la population européenne, est perdu à tout jamais et que toute tentative pour le faire renaître n’est qu’un jeu de l’esprit.
Cette incertitude concernant les anciens druides est due à un manque évident d’informations historiques sur les rituels qui devaient être en usage en ces lointaines époques. Mais, si l’on en croit les témoignages de l’Antiquité grecque et latine, les druides, qui enseignaient l’immortalité de l’âme et la renaissance dans une autre vie, étaient considérés comme des « philosophes », experts en sciences de l’univers, et des « mages » (magi), à la fois devins et opérateurs de pratiques magiques. Dans ces conditions, pour combler les vides d’une information incomplète, la tentation est forte de faire entrer en jeu la « sorcellerie », toujours plus ou moins vivante dans les traditions populaires, cette sorte de prolongement quelque peu dégénéré de la magie primitive telle qu’elle était vécue et pratiquée dans cet illud tempus, ce temps lointain des origines, lorsque l’existant humain savait encore régir les mécanismes les plus mystérieux d’un monde en perpétuelle évolution. Or, la « sorcellerie », personne ne sait exactement en quoi elle consiste, sauf ceux qui prétendent en détenir les secrets. Et dans l’opinion courante, du moins en Europe occidentale, les sorciers de village ont la réputation d’être les héritiers à la fois des druides celtes et des « hommes médecine », c’est-à-dire des chamanes, qui, au début du XXIe siècle, sont toujours en activité dans le nord et le centre de l’Asie (malgré la soviétisation et les influences chrétiennes ou musulmanes), dans le nord de l’Europe (chez les Lapons) et, bien entendu, dans le Nouveau Monde, chez les Esquimaux et les derniers « Peaux-Rouges », rescapés du génocide déclenché par de bons chrétiens européens contre des Amérindiens qui ne demandaient rien d’autre que de continuer à vivre selon leurs traditions dans les vastes espaces qu’occupaient leurs ancêtres.
C’est dire que, malgré les apparentes ruptures et les révolutions idéologiques qui se sont succédé au cours des siècles, les antiques croyances et les cultes afférents ont la vie dure. « Une bonne partie du christianisme lui-même s’éclaire par l’étude des cultes qui l’ont précédé. Toute religion actuelle est en effet le dernier aboutissement d’une longue série de croyances et de rites, transmis de génération en génération depuis l’âge préhistorique, transformés, altérés, adaptés, mais survivant aux révolutions religieuses même les plus violentes. […] Le paysan du XVIIIe, sinon du XXe siècle, et le chasseur de l’âge de la pierre, qui vivait un ou deux millénaires avant l’ère chrétienne, ont plus d’idées communes qu’on ne le pense généralement. En effet, lorsque l’Église conquit, du IIe au Xe siècle, les païens qui habitaient la Gaule, Gallo-Romains ou Barbares, elle se garda bien de heurter de front, avant d’être toute-puissante, les croyances de l’époque ; presque toujours, elle se contenta de les assimiler tant bien que mal à sa propre doctrine. Pour s’imposer aux païens, le christianisme se teinta de paganisme, il devint païen, peut-on dire ; et doit-on s’en étonner ? L’Église primitive ne fut-elle pas composée d’une réunion de païens ? Or, les nouveaux convertis ne dépouillèrent pas, du jour au lendemain […] ni leur hérédité, ni leur culture intellectuelle et morale ; ils apportèrent donc au christianisme leurs façons de penser, et consciemment ou inconsciemment, une partie de leurs préjugés, de leurs anciennes croyances, de leurs rites traditionnels{5}. »
C’est donc dans cette direction qu’il faut hardiment s’engager : explorer les traditions occidentales, tant populaires et orales que littéraires (dans la mesure où ces sources littéraires peuvent être considérées comme fiables), en ne négligeant aucun élément d’information. Mais c’est un exercice périlleux, car une telle démarche risque de déboucher sur un confusionnisme à travers lequel il serait impossible de tracer les grandes lignes d’une tradition authentique. Il est donc nécessaire de trier les informations venues de toutes parts et de les analyser de façon à en tirer le maximum de profits. Et ce n’est pas facile. Si le christianisme, d’origine sémitique mais diffusé à travers la philosophie grecque (en fait hellénistique) et le rationalisme romain, a récupéré des éléments antérieurs, il doit en être de même pour ce qu’on appelle le « druidisme », terme scientifique assez récent qui désigne une religion institutionnelle incontestablement de structure indo-européenne. Ce « druidisme », religion des Celtes historiquement prouvée en Occident à partir des environs de l’an 500 avant notre ère, a dû lui aussi absorber et intégrer des éléments appartenant à des croyances et des rituels provenant de la Préhistoire, notamment de l’époque mégalithique, de l’Âge du Bronze, et des périodes qu’on dit maintenant être « proto-celtiques », sans aucune autre précision que la présence des fameux « champs d’urnes » qui sont à peu près l’unique témoignage sur lequel on peut s’appuyer sans crainte de délirer.
C’est alors qu’intervient fatalement le rôle réel – ou imaginaire – de cet étrange phénomène classé, sans doute arbitrairement, comme étant le « chamanisme », ensemble de pratiques rituelles, magiques et psychiques, qui paraît avoir dominé non seulement l’Europe du Nord, mais la grande plaine nord-asiatique et, par extension, l’aire spécifique des Amérindiens qui, on le sait, sont des Asiates ayant franchi le détroit de Béring à une époque où la banquise reliait les deux continents. Ce « chamanisme » est sans aucun doute quelque chose de très ancien et de très répandu. Mais il consiste en un ensemble de croyances, de rituels et de techniques relevant de la magie, ou même de la médecine, et n’a jamais été une religion, au sens strict du terme, avec une tradition ancestrale, orale ou écrite, des dogmes, une hiérarchie et des institutions dûment établies. Par contre, le druidisme a été, c’est incontestable même si les informations le concernant sont fragmentaires, une religion institutionnelle de type indo-européen, ayant des points communs avec le brahmanisme et la religion primitive des Romains.
Il est impossible en effet de séparer le druidisme, ou du moins ce que l’on en connaît, du contexte indo-européen. C’est une religion qui a été apportée par des immigrants venus, en vagues successives, des plaines de l’Asie centrale, mais surtout des rives de la Mer Noire, cette région où les Grecs plaçaient le pays des mystérieux Cimmériens{6}, considérés comme des êtres fabuleux, habitant des domaines souterrains, et dans lequel, selon l’Odyssée, se trouvait l’une des entrées de l’Autre Monde. Mais pourquoi ne pas admettre qu’en émigrant vers l’ouest, cette religion indo-européenne primitive ne se serait par chargée d’éléments étrangers empruntés aux populations aborigènes ?
Certains sont allés très loin dans ce refus de toute influence allogène, se voilant volontiers la face devant les réalités du terrain, et rejetant en bloc « tout le fatras d’hypothèses sur l’origine préceltique ou non celtique des druides, les suppositions ou supputations sur leur parenté avec les chamanes de Laponie et de Sibérie » qui ne sont que « néant intellectuel et inintelligence pure{7} ». Il est vrai que depuis Fabre d’Olivet et ses aberrantes rêveries, reprises au début du XXe siècle par le soi-disant occultiste Édouard Schuré, on a, dans certains milieux spécialisés, affirmé avec force – et contre toute raison – que ce sont des druides partis d’Occident qui auraient été les fondateurs de la religion brahmanique de la plaine du Gange. Il est également vrai que le celtisant Julius Pokorny a consacré sa vie universitaire à tenter de prouver que les langues celtiques sont d’origine « hamitique », autrement dit apparentées à la langue berbère{8}. Il fallait donc réagir et revenir au point de départ : une religion indo-européenne teintée d’éléments divers empruntés aux peuples conquis pacifiquement ou par les armes dans un Occident déjà riche en traditions millénaires.
Car, en ce domaine, on se prouve plongé dans la confusion la plus totale, au mépris des plus élémentaires précautions d’emploi de la méthode comparative. Il est cependant une indéniable constatation historique : le druidisme a disparu depuis presque vingt siècles, tandis que le chamanisme, quelles que soient ses formes, quelles que soient ses dégénérescences probables, est toujours une réalité vécue au début du troisième millénaire. Il ne s’agit donc pas d’établir une identification entre ces deux systèmes de pensée, mais seulement d’en examiner les ressemblances ou les différences.
Qu’il y ait eu interférences entre les pratiques du chamanisme et celles du druidisme, cela paraît évident au premier abord, puisque les chamanes ont précédé les druides et qu’ils existent encore de nos jours. Mais une constatation s’impose d’emblée : les Druides ne sont pas des Chamanes et les Chamanes ne sont pas des Druides. Ces derniers sont des prêtres, appartenant à une classe sacerdotale organisée et hiérarchisée ; les Chamanes ne sont que des opérateurs isolés au sein d’une société, mais cependant dépositaires d’une tradition transmise depuis des siècles de bouche à oreille. Cependant, en dépit de cette différence fondamentale, druides et chamanes « fonctionnent » dans les mêmes domaines et naviguent en quelque sorte dans les mêmes eaux. C’est pourquoi, en désaccord total avec certains celtisants qui se prétendent – de leur propre chef – les seuls autorisés à parler de la religion druidique considérée sous l’unique héritage indo-européen, il importe d’explorer le vaste et nébuleux domaine où se sont rencontrés – et même souvent confrontés – les anciens Druides et les étranges « hommes médecine » que sont encore et toujours les Chamanes.