4. Le tertre féerique

En effet, sur toute l’étendue des territoires qui ont été sinon occupés, du moins traversés par les peuples celtes, les « tertres » jouent un rôle considérable dans l’imaginaire collectif. Il s’agit de buttes artificielles datant essentiellement de l’époque des mégalithes, c’est-à-dire pendant le Néolithique, avec des prolongements à l’Âge du Bronze, et que les archéologues appellent officiellement des cairns, terme anglais qui provient d’un ancien celtique cairn, signifiant « amas de pierres ». Il importe de préciser que ces cairns sont en fait les monuments mégalithiques qui portent le nom de dolmens (du breton taol, table, et maen, pierre) ou encore d’allées couvertes, dont les plus anciens, qui sont d’ailleurs les plus occidentaux, remontent à peu près à 5 000 ans avant notre ère et se sont répandus dans toute l’Europe, et même sur les rives africaines et asiatiques de la Méditerranée jusqu’à l’Âge du Bronze, c’est-à-dire entre - 2000 et – 700, sous des formes moins spectaculaires et plus restreintes.

Il existe à ce propos un cliché tenace qui a eu son heure de gloire à l’époque romantique : les dolmens étaient des « autels » sur lesquels les druides sacrifiaient d’innocentes victimes au cours de rituels mystérieux mais sanglants, témoignages évidents de la barbarie de ces temps reculés. Ce cliché, complètement stupide, était le résultat de l’incompréhension de ceux qui voyaient s’élever dans les endroits les plus déserts ces blocs de pierre dressés dont on se demandait en fait comment ils avaient pu être érigés. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que, bien souvent, il ne nous reste de ces monuments que leurs structures internes : tous les dolmens, toutes les allées couvertes étaient surmontés d’un tertre artificiel, construit de main d’homme, comportant des pierres (galgal) ou de la terre amassée (tumulus), ou les deux à la fois. Ils n’étaient jamais à ciel ouvert, et c’est au cours des siècles que l’érosion aidant, ou l’action humaine de récupération de la terre et des pierres, ces monuments ne nous apparaissent bien souvent que comme des squelettes décharnés au milieu de landes plus ou moins désertiques. Ce ne sont en réalité que des constructions – d’ailleurs élaborées selon une architecture soignée et symbolique ainsi que grâce à des techniques éprouvées – qui étaient cachées à la vue de tous sous des tertres qui, eux, étaient parfaitement visibles et repérables, situés la plupart du temps au sommet d’une colline ou dans des endroits qui permettaient de les remarquer de très loin.

Ces monuments sont incontestablement des tombeaux, certains individuels, d’autres collectifs, comportant plusieurs chambres funéraires. Mais, comme cela a été le cas pour les premières églises chrétiennes, construites sur le tombeau d’un martyr ou d’un saint personnage, les dolmens et les allées couvertes sont devenus très vite des sanctuaires. On peut l’affirmer bien qu’on ne sache évidemment pas comment se déroulaient les cérémonies de l’époque mégalithique : il est vraisemblable que l’assemblée des fidèles se tenait à l’extérieur et que seul le prêtre pénétrait à l’intérieur du monument. Il devait en être de même lors des funérailles d’un chef ou des membres de sa famille. Certains de ces tertres, en Irlande, comportent d’ailleurs, devant l’entrée du monument proprement dit, une sorte d’enclos qui, selon toute vraisemblance, était réservé aux assistants.

Ce sont donc à la fois des tombeaux et des sanctuaires. Mais ce ne sont pas des hypogées. L’inhumation des défunts ne se faisait pas sous terre mais au-dessus de la surface du sol, quand bien même le monument était édifié sur une hauteur. Cette particularité est très importante, car elle suppose que le monde des morts – et celui des divinités – se trouvait sur le même plan que le monde des êtres vivants, et non pas au-dessous. Dans tous les grands cairns, maintenant bien connus et étudiés, l’entrée se situe au ras du sol et le couloir qui conduit à la chambre sépulcrale est en pente ascendante avant de parvenir à un espace plus vaste qui n’est d’ailleurs jamais au centre même du tertre, mais toujours décalé par rapport à celui-ci. Il est évident que la chambre funéraire représente la matrice de la déesse-mère primitive et que le couloir d’accès est l’image du conduit vaginal. Tout se présente comme si les constructeurs de mégalithes avaient voulu représenter ainsi une image du ventre maternel dans lequel on conduisait solennellement les corps des défunts afin qu’ils puissent renaître dans une autre vie. Les exemples de tels monuments, notamment dans les îles Britanniques et en Bretagne armoricaine, ne manquent pas, et celui de Newgrange, en Irlande, dans la vallée de la Boyne, est sans aucun doute, depuis sa restauration, l’un des plus remarquables et des plus caractéristiques{78}.

Ces cairns ont toujours intrigué ceux qui les côtoyaient sans cesse, et les considéraient avec un certain respect mêlé d’une sorte de terreur inconsciente. La taille de ces pierres pouvait faire supposer que c’étaient des géants qui les avaient assemblées, ou encore que c’étaient des êtres surnaturels, des dieux ou des fées, qui les avaient apportées pour des raisons qui demeuraient mystérieuses. Cela parce qu’il fallait bien tenter de découvrir une explication à la présence dans les campagnes les plus reculées de ces vestiges des temps passés. Mais il y avait aussi la question qui se posait quant aux êtres qui pouvaient se dissimuler à l’intérieur de ces monuments, car nécessairement, en bonne logique, ces amas de pierres devaient avoir été bâtis dans un but déterminé. D’où la croyance fort répandue dans toute l’Europe que les nains, les korrigans et les elfes avaient leur domaine secret, à l’abri des regards humains, sous les dolmens ou dans l’obscurité des tertres.

Car les cairns appartiennent de facto à l’Autre Monde, celui des défunts et des dieux qui les accueillent après leur trépas dans un séjour infernal ou paradisiaque. « Il est probable qu’un grand nombre de traits de la géographie funéraire, de même qu’un certain nombre de thèmes de la mythologie de la mort, sont le résultat des expériences extatiques des chamanes. Les paysages que le chamane aperçoit et les personnages qu’il rencontre dans l’au-delà sont minutieusement décrits par le chamane lui-même, pendant ou après la transe », remarque Mircea Éliade. Le héros qui s’engage dans cet Autre Monde se comporte exactement comme un chamane, quelle que soit la méthode qu’il emploie pour « décrocher » du réel quotidien et parvenir à un état d’extase, donc de « double vue ». Et Mircea Éliade d’insister sur « l’existence de similarités entre les récits des extases chamaniques et certains thèmes épiques de la littérature orale. Les aventures du chamane dans l’autre monde, les épreuves qu’il subit dans ses descentes extatiques aux enfers et dans ses ascensions célestes, rappellent les aventures des personnages des contes populaires et des héros de la littérature épique ».

Et la conclusion, bien que prudente, qui découle de ces observations ne fait aucun doute : « Il est très probable qu’un certain nombre de “sujets” ou de motifs épiques, de même que beaucoup de personnages, d’images et de clichés de la littérature épique, sont, en dernière analyse, d’origine extatique, en ce sens qu’ils ont été empruntés aux récits de chamanes narrant leurs voyages et aventures dans les mondes surhumains{79}. »

Car les « tertres » sont les enveloppes visibles qui dissimulent la réalité des univers parallèles. Ils constituent le domaine des défunts, mais aussi celui des dieux et des êtres féeriques. C’est ce que la tradition irlandaise, la plus archaïque de toute l’Europe occidentale, tente d’expliquer dans le Livre des Conquêtes, cette compilation savante du XIIe siècle qui se présente comme un résumé de l’histoire mythique de l’Irlande, telle qu’elle avait été conservée dans la mémoire populaire et répercutée par la classe des lettrés, eux-mêmes héritiers des anciens druides de l’époque pré-chrétienne.

Il s’agit essentiellement de l’occupation de l’Irlande par différents peuples au cours des âges. On remonte ainsi avant le déluge, alors que l’île est peuplée par une race inconnue qui disparaît lors du cataclysme. Puis, ce sont les tribus de Partholon, des défricheurs et des pasteurs, qui viennent s’y installer. Mais ceux-ci se trouvent en conflit avec des êtres monstrueux, les Fomoré, dont l’origine est inconnue mais qui résident quelque part dans des îles entourées de brouillards, et qui symbolisent les forces obscures et pour ainsi dire diaboliques, qui s’opposent à l’harmonie du monde. Les tribus de Partholon disparaissent et sont remplacées par les tribus de Nemed qui, leur nom l’indique (nemed signifie « sacré »), témoignent d’une introduction de la pensée métaphysique, sinon religieuse. Mais, aux prises avec les Fomoré, les tribus de Nemed doivent émigrer. C’est alors que surgissent les Fir Bolg, les « Hommes Foudre », emblématiques d’une civilisation où apparaissent les arts du feu et la métallurgie. Mais ces Fir Bolg sont bientôt supplantés par les Tuatha Dé Danann, les tribus de la déesse Dana.

Ces tribus viennent des « îles du nord du monde », lieu évidemment symbolique, mais elles apportent avec elles « la sagesse, la science, la magie et le druidisme ». Autrement dit, elles constituent une société très structurée, très hiérarchisée, de personnages divins. De fait, ce sont les anciens dieux de l’Irlande païenne dont on retrouvera plus tard les équivalents dans les diverses mythologies indo-européennes. Ces tribus de la déesse Dana se heurtent également aux Fomoré, mais elles assurent finalement leur suprématie sur toute l’Irlande, du moins un certain temps, car de nouveaux envahisseurs se présentent, les « Fils de Milé », soi-disant descendants de Nemed, qui sont les Gaëls, donc des Celtes indo-européens. Après une lutte sans merci qui aboutit à la célèbre bataille de Tailtiu, un accord de paix est conclu entre les Tuatha et les Gaëls : ces derniers auront la terre d’Irlande, à charge pour eux de la mettre en valeur, et les tribus de Dana posséderont le royaume obscur des tertres ainsi que les îles lointaines.

« Ainsi, chacun serait chez soi, mais cela ne dispenserait pas les uns et les autres de rester toujours en contact. Il fut notamment précisé que les tribus de Dana pourraient, si tel était leur désir, quitter leur invisibilité et venir parmi les Fils de Milé, mais qu’en contrepartie, les Fils de Milé pourraient pénétrer dans le domaine des tribus de Dana chaque année, pendant le temps que durerait la fête de Samain{80}. » Telle est l’origine de la croyance selon laquelle les cairns sont le domaine des dieux, des héros et des défunts.

La fête de Samain, le 1er novembre (plus exactement la nuit de la pleine lune la plus proche de cette date), est en effet le moment le plus important de l’année. C’est le « Nouvel An », la « fin de l’été » (sens du terme gaélique) et l’entrée dans les « mois noirs » de l’hiver. Mais, symboliquement, cette fête de Samain se situe en dehors du temps et de l’espace. Le temps y est en effet aboli, notion qui se retrouve dans le prolongement chrétien de cette fête païenne, la Toussaint, qui consacre la communion des Saints, du Passé, du Présent et de l’Avenir. Pendant les trois jours et nuits symboliques de Samain (et dans les manifestations folkloriques de Halloween, qui en sont l’aspect populaire), les deux mondes, celui des vivants et celui des dieux, communiquent sans problème, et la plupart des grandes légendes épiques de l’Irlande ne se font pas faute d’insister sur cette datation : c’est à ce moment-là que se produisent les grandes aventures des héros, qu’ils soient humains, surhumains ou divins{81}.

Mais en dehors de cette fête rituelle qui consacre en quelque sorte la notion d’éternité, le monde des Tertres est séparé de celui des humains. Chacun chez soi. Mais les habitants de l’Autre Monde ont le don d’invisibilité, ce que ne possèdent pas les humains, à moins d’être doués du don de double vue. C’est ce qui arrive à une sage-femme bretonne dans un conte populaire de Haute Cornouaille recueilli à la fin du XIXe siècle. Ce conte est très réduit, mais en lui-même il se présente comme l’héritage d’une croyance ancestrale qui ramène d’ailleurs à la pierre d’invisibilité que la mystérieuse Impératrice remet au héros Peredur pour lui permettre d’entrer dans l’Autre Monde et de vaincre le terrifiant Addanc, gardien des trésors cachés.

L’histoire est très simple. Une femme korrigan est sur le point d’accoucher. Elle fait venir une sage-femme réputée pour l’assister. Une fois l’enfant né, la mère chante quelques vers d’une chanson : « Cherchez là, ma commère, au coin de l’armoire, – vous y trouverez une pierre ronde. – Frottez-en les yeux de mon enfant. » La sage-femme obéit, mais comme elle comprend que la fameuse pierre doit avoir une vertu particulière, elle s’en frotte également son œil droit. Et le récit précise : « Elle ignorait que cette pierre précieuse, qui était parfaitement polie et dont la forme était celle d’un œuf, avait la propriété de donner aux personnes dont elle avait touché les yeux, la faculté de voir les korrigans lorsqu’ils se rendaient invisibles. » C’est ainsi qu’un jour de marché, elle aperçoit sa commère, la femme korrigan, invisible, prendre, « parmi les marchandises, celles qui lui plaisaient le plus sans que les marchands parussent en être surpris ».

Mais, le soir, elle rencontre la femme korrigan et lui dit : « Ah ! commère, vous avez fait aujourd’hui une rude brèche aux étalages et aux boutiques d’étoffes, et pourtant, elles ne vous ont pas coûté bien cher. » La femme korrigan lui demande alors de quel œil elle l’a vue. « De l’œil droit », répond-elle. C’était celui qu’elle avait touché avec la pierre. « Aussitôt, la femme korrigan enfonça un de ses doigts dans l’œil que sa malheureuse commère venait de lui désigner, l’arracha de son orbite et lui dit qu’elle ne la verrait plus désormais. » C’est ainsi que la sage-femme devint borgne « et ne vit plus jamais les korrigans lorsque ceux-ci étaient invisibles{82} ».

Il y a donc des règles très précises concernant les rapports qu’entretiennent les humains avec les gens de l’Autre Monde. Les tertres mégalithiques sont certes habités, et personne ne peut en douter, mais on ne pénètre pas impunément dans des domaines interdits. D’ailleurs, dans la tradition gaélique d’Irlande, les cairns, où résident les dieux, les héros et les défunts, sont connus sous l’appellation de sidh, terme gaélique qui signifie « paix », « sérénité ». Ce n’est peut-être pas toujours en conformité avec ce qui s’y passe, puisque innombrables sont les combats et les guerres dans cet univers invisible, mais c’est un fait : le Sidh est considéré comme un monde idéal et paradisiaque, celui d’avant la « chute », pour utiliser un langage judéo-chrétien, par rapport au monde humain agité de dissensions perpétuelles, de turbulences diverses et surtout dominé par la violence et l’injustice.

Mais, dans la littérature épique de l’Irlande, il arrive fréquemment qu’un héros s’introduise frauduleusement, généralement par ruse ou par simple intimidation, dans le domaine réservé des êtres féeriques – et invisibles. Un récit (les Enfances de Finn) du fameux cycle du Leinster, connu sous l’appellation globale de cycle « ossianique », nous dévoile ainsi comment le roi Finn mac Cool (Fingal, père d’Oisin, c’est-à-dire de l’Ossian si célèbre à l’époque romantique grâce aux ouvrages de l’Écossais Macpherson) obtient certains pouvoirs pourtant réservés aux gens du sidh. Mais ce n’est certes pas sans mal ni sans exposition au danger, car le « sacré » est toujours ambigu : il peut réveiller les énergies et conduire vers une possession divine ; mais il peut également conduire à la mort, ou tout au moins à la déchéance. N’importe quel individu n’est pas capable de supporter le choc qui se produit nécessairement lors de la rencontre – fortuite ou volontairement provoquée – entre les deux univers de nature fondamentalement opposée.

D’après ce récit, Finn mac Cool se rend chez le poète Cethern pour y apprendre non seulement la poésie, mais la science et la divination. Il y arrive quelques jours avant la fête de Samain et se mêle à une assemblée de poètes. Le soir venu, Finn et Cethern s’en vont flâner dans la prairie « sous un tertre qu’on appelait le sidh Élé ». Finn demande au poète pourquoi ce tertre est ainsi appelé et l’autre lui répond : « Au nombre des habitants de ce tertre est une fille d’une merveilleuse beauté qui porte le nom d’Élé. C’est en son honneur que nous appelons le tertre de cette manière, tant sa beauté surpasse celle de toutes les autres femmes. On ne la voit pourtant que la nuit de Samain, car durant cette fête, tu le sais, les tertres sont tous ouverts : leurs habitants peuvent venir vers nous et nous pouvons aller vers eux visiter leurs immenses domaines et parcourir leurs palais merveilleux. »

Le décor est donc tracé. Dans le tertre féerique, il y a d’immenses domaines et des palais merveilleux, un Autre Monde parallèle dont la richesse et la somptuosité excitent l’imagination quand ce n’est pas la convoitise. Or, le soleil vient à peine de disparaître « que les tertres s’ouvrirent. […] Finn vit en sortir une foule de gens qui, de tertre en tertre, échangèrent de joyeuses paroles, et il remarqua qu’ils s’apportaient mutuellement de quoi boire et manger. En apparence, tout le monde semblait festoyer […] les habitants du tertre ne manifestant aucune hostilité vis-à-vis des gens massés dans la prairie ». Précisément, ces gens massés dans la prairie viennent chaque nuit de Samain pour apercevoir, ne fût-ce qu’un seul instant, la belle Élé dont ils sont éperdument amoureux. Mais ce comportement est dangereux, car chaque année, l’un d’eux est mystérieusement tué d’un coup de javelot. Or Finn s’est juré de faire cesser ce jeu sanglant. Il guette dans l’ombre et, au moment où Élé apparaît dans sa fascinante beauté, il remarque « un homme vêtu de gris sombre qui, sortant du tertre, suivait la femme à une certaine distance. Et cet homme portait un javelot ». Alors, lorsque l’inconnu lève le bras, prêt à envoyer son javelot sur l’un des hommes de l’assistance, Finn jette sa lance sur lui et le transperce. « Avec un grand cri de douleur, l’inconnu s’effondra, mais pour se relever immédiatement, s’enfuir en courant vers le sidh Élé et y disparaître à l’intérieur. »

Finn se précipite vers l’entrée du tertre, mais la porte en est fermée. Il entend alors « de grandes lamentations et comprend que les habitants du tertre déploraient la mort de l’un des leurs, l’amant de la belle Élé qui, chaque année, par jalousie, tuait l’un des soupirants de sa bien-aimée ». Cependant, certains de ceux qui étaient sortis hors du tertre n’ont pas eu le temps d’y rentrer. Finn se précipite au milieu d’eux, saisit une femme par le bras et l’entraîne le plus loin possible. La femme menace Finn de terribles malédictions s’il ne la lâche pas. Finn ne se laisse cependant pas impressionner, et il engage une négociation : il ne la lâchera que si elle lui restitue la lance – quelque peu magique – avec laquelle il a tué l’amant de la belle Élé. « Alors, sans qu’il pût comprendre comment, elle disparut dans le tertre d’où montaient toujours des cris et des lamentations, mais bientôt la porte s’entrouvrit, et la lance de Finn retomba à ses pieds, encore ruisselante de sang{83}. »

Mais Finn mac Cool n’en a pas fini avec les habitants du sidh. La suite du même récit nous montre le héros, avec un compagnon du nom de Fiacail, errant, sans aucun doute un autre soir de Samain, sur une colline désertique : « Ils virent trois femmes qui se lamentaient sur un tertre. Intrigués, ils s’en rapprochèrent, mais dès qu’elles les eurent aperçus, elles se relevèrent et se précipitèrent à l’intérieur du tertre. L’une d’elles, cependant, ne fut pas assez rapide et, l’attrapant par son manteau, Finn lui arracha une broche qui resta dans sa main. » Quand elle s’en aperçoit, la femme revient vers Finn dans un état de colère effroyable, et elle lui ordonne de lui rendre la broche. Finn lui répond qu’il ne la lui rendra que si elle lui explique pourquoi les deux femmes et elle-même se sont enfuies à leur approche. « Je n’ai pas à te le dire », répond la femme.

Mais il n’empêche qu’elle se met à se lamenter bruyamment : « Il serait honteux pour moi de regagner le tertre sans elle (la broche). Tu ne pourrais le comprendre, mais cela me serait une flétrissure insupportable. Les miens me banniront et j’en serai réduite à errer nuit après nuit par l’Irlande entière sans jamais trouver un instant de repos. Rends-moi cette broche, je t’en supplie, et en échange, je te ferai un don{84}. » Finn accepte de lui rendre la broche, et il reçoit en échange un don, mais on ne sait pas lequel, probablement un pouvoir de divination.

Ainsi donc il est possible d’échanger des objets – équivalents de pouvoirs surnaturels ou simplement magiques – avec les êtres de l’Autre Monde. Mais, dans cette histoire, qui concerne la volonté farouche d’un humain de connaître ce qui se passe dans le sidh, est également évoquée l’errance possible de certains membres du peuple féerique à la suite d’un bannissement. Si l’on comprend bien, la femme, privée de sa broche, deviendrait un fantôme condamné à errer entre deux mondes sans pouvoir jamais se fixer quelque part. La même conception se retrouve dans de nombreuses légendes chrétiennes qui mettent en scène certaines âmes du Purgatoire, elles-mêmes condamnées à errer entre les deux mondes tant que ne serait pas accompli le temps de leur pénitence ou tant qu’elles n’auront pas été aidées dans leur « salvation » par un humain compatissant. Il est évident que la broche, dérobée puis rendue à la femme du sidh par Finn mac Cool, devait avoir symboliquement une importance extraordinaire : c’était vraisemblablement l’emblème de ses pouvoirs surnaturels. Privée de ces pouvoirs, elle ne pouvait donc plus appartenir au peuple féerique et demeurait ainsi à la merci de celui qui s’en était emparé indûment, en ignorant d’ailleurs comment s’en servir. Plus que jamais, si les hommes ont besoin du secours des dieux, Dieu a lui-même, selon un adage bien connu, besoin des hommes. C’est le sens qu’on peut donner à l’alliance privilégiée et même exclusive, tant de fois évoquée dans la Bible, entre Iahvé et les patriarches de l’Ancien Testament.

Car s’il peut y avoir friction et même opposition violente entre les deux mondes, la plupart du temps un accord se fait qui permet de maintenir l’équilibre de l’univers. Les peuples du sidh ne sont pas les ennemis du genre humain, ils en sont le complément, à moins que ce soit le contraire. Un autre récit irlandais, les Aventures de Néra, récit assez compliqué du fait de sa concision et d’un manque total d’explications (ayant vraisemblablement pour cause la non-compréhension du copiste chrétien en face d’une tradition païenne), constitue un témoignage remarquable de cette alliance tacite entre le visible et l’invisible.

C’est le soir de Samain dans la forteresse de Cruachan où résident deux personnages essentiels du légendaire irlandais, Ailill et Maeve (Mebdh), roi et reine de Connaught. Ceux-ci ont groupé avec eux quelques fidèles guerriers autour du foyer où bout un vaste chaudron dans lequel cuit lentement de la venaison. Tout à coup, le roi déclare qu’il accordera la récompense de son choix à celui qui aura le courage d’aller nouer un brin d’osier autour du pied d’un des deux captifs pendus dans une « maison des tortures ». On n’en sait pas plus sur la « pendaison » des captifs, ni sur ce qu’est exactement la « maison des tortures », ni sur la signification réelle du rituel qui consiste à nouer un brin d’osier autour du pied d’un pendu, mais le récit prend alors une étrange dimension : « Grandes étaient les ténèbres, cette nuit-là. Tous les hommes voulurent y aller, mais chacun d’eux revint au plus vite sans avoir mis le brin d’osier autour du pied du prisonnier. Tous avaient peur des fantômes qui rôdaient dans la forteresse. » Si l’on comprend bien, il s’agit de la description de ce qui se passe actuellement un peu partout pendant la soirée du 31 octobre, c’est-à-dire pendant la veillée de Halloween. Mais il y a une différence : là, ce sont des vrais fantômes et non des enfants qui se déguisent. Le texte irlandais insiste sur la terreur qui saisit les guerriers, même les plus courageux d’entre eux.

Il y en a cependant un qui relève le défi, un certain Néra. Le roi lui promet sa belle épée à poignée d’or s’il réussit l’épreuve. Mais Néra est prudent. Avant d’aller affronter les fantômes, il prend soin de revêtir une solide armure. Or, dès qu’il arrive dans la « maison des tortures », l’armure tombe d’elle-même trois fois de suite, et c’est l’un des captifs qui lui donne la solution pour la faire tenir : la fixer avec un clou. Voilà qui est fait, et l’armure tient bon. Néra noue le brin d’osier autour du pied du prisonnier, mais celui-ci lui demande une faveur : « Par ta vraie valeur, prends-moi sur ton dos pour que je puisse aller boire avec toi. J’avais très soif quand on m’a pendu ici. »

Tout cela est bien mystérieux. On remarquera toutefois que le captif est pendu, ce qui renvoie au rituel dit de Teutatès (thème illustré d’ailleurs sur une des plaques du fameux Chaudron de Gundestrup), et qu’il est assoiffé, desséché, en quelque sorte étouffé, ce qui est conforme à ce que prétend le scoliaste de Lucain dans un manuscrit qui recopie le passage de La Pharsale qui concerne les croyances et les rituels des Gaulois. Néra accepte et prend le prisonnier sur son dos. Il leur arrive à tous deux d’étranges aventures, mais le prisonnier peut enfin étancher sa soif. Mais tout bascule quand Néra veut rependre le prisonnier là où il l’a trouvé.

En effet, Néra voit « une chose surprenante : à la place de la forteresse, la colline était brûlée devant lui et, dans le monceau de têtes fichées sur des pieux qui en occupaient la surface{85}, il reconnut les têtes d’Ailill et de Maeve, et de tous leurs familiers ». On devine aisément l’ahurissement qui saisit Néra à ce moment-là.

Mais le héros de cette histoire n’est pas au bout de ses surprises. Il aperçoit une foule de guerriers qui disparaissent dans l’ombre. Il les suit sans trop savoir pourquoi et se retrouve dans un « autre monde » semblable à celui des humains, avec un village, des maisons solidement bâties, des jardins et des prairies. Les guerriers auxquels il s’est mêlé s’aperçoivent de sa présence insolite et le conduisent devant un « roi ». Celui-ci l’accueille avec bienveillance, mais il lui ordonne d’aller rejoindre une femme qui vit seule dans une maison et de lui apporter chaque jour un fagot de bois. Néra ne peut faire autrement qu’obéir. Il va trouver la femme, couche avec elle cette nuit-là et, le lendemain, s’acquitte de son devoir quotidien envers le roi, lui apportant donc un fagot de bois. Il demeure là pendant un temps indéterminé, étant témoin de choses assez déroutantes, comme celle de la présence d’une couronne fabuleuse – et magique – gardée par un aveugle et un boiteux.

Un jour, cependant, comme il a conscience que rien n’est normal dans l’univers qui l’entoure, et que ce ne peut être que celui du sidh, il finit par poser des questions à la femme avec laquelle il vit : « Je me demande ce qui s’est passé le jour où j’ai pénétré dans le tertre. J’ai vu que la forteresse de Cruachan avait été détruite et incendiée et que les gens de ton peuple ont tué Ailill et Maeve, ainsi que toute leur maisonnée. » La femme lui révèle alors la vérité sur les fantasmagories dont il a été le témoin passif : « Ce n’est pas exact. C’est une armée d’ombres qui est allée dans la forteresse. Mais ce que tu as vu se réalisera si tu n’avertis pas les tiens. » Néra ne comprend guère ces paroles, mais il insiste en demandant à la femme comment il pourrait avertir les siens puisque ceux-ci sont apparemment morts. La femme répond : « Lève-toi et va vers eux. Ils entourent toujours le chaudron, et ce qu’il contient n’a pas encore été mangé. » En fait, la femme du sidh, par amour ou pour toute autre raison, trahit son propre peuple en faveur de Néra. Elle va même plus loin puisqu’elle lui conseille de dire à Ailill et à Maeve de venir détruire le sidh à la prochaine fête de Samain. Enfin, elle lui révèle qu’elle est enceinte et qu’elle donnera bientôt naissance à un fils. Et elle ajoute : « Quand ton peuple viendra détruire le tertre, envoie un message pour me prévenir et que je puisse me mettre à l’abri ainsi que ton troupeau. Et toi-même, tu pourras revenir ici quand tu voudras. » Mais comme Néra doute que le roi et la reine de Connaught puissent croire un récit aussi fantastique, la femme lui conseille de cueillir des « primeroses, de l’ail sauvage et des fraises », végétaux qui sont plutôt anachroniques par rapport à la période de Samain, afin de prouver la véracité de ses dires.

Voici donc Néra de retour dans la forteresse de Cruachan. Contrairement à ce qu’il avait vu avant de pénétrer dans le sidh, il ne remarque rien d’anormal. La forteresse lui semble absolument intacte. « Il lui semblait avoir séjourné trois jours dans le tertre. Or, en arrivant dans la maison, il trouva Ailill et Maeve, ainsi que leurs familiers, autour du chaudron. » Il raconte alors qu’il a accompli la mission dont il s’était chargé, à savoir nouer un brin d’osier autour du pied d’un prisonnier pendu ; puis il fait part au roi et à la reine de Connaught de ce qu’il a appris concernant la destruction du sidh à la prochaine fête de Samain. Ailill, conformément à sa promesse, donne alors à Néra son épée à poignée d’or et s’engage à entreprendre une expédition contre le sidh.

Une année entière se paisse, du moins dans le monde humain. « Trois jours avant Samain, Ailill avertit Néra qu’il était temps pour lui d’aller, comme convenu, protéger sa femme et ses biens. » Néra retourne donc – on ne sait pas trop comment – dans le sidh où sa femme lui présente son fils. Puis il s’en va avec sa femme, son fils et son troupeau en un lieu qui n’est pas précisé. Alors, « la veille de Samain, Ailill et Maeve rassemblèrent les hommes de Connaught et allèrent assaillir le sidh. Après l’avoir détruit, ils emportèrent toutes les richesses qu’il recelait. Et voilà comment Ailill et Maeve obtinrent la couronne de Briun qui leur conférait la suprématie sur les autres peuples de l’Irlande. Quant à Néra, il retourna dans le sidh avec sa femme, son fils et son troupeau, et il y vécut depuis lors{86} ».

Il y a bien des obscurités dans ce texte qui paraît très archaïque dans son essence, mais dont la rédaction a nécessairement été altérée par les diverses transcriptions au cours des siècles, soit par suite d’une certaine censure chrétienne, soit parce que les copistes ne comprenaient plus exactement de quoi il s’agissait, ce qui est d’ailleurs malheureusement le cas pour de nombreux récits collectés dans les manuscrits du Moyen Âge. Mais une étude minutieuse de l’ensemble de la trame des Aventures de Néra, à la lumière des réflexions de Mircea Éliade sur la probable origine « extatique » de certains mythes, fait incontestablement apparaître les grandes lignes d’une expérience chamanique dans la meilleure tradition du genre.

En effet, il s’agit d’abord d’un voyage dans l’Autre Monde. Le roi Ailill provoque ses guerriers à l’accomplir, mais la grande majorité d’entre eux sont incapables d’aller loin : ils abandonnent leur périple initiatique parce qu’ils se sont laissé impressionner par les fantasmagories qui surgissent dans leur esprit. Et ces fantasmagories sont évidemment culturelles. Puis la croyance générale est qu’en cette nuit de Samain, donc dans ce qui est maintenant la veillée de Halloween, l’ombre est envahie par des fantômes ou des êtres maléfiques. Il y a donc élimination de ceux qui ne sont pas destinés à aller jusqu’au bout de leur voyage extatique.

Néra ose s’enfoncer dans les ténèbres, c’est-à-dire dans un univers inconnu. Il fait taire ses craintes et accomplit donc la mission dont il s’est chargé : il noue un brin d’osier autour du pied du condamné. Mais il faut alors s’interroger sur la vraie nature de ce prisonnier dont la situation, apparemment et en bonne logique, est absolument inexplicable, et même injustifiable. Il est pendu, on ne sait pas comment, peut-être par les aisselles, peut-être même par les pieds, la tête en bas. Dans ce dernier cas, cela rappellerait le sacrifice en l’honneur de Teutatès, illustré sur le Chaudron de Gundestrup et décrit par le scoliaste de Lucain. Mais est-ce un sacrifice sanglant ? Certainement pas : la figuration du Chaudron de Gundestrup laisse percevoir qu’il s’agit d’un rite de régénération, puisqu’on comprend que les guerriers morts ou blessés, qui vont de droite à gauche (sens maléfique), après avoir été plongés dans le chaudron la tête en bas, paraissent bien vivants et triomphants sur le plan supérieur, allant cette fois de gauche à droite (sens bénéfique).

C’est à ce moment qu’il faut se référer à un personnage mythologique de la tradition germano-scandinave, le grand dieu Wotan-Odin-Woden, dont Régis Boyer n’hésite pas à affirmer que « rien n’interdit de voir en lui une sorte de dieu-chamane, “une espèce de dieu-sorcier”, comme dit G. Dumézil. […] Odin a tous les traits d’un roi-chamane : il en possède les facultés extatiques caractérisées, cette “fureur” qui lui vaut son nom{87}, ces transes qu’évoque implicitement le Grinismal{88}. Il est grand maître de la magie, c’est le grand voyant, ce qui explique qu’il soit borgne. Enfin, il a dû subir une douloureuse initiations{89} ».

Car Odin-Wotan a des rapports très étroits avec les pendus. « Parfois, il suscitait hors de terre des hommes morts ou bien siégeait sous les pendus. Aussi était-il appelé le Seigneur des Morts ou Seigneur des Pendus. […] De tout trésor enfoui dans le sol, Odin savait où il était caché et il connaissait les lais qui lui ouvraient la terre et les rochers et les pierres et les monticules, il liait par des paroles ceux qui y habitaient, il y entrait et y prenait ce qu’il voulait{90}. » On croirait presque qu’il s’agit du pendu que Néra emporte sur son dos et qui lui permet ainsi de pénétrer dans le sidh. Effectivement, ce mystérieux pendu a quelque chose d’odinique. Dans son inexplicable situation, il rappelle la « douloureuse » initiation d’Odin, lui aussi pendu pour acquérir des pouvoirs surnaturels, comme en témoigne cette strophe du récit scandinave intitulé Havamal : « Je sais que je pendis – à l’arbre battu des vents – neuf nuits pleines, – navré d’une lance, et donné à Odin, – moi-même à moi-même donné, – à cet arbre – dont nul ne sait – d’où proviennent ses racines{91}. » De plus, dans un autre texte scandinave, le Grinismal, nous voyons Odin pendu entre les feux, privé de nourriture et de boisson huit jours durant pour obtenir puis exposer une science sacrée à la fois prophétique, révélatoire (les demeures sacrées) et purement gnomique (les rivières de l’au-delà, les chevaux des Ases). Nous avons déjà entrevu, à propos de nécromancie, son commerce étrange avec les pendus. […] Ce trait peut renvoyer à la pendaison rituelle des victimes qui lui étaient sacrifiées ; il peut valoir pour sa propre pendaison, indispensable à l’acquisition du savoir caché{92} ».

Il s’agit bien entendu ici du dieu germano-scandinave Odin et non d’une divinité celtique, mais le caractère chamanique d’Odin rejaillit sur le caractère des héros et des dieux de l’épopée celtique, qu’elle soit irlandaise ou galloise. Il est certain qu’il existe un « fonds autochtone nordique sur lequel sont venus se greffer les Indo-Européens. […] Rappelons que le chamanisme s’applique à un culte archaïque répandu dans tout le continent nord-asiatique, qu’il postule un spiritualisme vivant et l’existence d’un autre monde avec lequel le prêtre-sorcier ou chamane est susceptible d’entrer en communication{93} ».

C’est bien ce qui arrive à Néra lorsqu’il noue le brin d’osier au pied du pendu et qu’il emmène celui-ci sur son dos. Le pendu, authentique Odin, ou tout au moins authentique chamane initiateur, le fait pénétrer dans l’Autre Monde et lui confère la connaissance des « choses cachées », en l’occurrence la vision de ce qui pourrait arriver s’il n’intervenait pas lui-même pour détourner un destin fixé d’avance. C’est dire l’importance du héros-chamane qui peut transformer le monde par l’acquisition de certains pouvoirs. Mais ce qui est remarquable dans l’histoire de Néra, c’est que la durée de son séjour dans le sidh, qui paraît fort longue dans le récit, n’est en réalité que de quelques minutes : lorsqu’il retourne dans la maison où Ailill et Maeve tiennent leurs assises, tout cela s’est passé le temps d’un rêve, c’est-à-dire d’une extase pendant laquelle le double spirituel de Néra s’est évadé de son corps matériel et a voyagé à la fois dans le temps et dans l’espace. La description d’un voyage chamanique est ici plus qu’évidente.

Le temps est donc aboli pendant le séjour dans le tertre féerique, mais également l’espace. Si la forteresse de Cruachan est située sur la colline du Connaught qu’on appelle maintenant Rath Croghan, cela désigne un enclos assez vaste, entouré de palissades et de fossés, à l’intérieur duquel se dressent plusieurs habitations, y compris la salle où le roi et la reine reçoivent leurs guerriers autour d’un foyer, généralement central, dont la cheminée n’est autre qu’un trou dans la toiture par où s’échappent – plus ou moins facilement – les fumées. Les convives, on le sait grâce aux descriptions non seulement des conteurs irlandais, mais des chroniqueurs grecs, s’asseyaient par terre, autour du foyer, sur de la paille et des joncs fraîchement cueillis, et se partageaient la nourriture, de la venaison, cuite dans un énorme chaudron. Et l’on peut encore actuellement apercevoir les ruines, tout au moins les substructures, de cette forteresse parfaitement réelle et tangible. Mais où est donc situé le sidh de Cruachan ?

Certes, on découvre également les débris d’un tertre mégalithique à l’intérieur même de cet enclos, preuve qu’il y avait continuité entre la période mégalithique et l’époque celtique proprement dite : de toute façon, la colline de Cruachan était un endroit symbolique, pour ne pas dire sacré, comme l’était le site de Tara, en Leinster, centre idéal, véritable omphallos de la tradition irlandaise, comme le sera plus tard, après la christianisation, la colline de Slane, où un sanctuaire s’est dressé sur les ruines d’un établissement druidique. Or, si l’on suit à la lettre le récit des aventures de Néra, on s’aperçoit que l’espace est également aboli : le sidh est partout et nulle part, et, pourvu qu’on soit « initié », on peut y pénétrer sans s’en rendre vraiment compte. Et pourtant, il est présent à côté du monde quotidien et ne s’en différencie guère que par une sorte d’environnement paradisiaque qui, au fur et à mesure qu’on s’y engage, apparaît comme surprenant et oblige à se poser certaines questions. En fait, tout peut se résoudre par l’explication suivante : l’opérateur, qu’il soit chamane, druide ou héros privilégié, atteint un état d’extase qui le fait « décrocher » du réel et atteindre les régions les plus profondes de l’inconscient, celles dont on ne soupçonne généralement pas l’existence, sauf en cas de circonstances particulières ou encore à la suite de rituels compliqués, à moins que ce ne soit par l’absorption de substances hallucinogènes.

Il faut également prendre en compte les étranges gravures qu’on peut remarquer sur les piliers intérieurs de nombreux tertres mégalithiques, comme à Newgrange, Dowth, Howth et Lough Crew en Irlande, ainsi qu’à Gavrinis et dans plusieurs cairns de la région de Locmariaquer en Bretagne armoricaine. Ces « pétroglyphes », comme on les appelle, sont bien difficiles à interpréter ; s’agit-il d’une écriture sacrée – et secrète – dont le code d’accès demeure inconnu, ou simplement d’un « livre d’images » comparable aux sculptures et aux fresques que l’on trouve dans les églises chrétiennes ? Sans aucun doute les deux à la fois. Mais il y a autre chose : dans ces sombres replis – au-dessus du niveau du sol, rappelons-le, mais qui offrent l’aspect de souterrains –, ne seraient-ce pas plutôt des représentations magiques destinées à plonger l’observateur dans un état second lui permettant d’accéder à une vision parallèle ? Ces floraisons de lignes brisées, de cercles concentriques, de spirales, toutes plus ou moins labyrinthiques, font penser aux mandalas de la tradition indienne. Ce seraient donc en quelque sorte des objets de méditation, des éléments provocateurs pour parvenir à un état d’extase. Ainsi s’expliqueraient les fantastiques et surprenantes découvertes que font les héros après avoir pénétré dans ces espaces ténébreux et apparemment sans issue. L’univers du sidh se présente comme un immense réservoir non seulement d’êtres fantomatiques mais surtout de paysages illimités, ceux de l’Autre Monde, entrevus l’espace d’un moment et qui se révèlent grandioses et riches de trésors inépuisables.

Car les tertres féeriques sont remplis de richesses dont les humains rêvent de s’emparer. Certes, les cairns renferment bien souvent les objets précieux qui y ont été déposés près des défunts en offrandes ou en viatiques pour leur voyage dans une autre vie, mais en fait, on s’aperçoit bien vite que les héros épiques, comme les druides et les chamanes, recherchent essentiellement des éléments de « connaissance », et que les trésors matériels sont avant tout des figures concrètes mais emblématiques des différents stades de cette connaissance acquise au prix d’efforts considérables, essentiellement sur soi-même, en faisant surgir de l’inconscient tout ce qui y réside et qu’on peut considérer comme des réminiscences d’un état de conscience primitif.

Certains détails sont probants à cet égard, en particulier la description d’une mystérieuse « chambre de soleil » qui, d’après le récit concernant Étaine et le roi des Ombres, est à la disposition d’Oengus (Angus), le « Mac Oc », fils du dieu Dagda, maître tout-puissant du sidh de Brug-na-Boyne, autrement dit le site mégalithique de Newgrange, dans la vallée de la Boyne, dans le comté de Meath. L’héroïne de cette histoire, la jeune et belle Étaine, a été transformée par jalousie en « mouche » par la sorcière Fumanach, première épouse du dieu Mider, maître du sidh de Bri-Leith. Mais cette mouche « pourpre avait la taille d’une tête humaine, et on n’avait jamais vu au monde plus bel insecte. Le son de sa voix et le bourdonnement de ses ailes produisaient une musique plus douce que celle des harpes et des cornemuses et ses yeux brillaient comme des pierres précieuses dans l’obscurité. […] Elle accompagnait Mider en tous lieux, sans le quitter jamais, où qu’il allât ». Évidemment, Fumanach, au comble de la jalousie, réagit et déclenche une tempête magique qui emporte le pauvre insecte dans ses tourbillons de vent.

Elle erre ainsi à travers toute l’Irlande. « Et ce vent était si fort et si terrible que la malheureuse Étaine ne put trouver d’endroit, ni cime d’arbre, ni sommet de colline, où se poser pendant sept ans, sauf sur les rochers de la mer et les grandes vagues qui déferlaient jusqu’au rivage. Mais, un jour, elle heurta le Mac Oc, alors que celui-ci se promenait sur la prairie qui s’étendait sous la forteresse de Brug-na-Boyne. Et le Mac Oc reconnut Étaine sous sa forme de mouche pourpre. Il lui souhaita la bienvenue et, l’enveloppant dans les plis de son manteau pour la protéger du vent qui continuait à souffler, l’emporta à l’intérieur de la forteresse. Là, il plaça l’insecte dans sa chambre de soleil, qui était toujours inondée de lumière et qui contenait des herbes odorantes et merveilleuses. Et dès lors, il dormait chaque nuit à côté d’elle et la soignait avec le plus grand soin pour lui permettre de reprendre ses couleurs et sa vivacité{94}. » De toute évidence, cette « chambre de soleil » est une sorte d’athanor alchimique où s’opère une régénération par la lumière. Et l’on remarquera qu’elle se trouve dans l’obscurité, à l’intérieur de la « forteresse », c’est-à-dire du sidh, ce qui veut dire que cette « lumière » n’est pas matérielle, mais d’essence spirituelle.

Pourtant, ce thème de la « chambre de soleil », tout symbolique qu’il est, s’appuie sur une réalité matérielle dont le cairn de Newgrange constitue l’exemple le plus remarquable. Lors de la restauration intégrale du monument, dans les années 1960, les archéologues se sont aperçus qu’il existait, au-dessus de l’entrée du couloir, une sorte de rectangle et que c’est par cette ouverture que pénétraient, au moment du solstice d’hiver, les premiers rayons du soleil levant. Ces rayons léchaient littéralement le sol du couloir pour parvenir enfin à la chambre sépulcrale qu’ils inondaient complètement de lumière. Or, dans cette chambre, sur des vasques de pierre, étaient exposés des ossements et des cendres. Il est indéniable qu’à l’époque mégalithique, en l’occurrence vers 3 500 ans avant notre ère, donc bien avant la présence des Celtes en Irlande, se déroulaient en ces lieux des rituels funéraires visant à la « renaissance » des défunts. Et, à partir de cette découverte fortuite sur le site de Newgrange, on a pu élargir notre connaissance en ce domaine et observer que dans la plupart des monuments mégalithiques de ce type et de cette époque, l’architecture est ainsi disposée en fonction du lever du soleil au solstice d’hiver, donc au moment le plus sombre, le plus « noir » de l’année, mais également au moment où le soleil cesse de descendre pour remonter à l’horizon vers le solstice d’été. L’intention symbolique ne peut être niée.

C’est dire que cette mystérieuse « chambre de soleil », telle qu’elle est décrite dans le récit celtique, probablement collecté vers le VIIIe siècle de notre ère, garde le souvenir très fidèle d’antiques croyances concernant la régénération et la renaissance au sein du ventre maternel que reproduit exactement l’architecture du cairn, avec sa chambre sépulcrale qui est la matrice et son couloir d’accès qui est le conduit vaginal. Et c’est aussi la preuve que la tradition celtique, celle des druides d’avant la christianisation, s’est emparée de traditions beaucoup plus anciennes qui remontent à une religion de l’Âge néolithique dont les Celtes sont, qu’on le veuille ou non, les héritiers naturels. Et, par-delà la religion mégalithique, on retrouve évidemment les traces des pratiques et des croyances chamaniques.