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Les sources

 

 

Les Celtes, avant l’introduction du christianisme, n’ont jamais écrit leur histoire ni leurs traditions les plus anciennes. Quels que soient les buts réels de l’interdiction de l’écriture par les druides, il faut bien reconnaître que la civilisation celtique, avec toutes ses variantes, est d’essence purement orale. Et il en est de même pour le chamanisme, qui a toujours été vécu dans des cadres socioculturels parfois très différents et qui n’a été vraiment connu que par des enquêtes ethnologiques, à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout au cours du XXe siècle, notamment par les études extrêmement approfondies d’un Mircea Éliade, qui demeurent, jusqu’à ce jour, les sources les plus fiables d’une civilisation reposant sur des coutumes et des traditions transmises de génération en génération, par la voie orale, donc insaisissables. C’est dire la complexité du problème soulevé par toute tentative de compréhension de phénomènes comme le druidisme ou le chamanisme. Et pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, les informations sur ce sujet sont innombrables. Le tout est non seulement de les collecter, alors qu’elles sont dispersées à travers quantité de documents d’origines diverses, mais de les soumettre à une analyse comparative d’une rigueur absolue afin de se garder d’une interprétation abusive d’éléments incomplets et surtout d’une tendance à compenser certaines lacunes par les excès d’une imagination débridée qui risque de conduire aux pires aberrations de l’esprit.

Les sources les plus classiques et donc les plus couramment utilisées en ce domaine sont évidemment les sources écrites, tant historiques – ou soi-disant telles ! – que littéraires, mythologiques, ou simplement ethnographiques. Mais, à notre époque marquée par la primauté de l’écrit (en attendant la primauté de l’image, ce qui ne saurait tarder), que penser de la fiabilité des documents fixés, pour ne pas dire figés, dans l’écriture ? « Nous connaissons les noms de quelque cent cinquante auteurs grecs de tragédies, mais en dehors de quelques fragments cités çà et là par des auteurs et des anthologistes grecs et romains de basse époque, il ne nous reste les pièces que de trois auteurs, des Athéniens du Ve siècle avant J. -C. Mais ce n’est pas tout. Eschyle a écrit quatre-vingt-deux pièces, nous n’en avons que sept complètes ; Sophocle en aurait écrit cent vingt-trois, dont il ne reste que sept ; et nous pouvons lire dix-neuf des quatre-vingt-deux œuvres d’Euripide. Ce que nous lisons, en outre, si nous lisons le texte grec original, est une version laborieusement corrigée à partir des manuscrits médiévaux, généralement du XIIe au XVe siècle de notre ère, le résultat final d’un nombre inconnu d’opérations de copie, toujours susceptibles de transcriptions erronées{9}. » Et comme la civilisation grecque, de toute évidence, repose sur l’écrit, qu’en est-il des civilisations qui n’ont pas connu – ou qui ont refusé – l’écriture, et que l’on ne connaît guère que par les témoignages de leurs contemporains ? Le problème posé débouche sur d’insondables abîmes.

Car quel crédit peut-on accorder à ceux qui ont prétendu transmettre des informations essentielles sur une « culture », sur une « religion », sur une « tradition » ? La Bible hébraïque, rédigée peu avant l’ère chrétienne, n’est qu’une réécriture de données traditionnelles plus anciennes remises au goût du jour. Les Évangiles, canoniques ou non, ont été rédigés (en langue grecque) une centaine d’années après la mort du Christ d’après diverses sources (en latin, cela se dit secundum, « selon… »). Et quand on sait que ces récits évangéliques ont été écrits pour servir d’illustrations aux Épîtres de saint Paul (l’authentique fondateur du christianisme), on peut se poser d’innombrables questions qui ont toutes les chances de demeurer sans réponse. Ce flou artistique peut conduire à n’importe quelle interprétation abusive ou tendancieuse. Ce que l’on sait des Celtes, et donc de leurs druides, se trouve seulement dans les textes irlandais du Moyen Âge, rédigés par des moines qui étaient certes des Celtes, mais complètement christianisés, et par les historiographes grecs et latins, les contemporains incontestables des druides.

C’est dire la méfiance dont il convient de s’entourer à ce propos. Car, « les passages des auteurs grecs ou latins relatifs aux religions barbares méritent en général peu de créance ; même quand ce ne sont pas des documents de seconde main et qu’ils émanent de contemporains, il faut se rappeler qu’ils nous transmettent presque toujours non pas des faits scientifiquement observables, mais plutôt l’impression produite par des cérémonies de sauvages sur des gens qui se considéraient à un titre comme très civilisés. […] On sait aussi que les Romains avaient la manie d’assimiler à leurs propres dieux ceux des autres peuples : or l’application de cette méthode, parfois féconde en résultats heureux, les induisait souvent en de lourdes erreurs pareilles à celles que commettaient les hommes du XVe ou du XVIIe siècle, lorsqu’ils voyaient dans toutes les religions sauvages des déformations de la révélation primitive et des caricatures du Catholicisme. […] De plus, les anciens étaient fort mal renseignés sur les religions des peuples étrangers, même des peuples conquis. Car il n’est rien qu’un homme dissimule avec plus de soin que ses croyances et ses rites à un homme d’une autre race{10} ». On pourrait en dire autant des missionnaires et autres ethnologues des XIXe et XXe siècles qui ont exploré, sans mettre en doute leur bonne volonté, les coutumes et les croyances des « sauvages » qu’ils visitaient et qu’ils auraient voulu convertir, sinon à la « vraie religion », du moins au rationalisme ambiant.

Dans ces conditions, ne faudrait-il pas abandonner toute prétention à connaître ce qu’était réellement le druidisme de l’Âge du Fer (de - 500 à + 300) et quelles étaient les différentes étapes de ce qu’on appelle le chamanisme, ces deux traditions étant purement orales et n’étant répertoriées que par des enquêtes ou des observations extérieures ? Certainement pas. Au cours du XXe siècle, les sciences auxiliaires de l’Histoire ont fait des progrès considérables qui aident à comprendre les récits, historiques ou légendaires, par lesquels des civilisations disparues ou méprisées ont accédé à une certaine lumière. En effet, en dehors de l’Histoire, il y a l’Archéologie, la Toponymie, l’Onomastique, la tradition orale dite « folklorique », et aussi, élément déterminant, science toute nouvelle mais riche en informations, la « Climatologie », c’est-à-dire l’étude systématique des climats à travers les millénaires qui ont précédé notre époque.