7. Le Pont et le Gué périlleux

Le thème du pont ou du gué périlleux est répandu universellement, non seulement dans les rites funéraires, mais dans tous les récits concernant le passage dans l’Autre Monde. « Les chamanes, à l’égal des trépassés, ont un pont à traverser au cours de leur voyage aux Enfers. Comme la mort, l’extase mystique implique une mutation, que le mythe traduit plastiquement par un passage périlleux », affirme Mircea Éliade (Le Chamanisme, pp. 375-376). « On a affaire à un complexe mythologique dont les principaux éléments constitutifs seraient les suivants : a) in illo tempore, aux temps paradisiaques de l’humanité, un pont reliait la Terre au Ciel, et on passait d’un point à l’autre sans rencontrer d’obstacles parce qu’il n’y avait pas la mort ; b) une fois interrompues les communications faciles entre Terre et Ciel, on ne passa plus sur le pont qu’en esprit, c’est-à-dire en tant que mort ou en extase ; c) ce passage est difficile, en d’autres termes il est semé d’obstacles et toutes les âmes n’arrivent pas à le traverser ; il faut affronter les démons et les monstres qui voudraient dévorer l’âme, ou encore le pont devient étroit comme une lame de rasoir au passage des impies, etc. : seuls les bons, et particulièrement les initiés, traversent facilement le pont […] ; d) certains privilégiés réussissent néanmoins à le traverser de leur vivant, soit en extase, comme les chamanes, soit “de force”, comme certains héros, soit, enfin, paradoxalement, par la sagesse ou par l’initiation. »

Ces spéculations métaphysiques, formellement attestées chez tous les peuples qui ont pratiqué ou qui pratiquent encore le chamanisme, ont largement débordé sur les systèmes religieux qui se sont infiltrés peu à peu dans leurs territoires. C’est ainsi que le bouddhisme tibétain les a récupérées presque totalement, comme le prouve le célèbre Bardo Thodol, « Livre des Morts », compilation d’incantations, de prières et de conseils destinés à faciliter le passage de l’âme dans l’Autre Monde. L’islam et le christianisme en ont gardé de nombreux souvenirs, et la notion de « Purgatoire », dont l’origine irlandaise a été démontrée avec brio par Jacques Le Goff, en est la suite logique dans le monde occidental. Mais, aux temps druidiques, la tradition celtique en a été imprégnée de façon indélébile. Et, sur ce sujet, deux textes apparaissent comme fondamentaux : l’un, assez tardif, appartient au cycle arthurien en langue française ; l’autre, sans doute plus archaïque, est en gaélique d’Irlande.

C’est dans le Lancelot ou le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, vers 1175, que se trouve la plus remarquable description de ce pont qui relie les deux mondes. Le point de départ est donc l’enlèvement de la reine Guenièvre par le sinistre Méléagant, maître de cet étrange royaume de Gorre, « d’où nul ne revient ». Le sénéchal Kaï, frère de lait du roi Arthur, toujours brave mais très présomptueux, se lance à la poursuite du ravisseur, mais il échoue dans sa tentative : il est blessé et fait prisonnier. Ce sont finalement Gauvain, le neveu d’Arthur et le valeureux Lancelot du Lac qui entreprennent, séparément, cette quête aventureuse dans le but de délivrer la reine.

Évidemment, sous le couvert d’un rapt historicisé, matériel, pourrait-on dire, se cache une autre réalité : la reine Guenièvre est morte, comme Eurydice, et, pour les chevaliers d’Arthur, il convient d’agir comme un chamane, à savoir pénétrer dans les Enfers, vaincre la mort, récupérer l’âme égarée et la ramener vivante à la cour d’Arthur. C’est d’autant plus important que la reine Guenièvre représente symboliquement la souveraineté, et que sa disparition prive la royauté d’Arthur – et donc toute la société qui gravite autour de lui – de sa légitimité.

Au cours de cette quête, qui est plutôt une errance labyrinthique, Lancelot est obligé de monter dans la « charrette d’infamie », c’est-à-dire la charrette dans laquelle on conduit ceux qui sont condamnés au pilori. Après un certain temps d’hésitation – qui lui sera d’ailleurs reproché plus tard par la reine Guenièvre elle-même –, il s’humilie volontairement dans cette charrette et se trouve en butte aux quolibets et aux injures de ceux qu’il rencontre sur son chemin. Hébergé ensuite chez un vavasseur, il expose le but de sa quête. Son hôte lui révèle alors qu’il vient d’emprunter le chemin le plus dangereux pour parvenir au royaume de Gorre et qu’il connaît un autre chemin, plus paisible, mais beaucoup plus long. Lancelot choisit le chemin le plus court et le plus périlleux, et, le lendemain, il part en compagnie des deux fils du vavasseur. « Ils parvinrent peu après au Passage des Pierres. Une bretèche en barrait l’entrée, avec un guetteur aux aguets. »

Il s’agit bien sûr d’un « passage étroit », un premier barrage sur la route qui mène à l’Autre Monde. Lancelot est obligé de lutter contre les guerriers qui veulent lui interdire d’aller plus loin. Mais il est vainqueur et, avec ses deux compagnons, il s’engage dans ce qui n’est pas encore un domaine interdit mais une zone frontière où peuvent se présenter de multiples dangers. Les trois hommes sont hébergés chez une mystérieuse Dame qui est sans aucun doute une des gardiennes de cette zone imprécise. Au cours du souper, surgit un arrogant chevalier tout armé qui injurie Lancelot, lui reproche d’être monté dans la charrette d’infamie et l’avertit solennellement qu’il lui arrivera malheur s’il continue son chemin et s’il tente de franchir le « Pont de l’Épée ». La menace n’est pas vaine et l’arrogant chevalier s’exprime ainsi : « Toi qui prétends franchir le Pont de l’Épée, écoute un peu : tu passeras l’eau si tu veux, sans peine et sans histoires. Grâce à moi, tu feras une rapide traversée dans une barque. Mais, s’il me plaît, quand tu seras sur l’autre bord, je viendrai te réclamer le prix du passage, et ce sera ta tête, selon mon bon plaisir. »

Il n’est pas difficile de reconnaître dans le chevalier arrogant l’équivalent de Charon, le nocher des Enfers. Tout passage doit se payer, et au prix fort : si on ne meurt pas avant de franchir l’eau périlleuse, on risque sa tête en pénétrant indûment dans le monde interdit où ne sont admis que les défunts. Bien entendu, Lancelot refuse d’écouter plus longtemps l’arrogant chevalier et accepte de le combattre. Il est vainqueur de ce duel et ne consent à laisser la vie sauve à son adversaire que s’il s’engage à monter lui-même dans la charrette d’infamie, ce que refuse obstinément le vaincu. Survient alors une jeune fille qui lui demande de lui accorder un don. Croyant qu’elle vient implorer la grâce de l’arrogant chevalier, Lancelot accepte.

Mais lorsque la jeune fille lui annonce que le don qu’il a accordé est tout simplement la tête du vaincu – qui est paraît-il félon et déloyal –, Lancelot hésite et donne une dernière chance à son adversaire. Il est de nouveau vainqueur et, pour respecter le don auquel il s’est engagé, mais qu’il désapprouve formellement, il coupe la tête de l’arrogant chevalier et la remet à la jeune fille qui la jette immédiatement, et sans explication, dans un vieux puits. Voici donc Lancelot libre de poursuivre son chemin vers le royaume de Gorre.

Il est de nouveau hébergé chez la Dame qui l’avait déjà reçu, et, le lendemain, il part, toujours en compagnie des deux fils du vavasseur, mais également « d’un certain nombre d’exilés qui voulaient le suivre », tous désireux d’échapper à la tyrannie du sinistre Méléagant et plaçant tous leurs espoirs dans la réussite du héros. « Ils atteignirent alors le Pont de l’Épée et aucun d’eux ne fut assez hardi pour ne pas s’émouvoir. Ils avaient mis pied à terre et regardaient avec stupeur ce pont effrayant. On voyait fuir l’eau perfide aux flots noirs et grondants, comme ceux d’un torrent infernal, et on savait tout aussitôt que, tombé dans ce courant périlleux, nul ne pourrait résister. Quant au pont qui le franchissait, on voyait bien qu’il n’était pareil à aucun autre : c’était une grande épée bien polie qui brillait de blancheur, jetée en travers de l’eau froide. Elle mesurait bien deux lances de longueur. Il y avait sur chaque rive un grand billot de bois où elle était fichée. Certes, on ne pouvait craindre une chute causée par sa rupture ou son fléchissement, car elle semblait d’une solidité et d’une raideur à toute épreuve. Mais, ce qui ajoutait encore à la terreur, c’était d’apercevoir sur l’autre rive deux lions, ou bien deux léopards, enchaînés à un bloc de pierre. L’eau, le pont et les fauves, tout alentour glaçait d’effroi. »

Les fils du vavasseur tentent désespérément de dissuader Lancelot d’entreprendre une traversée aussi périlleuse, mais rien n’y fait : « Il ôta son armure de manière à conserver toute sa souplesse. Il ne pouvait pas ignorer bien sûr qu’il n’arriverait pas indemne et sans entailles au terme de l’épreuve ; mais il avait la certitude que sur cette épée plus affilée qu’une faux de moissonneur il pourrait se tenir fermement, les mains nues et les pieds libres. Peu lui importaient alors les plaies aux mains et aux pieds : mieux valait s’estropier que tomber du pont et prendre un bain forcé dans une eau de laquelle il ne pourrait jamais sortir. Alors, il se lança hardiment et, à force de ténacité et d’endurance, ne cessant de penser à celle qu’il aimait, s’aidant des mains, des pieds et des genoux, il rampa sur l’épée et parvint enfin au but désiré. Alors, il se rappela les deux lions qu’il avait aperçus de l’autre rive et promena son regard autour de lui. Mais il n’y avait rien, pas même un lézard{118}. »

Il est certain que, dans ce texte d’une étonnante précision, le romancier champenois n’a rien inventé : il se contente de raconter, dans le style de son époque, une aventure qu’il a entendue par voie orale ou qu’il a découverte dans un manuscrit aujourd’hui perdu, mais de toute façon d’origine celtique. Or, il ne fait aucun doute que l’on se trouve en présence d’une tradition profondément marquée par les croyances et les rituels chamaniques. Et le fait que la vision des deux lions n’était qu’un fantasme qui s’évanouit une fois l’épreuve accomplie prouve que le héros a agi en état d’extase, sinon sous le coup d’une hypnose caractérisée.

Toute la problématique des chamanes se trouve en effet contenue dans cet épisode rédigé dans le plus pur style chevaleresque de la société courtoise de la fin du XIIe siècle. On en retrouvera l’équivalent dans une autre épopée d’origine chamanique, le célèbre Kalevala finlandais où le barde primordial Vainämöinen, en état de transe, accomplit son voyage vers Tuonela, nom que porte l’Autre Monde dans la tradition finno-ougrienne : dans un des épisodes les plus essentiels de cette vaste compilation, le barde est contraint d’affronter de nombreux dangers qui se dressent devant lui, et surtout il doit traverser un pont composé d’épées tranchantes et de poignards acérés. « Dans ces mythes, ce passage “paradoxal” souligne justement que celui qui réussit à le réaliser a dépassé la condition humaine : il est un chamane, un héros ou un esprit, et en effet on ne peut réaliser le passage paradoxal que si l’on est esprit{119}. » Lancelot, comme Vainämöinen, débarrassé d’un « instinct de survie » parfaitement égoïste, néantise complètement toutes les terreurs ancestrales qu’il a affrontées, bon gré mal gré, au cours de son existence, et se présente alors comme un pur esprit rétablissant le pont qui existait, dans les temps primordiaux, entre la Terre et le Ciel.

Ce n’est d’ailleurs qu’une épreuve parmi d’autres. De nombreux ennuis attendent le chevalier dans le royaume de Gorre. D’abord, ses blessures constituent un handicap. Ensuite, il doit lutter contre Méléagant pour que celui-ci puisse l’autoriser à quitter cet étrange royaume avec la reine Guenièvre. Ce qu’il ne fera d’ailleurs pas, prenant Lancelot dans le piège des contraintes chevaleresques. De plus, pour accéder à Guenièvre, Lancelot devra subir une épreuve équivalente : pour pénétrer dans la chambre où se trouve la reine, il doit en effet franchir un autre « passage étroit », en l’occurrence une fenêtre défendue par de solides barreaux de fer. Pour rejoindre celle qu’il aime, et qui est le but de ce voyage périlleux, il est obligé de tordre les barreaux afin de se frayer un passage, utilisant ainsi le maximum de sa force et, ce faisant, se couvrant de blessures sanglantes. Certes, il sera finalement le vainqueur incontestable de cette quête, mais ce n’est pas lui qui aura l’honneur de ramener Guenièvre à la cour du roi Arthur. C’est Gauvain qui accomplira cette mission après s’être introduit dans le royaume de Gorre par un mystérieux « pont sous l’eau » dont l’auteur ne dit absolument rien.

Le pont constitue donc, symboliquement, le chemin étroit que tout humain doit emprunter, qu’il soit vivant ou mort, lorsqu’il veut accéder à l’Autre Monde. Mais cet Autre Monde, très indéfinissable, très présent pourtant sur la surface de la terre sans qu’on le discerne, est aussi le lieu de l’initiation, de l’illumination, pourrait-on dire, si ce terme n’était pas autant lié aux spéculations bouddhistes. Et la tradition celtique d’Irlande en fait l’accès à la connaissance, une des portes qui s’ouvrent sur une réalité supérieure, celle dont parle Platon dans sa fameuse allégorie de la caverne. Le franchissement du pont, si difficile qu’il soit, est en somme la libération de l’être enchaîné au fond de la caverne, le dos tourné vers la lumière extérieure dont on ne voit que le reflet sur le mur d’en face. C’est ce que semble démontrer un autre texte celtique, L’éducation de Cûchulainn, récit en langue gaélique tardivement collecté dans un manuscrit du XVIIIe siècle mais qui, comparé avec un texte plus ancien, La Courtise d’Émer, est riche d’enseignements sur le rôle joué par le chamanisme dans la constitution de l’idéologie druidique.

Le texte de L’Éducation de Cûchulainn fait apparaître de curieuses coutumes chez les Irlandais de l’époque pré-chrétienne, en particulier l’obligation pour tout futur guerrier d’aller se perfectionner non pas chez un maître irlandais, mais écossais, ou tout au moins de l’île de Bretagne, car on ne sait jamais très bien, dans toutes ces épopées, où est la différence entre la Bretagne (insulaire) et l’Écosse proprement dite. Cette première constatation fait penser à ce que dit César des druides gaulois qui allaient s’instruire dans l’île de Bretagne, ce qui laisse supposer que celle-ci était vraiment pour tous les peuples celtes un centre à la fois religieux, culturel et militaire d’une importance exceptionnelle. Il faut aussi remarquer que, dans tous les textes celtiques, irlandais en particulier, il y a toujours un jeu de mots entre Scotia, qui désigne l’Écosse, et Scythia, qui est le pays plus ou moins mythique des Scythes, ce qui rattache cette tradition insulaire à celle des lointains ancêtres des Celtes, quand ils étaient les voisins des Scythes et des Sarmates des steppes de l’Asie centrale et de la Russie méridionale.

Mais il y a plus. Cette éducation militaire que doivent recevoir les jeunes guerriers irlandais est loin de ressembler à une quelconque école de guerre ou à un camp d’entraînement pour légionnaires romains. Il s’agit essentiellement d’une éducation magique. On sait, par le Livre des Conquêtes, que les grands dieux celtes, les Tuatha Dé Danann, venaient des mythiques « îles du nord du monde » et qu’ils avaient amené avec eux la science, le druidisme et la magie. Cette collusion entre la science, le druidisme et la magie, d’une part, et les îles du nord du monde, d’autre part, est significative ; et elle renforce l’hypothèse qui voit dans le druidisme un certain aspect, ou tout au moins un héritage, du chamanisme primitif de la grande plaine qui s’étend au nord du continent euro-asiatique.

Une seconde coutume n’est pas moins surprenante : cette éducation guerrière des jeunes gens était assurée non pas par des hommes mais par des femmes guerrières qui apparaissent comme des magiciennes sinon des sorcières. Qui sont-elles exactement ? La tentation est forte d’en faire des « druidesses », s’il est bien vrai qu’il ait existé des druidesses, ce qui n’est pas prouvé de façon définitive. Il y a eu des femmes dans la classe sacerdotale druidique, c’est certain, mais leur rôle n’est pas très clair, et il s’apparente davantage à la prophétie et à la magie proprement dite qu’à la prêtrise au sens où on l’entend généralement. Par contre, ces femmes guerrières – et initiatrices – apparaissent très proches des innombrables femmes chamanes dont l’existence est attestée dans toutes les traditions qui pratiquent les techniques de l’extase. Et l’on pourrait même établir un lien entre ces femmes guerrières et les nombreux chamanes qui se féminisent, soit en portant des vêtements de femme{120}, soit, dans certains cas, en se châtrant volontairement, à l’image de certains prêtres de l’Antiquité, les Ennarées, selon Hérodote, qui étaient voués au culte de la déesse-mère Cybèle. Quoi qu’il en soit, il semble que, chez les Celtes, l’éducation des jeunes guerriers ne consistait pas seulement dans l’apprentissage du maniement des armes : la part réservée à l’apprentissage de la magie et au développement de la sexualité apparaît non pas comme quelque chose de complémentaire, mais comme faisant partie intégrante de l’enseignement dispensé à cette occasion.

Donc Cûchulainn, qui s’est déjà distingué par son ardeur guerrière, part pour l’Écosse afin de compléter son éducation auprès de ces étranges femmes guerrières. Il va d’abord, avec quelques compagnons, chez une certaine Dordmair, fille de Domnal le Belliqueux, qui commence par leur faire une démonstration saisissante : elle fiche une épée en terre, la pointe en l’air, puis elle saute et vient se poser à l’horizontale, la poitrine contre la pointe, sans aucune blessure apparente, ni le moindre accroc à son vêtement. Tous ceux qui tentent cette épreuve échouent, sauf Cûchulainn. Celui-ci reste une année entière avec Dordmair, apprenant des tours d’adresse qui sont surtout d’ordre magique ; puis il se rend chez une autre femme guerrière, du nom de Scatach. Mais n’entre pas qui veut dans le territoire régi par Scatach et sa fille Uatach. Pour y parvenir, il faut franchir un pont, appelé « Pont des Sauts ».

Ce pont est de même nature que le « Pont de l’Épée » : « Voici comment était ce pont : pour peu qu’on sautât dessus, il se rétrécissait jusqu’à devenir aussi mince qu’un cheveu, aussi dur qu’un clou et aussi glissant que le fil d’une épée. D’autres fois, lorsque quelqu’un bondissait au-dessus de lui, il se levait tellement haut qu’on eût dit un mât de navire. » Cûchulainn regarde plusieurs jeunes gens qui tentent de franchir le pont. « Invariablement, ils tombaient à terre, vaincus. Après avoir bien observé la scène, il sauta lui-même sur le pont, mais celui-ci devint si glissant que, n’y pouvant tenir, il chut à la renverse. » Et, pendant ce temps, Scatach, en compagnie de sa fille, du haut de sa maison, observe attentivement le comportement de tous ceux qui s’acharnent à vouloir franchir l’espace interdit.

Cûchulainn est quelque peu marri de cet échec. « S’étant relevé, et, après avoir pris son élan, il sauta de nouveau au-dessus du pont, mais une nouvelle glissade l’étendit au sol. Les jeunes gens qui l’entouraient poussèrent des cris moqueurs pour stigmatiser sa folie, puisqu’il tentait l’épreuve du Pont des Sauts sans avoir reçu les enseignements de Scatach. En s’entendant railler de la sorte, Cûchulainn, pris de rage, sauta une troisième fois au-dessus du pont en faisant balancer son corps comme s’il flottait dans le vent et, de cette façon, il parvint à se poser sur le plancher du pont, à la hauteur exactement du pilier central. Et le pont ne se rétrécit ni ne s’amincit, tel un fil, ni ne se leva. Devant un pareil exploit, l’assistance ne put réprimer des cris d’étonnement et d’admiration{121}. »

Le héros a donc franchi le pont, transgressant ainsi l’interdit, ou plutôt la malédiction, qui frappe le commun des mortels. Il vient de pénétrer dans cet étrange Autre Monde qu’est le domaine de Scatach, et il est en droit de réclamer les autres éléments qui compléteront son initiation. D’ailleurs, Scatach, qui l’a bien observé, sait maintenant que Cûchulainn est prédestiné, et qu’il a été, selon le principe chamanique, « choisi par les esprits ». Elle envoie sa fille à la rencontre du héros pour l’inviter chez elle, et la fille ne se fait pas prier, car dès qu’elle a aperçu le héros, elle en est tombée éperdument amoureuse. Mais les épreuves de Cûchulainn ne sont pas terminées pour autant. Scatach veut vérifier sa valeur et ses dispositions. Il doit alors se mesurer à un terrible champion. Il est vainqueur mais, couvert de blessures, il est soigné par la femme guerrière et sa fille.

C’est alors que l’initiation prend une autre tournure. Pendant la nuit, Uatach, la fille de Scatach, pénètre dans la chambre où repose Cûchulainn, et comme ses intentions sont on ne peut plus claires, le jeune homme la repousse en disant : « Ne sais-tu pas, ô fille, que c’est violer un interdit, quand on est malade, de coucher avec une femme ? » Uatach s’en va, mais elle revient peu de temps après, complètement nue, et se glisse sournoisement dans le lit de Cûchulainn. Celui-ci « était grandement ennuyé. Il étendit sa main valide vers la fille et rencontra un doigt de celle-ci, de sorte qu’en la repoussant, il tira sa peau et sa chair et qu’il la blessa et marqua rudement ». La fille proteste et menace Cûchulainn d’un geis de destruction parce qu’il l’a blessée sans raison. Elle ne consent à lui pardonner que s’il accepte qu’elle dorme auprès de lui cette nuit-là. Cûchulainn persiste dans son refus. Alors, Uatach lui promet qu’il obtiendra de sa mère les « trois tours » qui feront de lui le guerrier le plus redoutable qui soit au monde{122}.

Sur cette promesse, le jeune homme accepte de passer la nuit avec la fille de Scatach. Le récit est muet sur ce qui se passe alors, mais au matin, la fille lui révèle comment il doit agir pour obtenir les secrets de sa mère. Cûchulainn s’arrange alors pour surprendre Scatach à un moment où elle est sans armes. Il lève son épée sur elle, la menaçant de « mort et destruction ». Scatach, en grand danger, accepte les conditions de son « élève » : « les trois tours que tu n’as jamais appris à personne avant moi, ta fille, et aussi l’amitié de tes cuisses ».

Ainsi s’éclaire le caractère de l’initiation reçue chez les femmes guerrières : il s’agit d’une initiation sexuelle et magique tout autant que guerrière proprement dite. On sait que, de tout temps, la guerre et la sexualité sont liées, mais dans cet épisode, le lien apparaît très clairement. Cûchulainn a déjà reçu chez Dordmair les premiers éléments de cette initiation, mais il a besoin d’en savoir plus, car il a repoussé les avances de cette Dordmair{123}. Il faut donc que l’initiation soit complétée par une relation sexuelle entre la « Maîtresse » et le disciple. Mais cette relation n’est pas unique : celle qui s’établit entre Cûchulainn et Uatach ne peut en aucun cas exclure la relation entre lui-même et Scatach. D’ailleurs, les noms de la « Maîtresse » et de sa fille sont significatifs : le jeune homme subit ici une initiation terrible puisque telle est la signification du nom de Uatach, mais également qui fait peur (sens du nom de Scatach). Enfin, la relation avec la fille est un mariage « annuel », c’est-à-dire un concubinage légal mais temporaire, selon la coutume celtique, qui ne dispense pas de relations sexuelles épisodiques avec une autre femme.

Cet aspect particulier de l’initiation guerrière, magique et sexuelle s’explique par le rôle que joue la femme dans l’idéologie celtique. Comme dans d’autres textes irlandais, en particulier La Poursuite de Diarmaid et Grainné, gallois (Histoire de Taliesin), ou même français d’inspiration celtique (Tristan et Yseult), la femme apparaît comme transformatrice d’énergie, celle qui absorbe la force virile et la restitue ensuite en donnant le jour à l’enfant. Mais si le phénomène de la parturition trouve ainsi sa justification sur le plan physiologique, il a une autre signification dans un domaine qu’on a rarement abordé dans le monde gréco-romain, et presque jamais dans le monde chrétien, le concept du coitus reservatus, bien connu des pratiques du tantrisme oriental, mais suspect et même « diabolisé » en Occident. Autrement dit, la relation sexuelle entre un homme et une femme n’est pas forcément un acte de procréation, un acte de création d’un troisième être qui prolongerait les deux autres, mais la transformation de l’amant dans la plénitude de l’amour affectif, à la fois sentimental et charnel. La femme qui « se donne » ne donne pas son être, mais la composante orgastique suscitée par l’homme et qu’elle partage avec lui. Donc, elle transforme l’homme en lui renvoyant une part de son énergie, déjà transformée, et elle se transforme elle-même puisqu’elle bénéficie de la même composante à laquelle elle a procuré son énergie féminine. C’est donc dans cette optique qu’il faut examiner l’initiation de Cûchulainn, depuis qu’il a franchi le pont qui le séparait de l’Autre Monde.

Donc, Scatach, sous l’obligation de son serment, révèle les trois prouesses et, « la nuit suivante, Cûchulainn eut la fête de la main et du lit avec la fille, et, en plus, l’amitié des cuisses de la mère ». Il reste alors une année entière chez les deux femmes où il perfectionne ses connaissances. Il s’en va ensuite chez une autre femme guerrière, Aifé, fille d’un roi de Grande Grèce (sic). « Celle-ci l’accueillit aimablement et amoureusement, car il était beau et plaisait à toutes les femmes. Et cette nuit-là, il eut la fête de la main et du lit avec elle et resta en sa compagnie pendant une année entière. » C’est d’ailleurs pendant ce séjour qu’il apprend un « tour » secret, le gai bolga, coup magique qu’il sera le seul au monde à connaître et qui fera de lui un guerrier invincible. Et quand il prend congé de Aifé, celle-ci lui avoue qu’elle est enceinte de lui et qu’elle donnera naissance à un fils.

Il s’en va néanmoins après avoir demandé à Aifé de lui envoyer ce fils lorsqu’il aura l’âge de porter les armes. Voici donc le héros livré à lui-même. « Il sentit son esprit angoissé pendant tout le jour. Il chemina longuement, tout pensif, avant d’atteindre le Pont des Sauts, non loin de la forteresse de Scatach. » C’est alors que se place un étrange épisode qui souligne une fois de plus l’importance du « pont » dans cette recherche des mystères de l’Autre Monde.

En effet, « il aperçut soudain quelque chose d’inimaginable, de merveilleux, d’horrible, de monstrueux, à savoir une femme fort laide, fort grande, fort vieille, qui, debout de l’autre côté du pont, tenait en sa main un récipient de métal tout empli de boules de fer hérissées de pointes acérées. Alors, il reconnut en elle une sorcière nommée Ess Enchenn dont, se souvint-il, il avait tué les trois fils au cours d’un combat périlleux ».

Il faut essayer de bien comprendre la situation. Visiblement, la sorcière veut traverser le Pont des Sauts, mais elle est de l’autre côté, c’est-à-dire que Cûchulainn, lui, se trouve toujours dans le domaine plus ou moins magique des femmes guerrières, qu’on peut d’ailleurs assimiler à l’Autre Monde, tout au moins à l’un des aspects concrets de celui-ci. Et la sorcière manifeste le désir d’y pénétrer. Cependant, elle s’aperçoit bien que Cûchulainn, de l’autre côté, constitue un obstacle. Elle lui crie de lui laisser le libre passage, mais Cûchulainn lui répond : « Ce que tu me demandes est impossible. Ce pont ne peut être franchi que par une seule personne, et cette personne ne peut être que moi. Il est si mince et si glissant que nul ne s’y peut tenir s’il n’en a appris l’art et la manière. »

La sorcière insiste et menace Cûchulainn des pires maux. Alors, celui-ci « enserra le pont de ses bras et de ses jambes et s’y étendit sur le dos, en travers. Mais la sorcière, par un coup dont elle avait le secret, bondit sur lui, le saisit brutalement et le blessa. Il se vit perdu s’il ne réagissait au plus vite et, sautant en l’air, il se balança au-dessus du pont comme s’il flottait dans le vent, puis, fondant sur la sorcière, il tira son épée et, d’un seul coup, lui en trancha la tête. Ainsi périt Ess Enchenn, la maudite, pour avoir osé défier Cûchulainn{124} ».

Ainsi donc le héros, admis dans le domaine de Scatach par sa valeur et son initiation, se présente ici comme un des gardiens du Pont des Sauts, et c’est en tant que tel qu’il empêche la sorcière de le franchir. Il arrive souvent, dans les anciennes épopées, comme dans certains contes populaires, que le « gardien du seuil » soit remplacé par un imprudent qui accepte de prendre sa place, ne serait-ce qu’un moment. C’est ce qui se produit dans un court récit breton recueilli dans le Morbihan au début du XXe siècle, les Trois Poils du diable : là, le « gardien du seuil » est un passeur qui fait franchir une large rivière à ceux qui veulent aller « chez le diable », mais qui sont avertis qu’ils ne reviendront pas de leur expédition. Et le héros du récit, après quelques péripéties, se débarrasse d’un gêneur, en l’occurrence un de ses frères, en l’envoyant prendre la place du passeur{125}.

On peut découvrir un autre pont « périlleux » dans le récit de la Navigation de Maelduin, sorte de doublet plus récent de la Navigation de Bran, à ceci près que le héros ne s’embarque pas pour rejoindre la reine de l’île des Fées mais pour venger le meurtre de son père. Au cours de son voyage sur la mer, il va, comme Bran, d’île en île, toutes étant plus mystérieuses les unes que les autres. C’est ainsi que Maelduin et ses compagnons parviennent à une île de dimensions modestes, « où s’élevait une forteresse, à la porte apparemment en bronze, à laquelle on ne pouvait accéder que par un pont de verre ». Les navigateurs abordent dans l’île et se dirigent vers la forteresse, bien décidés à parler à ceux qui devaient y habiter. « Mais dès qu’ils s’engagèrent sur le pont de verre, ils tombèrent tous à la renverse, étant incapables de tenir debout sur cette surface très glissante{126}. »

Il serait tentant d’interpréter ce « pont de verre » comme un « pont de glace », ce qui expliquerait rationnellement pourquoi les navigateurs ne peuvent y tenir debout. On peut également penser au pont bifrost de la mythologie scandinave, qui permet l’entrée au royaume des dieux, et qui ressemble fort à un pont de glace. Mais la suite de l’histoire montre qu’il s’agit en fait d’un pont magique, quelle que soit sa nature, qui relie le monde des vivants à un domaine interdit. Car Maelduin et ses compagnons « se trouvaient dans cette position fort embarrassante quand ils virent une femme sortir de la forteresse, un seau à la main. Lorsqu’elle fut arrivée à la partie la plus basse du pont, elle souleva une plaque de verre et remplit son seau à une fontaine qui jaillissait d’en dessous du pont. Puis, sans même paraître s’apercevoir de la présence de Maelduin et de ses compagnons, elle rebroussa chemin et rentra dans la forteresse ». Cela ne fait que susciter la curiosité des navigateurs : « En rampant, ils parvinrent jusqu’à la porte de bronze. Avec leurs épées et leurs boucliers, ils la heurtèrent longtemps dans l’espoir qu’on viendrait leur ouvrir. Mais le bruit qu’ils faisaient sur le bronze se transforma en une douce musique qui les endormit jusqu’au matin. »

Le même manège se reproduit trois jours et trois nuits. « Ils furent ainsi sans nourriture et sans breuvage. Au matin du quatrième jour, la femme alla vers eux. D’une grande beauté, elle portait un manteau blanc, un collier d’or autour de son cou, un diadème d’argent sur sa chevelure noire. Elle était chaussée de sandales d’argent blanc qui faisaient ressortir le rose de ses pieds et, sur son manteau, était épinglée une broche d’argent cloutée d’or. Et son manteau, légèrement ouvert par la brise du matin, laissait voir une chemise de soie très fine sur sa peau blanche. » La femme les conduit alors dans une maison très confortable, avec des lits préparés pour chacun, tout près du rivage, mais elle ne leur fait pas franchir le pont. Mais elle leur apporte « un panier qui contenait une nourriture qui ressemblait à du fromage ou à du lait caillé. Elle distribua la nourriture à chacun d’eux, et chacun y trouvait le goût et la saveur qu’il désirait. Ensuite, elle alla remplir son seau sous la même dalle du pont de verre et leur en offrit le contenu. Enfin, quand elle les vit tous rassasiés, elle les quitta et regagna la forteresse ».

La nourriture ainsi dispensée et à laquelle chacun trouve le goût qu’il désire fait évidemment penser au repas du Saint-Graal tel qu’il est décrit dans les textes du XVIIIe siècle. Effectivement, la forteresse interdite peut être considérée comme l’équivalent du Château du Graal. Elle n’est accessible qu’à ceux qui le méritent. Et la fantasmagorie continue : « Cette nuit-là, Maelduin et ses compagnons dormirent profondément dans la maison. Mais, quand ils s’éveillèrent, ils s’aperçurent qu’ils se trouvaient dans leur bateau, au milieu de la mer. Jamais ils ne retrouvèrent l’île mystérieuse, ni la forteresse, ni le pont de verre, ni la maison près du rivage où ils avaient dormi, ni la femme qui leur avait servi une nourriture et une boisson merveilleuses{127}. » Ont-ils été sous le coup d’un sortilège ? Ont-ils été plongés dans un état d’extase par la volonté de cette étrange femme qui vit de l’autre côté du pont ?

Cependant, il arrive que ce pont reliant les deux mondes, pont mythique bien sûr, peut revêtir un aspect surprenant, qui n’est pas exempt d’enseignement profond. Dans la seconde branche du Mabinogi gallois, recueil de récits mythologiques collectés au XIIe siècle, mais issus d’une tradition qui remonte très loin dans le temps, se trouve en effet un épisode qui ne manque ni de pittoresque ni de signification. Dans ce texte, intitulé Branwen, fille de Llyr, le héros Brân Vendigeit, « Bran le Béni », personnage considérable, de taille gigantesque et détenteur d’un mystérieux chaudron de renaissance qui préfigure le Graal, conduit une expédition des Bretons insulaires en Irlande afin de venir à l’aide de Branwen, la sœur de Brân, maltraitée par son époux, le roi Matholwch. Or, l’armée des Bretons se trouve en face d’un estuaire fort large qu’il est impossible de franchir puisqu’il n’y a pas de pont. Cela démontre que Brân et ses compagnons sont arrivés à la frontière de deux mondes. Mais, ici, il n’y a ni passeur, ni pont, ni même de « gardien du seuil ».

En fait, il y avait un pont, mais il a été détruit par les Irlandais, inquiets de voir arriver une puissante armée bretonne sur leur territoire. « On rassembla aussitôt tous les guerriers d’Irlande, tous les grands chefs, et on tint conseil. » Les membres de ce conseil sont formels : « Il n’y a d’autre plan possible que de reculer par-delà la Llinon, rivière d’Irlande{128}, de mettre la Llinon entre toi et lui, et de rompre le pont. Il y a au fond de la rivière une pierre aimantée qui ne permet à aucun navire ni vaisseau de la traverser. » Il s’agit donc d’une frontière plus ou moins magique entre deux mondes, même si l’explication qui est donnée de son caractère infranchissable est rationalisée, presque scientifiquement, par la présence supposée d’une pierre aimantée au fond de l’eau. Mais, à l’époque de la transcription du récit, une pierre aimantée passait pour être plus ou moins d’origine surnaturelle et pour ainsi dire diabolique.

Brân et sa troupe parviennent donc sur les bords de la Llinon. Les guerriers disent à leur chef : « Tu connais le privilège de cette rivière, personne ne peut la traverser, et il n’y a pas de pont dessus. Quel est ton avis pour un pont ? » Brân le Béni leur fait alors une étrange réponse : « Je n’en vois pas d’autre que celui-ci : que celui qui est chef soit pont. C’est moi qui serai le pont. » Aussitôt dit, aussitôt fait : « Il se coucha par-dessus la rivière ; on jeta des claies sur lui, et les troupes traversèrent sur son corps{129}. »

Il ne faut certes pas se laisser prendre à l’invraisemblance de la situation : celle-ci ne fait que traduire concrètement une réalité idéologique qui met en valeur le rôle et la responsabilité du chef, qu’il soit roi ou simple conducteur d’armée. C’est au chef de prendre les décisions qui s’imposent, pour le plus grand bien de tous ; c’est à lui de se dévouer pour une cause commune. Et de plus, étant donné le sens symbolique de la rivière qui sépare deux mondes, seul Brân, qui se présente ici comme un « pontife », c’est-à-dire étymologiquement « celui qui fait le pont », est avant tout une sorte de prêtre, un chamane, seul capable, grâce aux connaissances acquises par une initiation antérieure, de rétablir, du moins provisoirement, le fameux lien entre la Terre et le Ciel.

D’autre part, on sait que, mythologiquement parlant, le Gallois Brân le Béni est le même personnage que le second Brennus qui, selon les chroniqueurs grecs, aurait conduit, vers 287 avant notre ère, une expédition gauloise à Delphes et dans les Balkans. Cette expédition a peut-être, au départ, une base historique ; mais à travers les récits confus et souvent contradictoires de Pausanias, de Diodore de Sicile et du compilateur latin Justin, c’est en fait une épopée mythologique qui est présentée sous un aspect soi-disant historique. Or, on peut facilement constater de curieuses analogies entre ce que racontent les écrivains de l’Antiquité classique et le récit gallois, vraisemblablement issu d’une tradition orale appartenant à la fois à l’île de Bretagne et à l’Irlande.

Comme Brân le Béni, Brennus se lance dans une quête de butin à travers des pays inconnus, mais de même qu’un alchimiste pratique le Grand-Œuvre à la fois pour fabriquer une pierre matérielle et un édifice spirituel intérieur, chez les Celtes, la quête de trésors est toujours ambivalente : il s’agit autant de se procurer les viles richesses du siècle que les fabuleuses « richesses » de l’Autre Monde. C’est un thème constant dans les épopées celtiques, et la célèbre « Quête du Graal » en est, sinon l’aspect définitif, du moins l’une de ses dernières manifestations à l’usage d’un public christianisé.

Et voici Brennus et sa troupe, vainqueurs sans grand effort des peuples qu’ils ont rencontrés dans les pays traversés, arrêtés dans leur élan sur les rives du fleuve Sperchios. Il faut traverser l’eau, mais il n’y a pas de pont. Dans le récit de l’événement tel qu’il a été transmis par les chroniqueurs grecs et latins, la part de légende est tellement forte qu’on ne sait plus discerner la réalité à travers les affabulations mythologiques. L’eau est avant tout une frontière naturelle, parfois infranchissable, mais c’est aussi, sur un plan métaphysique, ce qui sépare le monde des humains du monde des esprits. Brennus et sa troupe se trouvent donc au seuil du royaume des morts. Mais le « Royaume des Morts » est interdit aux vivants, et inversement, de sorte que le franchissement de cette eau donne toujours lieu à des épreuves symboliques dont les épopées, depuis l’Odyssée et Les Argonautiques, jusqu’à la Quête du Graal, sont abondamment pourvues.

Mais Brennus, « fertile en ruses et en expédients », comme l’affirme Pausanias, fait franchir le fleuve Sperchios à sa troupe : une partie passe à la nage, une autre en utilisant leurs boucliers comme nacelles, une troisième à gué, la taille des Gaulois étant suffisante pour cet exploit. Or, le thème du bouclier qui sert de navire se retrouve dans la légende arthurienne, notamment dans un poème mythologique touffu et obscur attribué au barde gallois Taliesin, les Dépouilles de l’Abîme, conservé dans un manuscrit du XIIIe siècle. Le sujet apparent en est une expédition dans l’Autre Monde, situé quelque part en plein océan, en vue de s’approprier un chaudron de connaissance et de renaissance, l’un des prototypes évident de ce qui deviendra le Graal dans la littérature médiévale du continent. À cette expédition prennent part le roi Arthur et ses compagnons, mais l’histoire semble plutôt concerner Brân le Béni.

D’après les plus anciens textes où apparaît le roi Arthur, en tant que chef de bande au service des rois de Bretagne, le héros possède quelques objets merveilleux, en particulier son épée, Excalibur dans les textes français, Kaledfwlch dans les textes gallois, Caladbolg dans les textes gaéliques, ce qui signifie « violente foudre », et un étrange bouclier appelé Prytwen en gallois, ce qui veut dire « forme blanche ». Mais ce bouclier est également le navire d’Arthur. Et, dans ce poème des Dépouilles de l’Abîme, il est vraiment décrit comme un navire :

 

« Trois fois plein le navire Prytwen, nous y allâmes.

Sauf sept, personne ne revint de Kaer Sidhi, la ville des Fées…

Trois fois plein le navire Prytwen, nous allâmes sur la mer.

Sauf sept, personne ne revint de Kaer Rigor…

Trois fois plein le navire Prytwen, nous partîmes avec Arthur.

Sauf sept, personne ne revint de Kaer Kolud, la citadelle obscure{130}… »

 

L’ensemble du poème, qui a pour personnage principal le fameux roi Arthur, raconte en fait l’aventure de Brân le Béni en Irlande. Et, de plus, un récit en gaélique d’Irlande, le Meurtre de Cûroi, présente une étonnante analogie avec les Dépouilles de l’Abîme et avec le récit gallois de l’expédition de Brân en Irlande. Mais, ici, le héros en est le fameux Cûchulainn qui, tel Brân, joue le rôle du pont pour transporter ses compagnons : « Nous emmenâmes trois vaches ; – elles nagèrent sur la mer… – Quand nous partîmes sur l’océan, – les hommes de mon bateau furent noyés… – Alors je portai […] – neuf hommes sur chacune de mes mains, – trois sur ma tête – et huit sur mes deux flancs, – accrochés à mon corps{131}. » Plus que jamais, la coutume est respectée : « que celui qui est chef soit pont ».

Mais cela n’est valable que lorsqu’il n’y a pas de pont sur le cours d’eau. Sinon, il faut se résoudre à subir de terribles épreuves pour franchir le pont magique qui sépare les deux mondes. On en a un exemple dans un des épisodes en langue française rattachés tardivement au cycle arthurien, le récit des Merveilles de Rigomer : Rigomer est une cité interdite, quelque peu à l’image du royaume de Gorre. Pour y accéder, il faut lutter contre des guerriers embusqués sur la route, puis affronter des monstres sur un pont qui relie le monde des humains à cet espace étrange qui se situe « de l’autre côté de l’eau ».

C’est Lancelot du Lac qui est le héros de l’aventure. Après avoir vaincu nombre d’ennemis qui voulaient l’empêcher d’accéder à la rivière, il parvient enfin à un pont qui est paraît-il infranchissable. Le conseil qu’on lui donne est celui-ci : « Si tu veux traverser, le plus sûr moyen est de voler comme un oiseau. » Lancelot rétorque qu’il n’est pas un oiseau et qu’il se contentera de s’engager sur le pont et de combattre tous ceux qui s’opposeront à son passage. Mais, sur ce pont, il y a un gardien, un horrible dragon. « Même si tu cours sur le pont, le dragon te rattrapera, t’agrippera avec ses dents et ses griffes et te fera subir les pires tourments. Tel est le sort de tous les présomptueux qui franchissent le pont sans sauf-conduit. »

Lancelot s’informe de ce « sauf-conduit », et tous ses interlocuteurs lui avouent qu’ils ne savent pas ce que c’est. « Lancelot s’abîma dans de profondes réflexions : il ne s’agissait plus en effet de lutter contre un homme, mais de s’opposer à un monstre qui mettrait toute sa force diabolique à le détruire. Pourtant, il savait que certains chevaliers étaient parvenus à passer. Ce qu’ils étaient devenus ensuite, c’était une autre affaire. Présentement, l’important était donc de se tenir le plus loin possible du monstre puisque celui-ci était attaché par une chaîne. » Et après une nuit de repos, Lancelot se décide à tenter l’impossible. « Arrivé devant le pont, Lancelot observa le dragon qui, tapi au milieu, semblait assoupi. Mais il savait bien que ce n’était là que feinte : il était aux aguets, attendant le moment propice pour bondir. Lancelot se signa et, prenant sa massue à deux mains, s’engagea sur le pont. »

C’est alors que le dragon l’attaque avec une agilité extraordinaire. Lancelot n’a pas le temps de se mettre hors d’atteinte et la bête plante ses griffes dans son haubert. « Par chance cependant, la chair ne fut pas atteinte, et pendant que le monstre tentait de dégager ses griffes des mailles d’acier, Lancelot lui asséna un coup terrible près de l’oreille. Le dragon vacilla, quelque peu étourdi, et resta immobile quelques instants, répit qu’il mit à profit pour le frapper à nouveau. Au troisième coup, le dragon assommé s’écroula. » Lancelot se précipite alors pour gagner l’extrémité du pont, mais le dragon, ranimé, le poursuit de toute la longueur de sa chaîne. « Alors Lancelot se retourna, leva sa massue et la fit retomber de toutes ses forces sur la gueule du monstre. Mais, à son grand effroi, la massue éclata en morceaux, l’obligeant à s’enfuir à perdre haleine. » Cependant, il a atteint l’autre rive. « Il constata qu’il n’y avait personne. Tout semblait vide et déserté. Lancelot se retourna : sur le pont, le dragon avait repris sa place, prêt à recommencer son infernale besogne{132}. »

Lancelot a donc réussi à passer « de l’autre côté » ; mais s’il a vaincu ses propres terreurs internes symbolisées par le dragon, il n’est pas pour autant exempt de tous les fantasmes qu’il va rencontrer par la suite dans la mystérieuse cité de Rigomer. Les « merveilles » supposées ne sont pas autre chose que la concrétisation de sa volonté farouche avec ses hésitations et ses erreurs. Les épreuves qui l’attendent sont à la dimension de ce qu’il vient de vivre en franchissant le pont. Cependant, on peut dire que cet épisode est révélateur des croyances accumulées depuis des siècles dans l’esprit humain : l’entrée dans l’autre monde demeure toujours interdite, ce que prouve l’attitude du dragon qui reprend immédiatement sa garde au milieu du pont. Seul un initié, c’est-à-dire un prêtre, un chamane ou druide, peut impunément pénétrer à l’intérieur, et de toute façon à ses risques et périls.

Dans les diverses épopées anciennes comme dans les contes populaires, le pont, symbole très fort, peut parfois laisser la place au gué, lieu de passage obligatoire et évidemment plus archaïque. Lorsque Lancelot, dans un autre épisode de sa vaste épopée, veut franchir une rivière pour aller jusqu’au bout de sa quête, il se heurte à un chevalier, Urgben ou Urbain, qui bénéficie de l’appui d’une troupe d’oiseaux noirs, les fameux « corbeaux d’Owein », qui seraient plutôt ici les « corneilles de Morgane ».

En effet, assailli au milieu du gué par la troupe des oiseaux, Lancelot se défend avec énergie. D’un coup d’épée, il atteint l’un d’eux : l’oiseau blessé tombe sur le sol, et immédiatement se change en une jeune fille toute ensanglantée. Alors, les autres oiseaux poussent de grands cris de douleur, comme font les femmes, se rassemblent, prennent la blessée entre leurs serres et disparaissent dans le ciel aussi rapidement et mystérieusement qu’ils sont apparus. Et Lancelot interroge le chevalier vaincu sur ces prodiges. Le chevalier lui répond : « J’aime d’amour profond une reine, la plus belle femme qui ait jamais été. Un soir que je la priai d’amour, elle me promit qu’elle accéderait à ma volonté si j’acceptais de lui promettre un don. J’étais si heureux que je lui promis aussitôt, et elle se donna à moi. Mais, le lendemain, elle me réclama le don : elle m’ordonnait de garder ce gué et d’interdire à quiconque de le franchir. […] sache aussi que celle que tu as blessée sous l’apparence d’un oiseau était la sœur de mon amie. Ses compagnes, sous la forme d’oiseaux, l’ont emportée dans l’île d’Avalon où elles la soigneront et la guériront de ses blessures{133}. » Il apparaît donc clairement que ce gué, comme le Pont de l’Épée, est une des entrées interdites du fabuleux royaume d’Avalon où règne la fée Morgane, quel que soit le nom qu’on lui donne.

Mais le gué, comme le pont, peut être seulement une frontière entre deux territoires, entre deux groupes sociaux qui ont chacun leur spécificité et font tout pour la protéger et la maintenir. On s’en aperçoit bien dans les premiers épisodes de cette vaste « saga » irlandaise qu’est la Razzia des bœufs de Cualngé. Et c’est une fois de plus le personnage de Cûchulainn qui est mis en avant, non pas seulement en tant que guerrier mais essentiellement en tant que druide, ayant acquis auprès des fameuses femmes guerrières et magiciennes des secrets qui demeurent inconnus pour les autres humains.

La Razzia raconte les événements d’une guerre inexpiable entre les habitants de l’Ulster, donc les Ulates, et tous les autres peuples d’Irlande pour la possession d’un taureau divin, le fameux « Brun de Cualngé ». Profitant de la période où les Ulates, par suite de la malédiction lancée sur eux par la fée Macha, sont atteints d’une mystérieuse « maladie de femme » et sont donc incapables de prendre les armes, les armées irlandaises, sous la conduite de la reine Maeve de Connaught, lancent leurs attaques contre l’Ulster. Et le seul homme d’Ulster à échapper à la malédiction est Cûchulainn. Pendant neuf jours et neuf nuits, durée de cette « maladie », il va s’opposer tout seul à l’intrusion des ennemis, par des moyens qui relèvent autant de la magie que de la connaissance de l’art militaire.

Il commence en effet par couper une branche de chêne avant de la tordre, d’y graver une inscription en ogham, c’est-à-dire en écriture verticale spécifique de l’Irlande et du nord-ouest de la Grande-Bretagne aux temps celtiques, et enfin de placer ce « cercle druidique » autour d’une pierre en laquelle on peut reconnaître un menhir. Parvenue à cet endroit, l’armée irlandaise ne peut aller plus loin, car elle se trouve devant un interdit sacré, et elle est obligée de camper sur place dans des conditions pénibles à cause de la neige qui tombe en abondance pendant toute la nuit.

Cependant, Cûchulainn n’a fait que parer au plus pressé. Le véritable obstacle qu’il va dresser devant les ennemis, ce sera sur un gué qui est le passage obligatoire pour pénétrer en Ulster. Le jour suivant, il « entra dans le bois, sauta de son char et, d’un seul coup de son épée, coupa une fourche à quatre branches, la tailla soigneusement, en brûla l’extrémité et y grava une inscription en ogham sur l’un des côtés. Puis il lança si bien la fourche ainsi faite depuis l’arrière de son char et d’une seule main qu’elle s’enfonça aux deux tiers dans la terre au milieu du gué, un tiers seulement restant émergé{134} ». Le gué est désormais infranchissable, sauf si un guerrier ennemi consent à combattre son gardien, c’est-à-dire Cûchulainn en personne. Ce qui ne manque pas d’arriver, mais chaque fois Cûchulainn sort vainqueur du combat, et il faudra l’intervention, d’ordre magique, du héros Fergus, qui a été l’un des pères nourriciers de Cûchulainn, pour que l’interdit qui pèse sur cet endroit soit levé.

En somme, par la pose de la fourche au milieu du gué, Cûchulainn a sacralisé le territoire des Ulates en en faisant l’équivalent d’un monde féerique, sinon de l’Autre Monde lui-même. Cette histoire épique autant que mythologique n’est pas sans faire penser à un épisode des guerres gauloises relaté par Tite-Live dans son livre IV, épisode dont l’historicité est plus que douteuse. En fait, il semble que ce soit un doublet de l’aventure de Manlius Corvinus, tout au moins dans son début, où l’on voit un même Gaulois géant provoquer les Romains, mais cette fois-ci sur un pont qui sépare les deux armées. Cela n’a rien d’extraordinaire en soi, sinon ce qu’en dit Tite-Live : « un pont qu’aucune armée ne rompait pour éviter de montrer ainsi sa crainte ». C’est donc un pont symbolique. À la fin, un certain Titus Manlius (qui est peut-être le même que Manlius Corvinus) accepte de combattre le géant gaulois et le tue : « Au cadavre gisant, il ne fit d’autre affront que de le dépouiller de son collier. Tout sanglant, il le passa à son cou. » C’est ainsi que Manlius mérita son surnom de Torquatus (de torquae, collier celtique par excellence).

Ce combat sur le pont et la prise du torque sont des éléments révélateurs. Le Gaulois géant est une sorte de Cûchulainn qui a sacralisé le domaine des siens et qui s’en présente le défenseur. Il est vaincu et, à ce moment-là, son vainqueur s’empare de son collier qui est le symbole même de la puissance dans toute la tradition celtique. Il y a inversion des rôles : c’est maintenant Manlius Torquatus qui est le gardien du pont ou du gué et qui est habilité à le faire traverser ou non.

Il en sera de même dans un autre récit irlandais connu sous le titre de Siège de Drum Damghaire : il s’agit là d’une guerre entre le roi du Munster, Fiachna, et le haut roi d’Irlande, Cormac mac Airt. Cette guerre s’enferre dans la confusion la plus totale ; aussi les deux rois font appel à leurs druides respectifs pour tenter de venir à bout de l’adversaire. Et ce sera alors une série de batailles proprement magiques sur le gué d’une rivière qui sépare les deux camps, batailles toutes plus extraordinaires les unes que les autres, mais dont les composantes chamaniques ne font aucun doute.