1. L’archéologie et ses sciences auxiliaires

Grâce à des observations qui débordent du cadre purement géologique de base, on peut, par des méthodes scientifiques incontestables, en arriver à cerner les changements climatiques qui se sont succédé pendant la Préhistoire, notamment en cette période qu’on appelle le Néolithique, entre – 8000 et – 2000. On s’aperçoit alors que les multiples migrations de peuples, repérables par les dépôts archéologiques, ont été conditionnées la plupart du temps par des phénomènes d’ordre climatique. Ces déplacements de populations paraissent avoir « leurs origines dans des régions excentrées par rapport à l’Europe tempérée. Sous nos climats, de légères fluctuations n’affectent pas le milieu de manière considérable. Situation fort différente dans les zones steppiques ou septentrionales, où quelques années de perturbations ou de sécheresse peuvent rompre de manière irrémédiable l’équilibre des activités humaines, contraignant les peuples à prendre la route vers des contrées plus favorables. D’ores et déjà, on peut dissocier deux types de comportements : des conditions radicalement défavorables entraînent des migrations de groupes entiers, avec femmes, enfants, armes et bagages. À l’inverse, les phases de climat optimal génèrent des surpopulations, des déséquilibres démographiques, la constitution de contingents de guerriers conquérants qui iront porter le dynamisme de leur groupe initial au-delà des frontières{11} ». C’est dire l’importance de cette climatologie quant à la connaissance des peuples les plus anciens et de leurs déplacements, lesquels ne sont pas sans influence sur leurs cultures et leurs traditions.

Certes, à cause de l’éloignement dans le temps, il est très difficile de savoir de façon précise quelles ont été les variations climatiques au cours de ce qu’on appelle la Préhistoire, mais les méthodes d’investigations scientifiques récemment mises au point permettent cependant de dater approximativement les grandes étapes de l’histoire de la Terre et par conséquent de ceux qui l’ont peuplée. La climatologie, concurremment avec la dendrologie et la datation par le carbone 14, vient donc au secours de l’archéologie, de l’anthropologie et, en définitive, de l’Histoire proprement dite.

On sait avec certitude que le « druidisme » était la religion des anciens Celtes, et que ceux-ci constituaient une branche des peuples primitifs qu’on classe comme indo-européens d’après leur filiation linguistique et leur organisation sociale{12}. Depuis de longues années, tous les historiens – et les préhistoriens – étaient d’accord sur un point : le berceau des Celtes consiste en un triangle compris entre la Bohême, le Harz et les Alpes autrichiennes, avec comme centre archéologique incontestable le site de Hallstatt qui a donné son nom à la première civilisation de l’Âge du Fer. Cette localisation est confirmée par de nombreuses trouvailles archéologiques, mais on s’aperçoit que ce triangle idéal n’a été qu’une étape pour la civilisation celtique et que celle-ci n’est en fait que le résultat de migrations venues d’ailleurs.

Il semblerait que l’étape précédente la plus marquante, vers le milieu du Néolithique, de la migration des peuples qui allaient devenir, selon la terminologie actuelle, des « Proto-Celtes », doive se situer sur le rivage nord de la Mer Noire, du côté de la Crimée, mais plus à l’intérieur des terres, dans les steppes du pays des Kurgans. On notera d’une part que cette zone est limitrophe de celle qui sera occupée par d’autres peuples qui allaient bientôt se différencier en Scythes et Sarmates, et d’autre part une curieuse parenté d’appellation entre le nom actuel de la Crimée, dérivé de celui des anciens Hyperboréens ou Cimmériens signalés par Hérodote (« Les Hyperboréens et les Cimmériens, chassés par les Scythes, étaient riverains de la mer ») et également par Homère dans l’Odyssée, mais localisés plus au nord, en fait sur les rivages de la Baltique : « Nous atteignons la passe de l’océan aux profonds courants où les Cimmériens ont leur pays, leurs villes. Ce peuple vit sous les nuées, sous les brumes que jamais les rayons du soleil n’ont percées. Sur ces malheureux pèse une nuit funèbre. » Pline l’Ancien prétend que, dans leurs régions, « il y a des jours de six mois » et par conséquent des nuits également de six mois. Tout cela ressort des vieilles légendes grecques centrées à Delphes qui racontent que le dieu Apollon, après sa naissance, était parti chez les Hyperboréens sur un char conduit par des cygnes. Au VIe siècle avant notre ère, le poète Pindare qualifie le peuple des Cimmériens de « millénaire » et affirme qu’il est sacré, protégé de la maladie, de la vieillesse, de la fatigue et des guerres. Autrement dit, il s’agirait d’une sorte d’Autre Monde tout à fait conforme aux traditions celtiques d’Irlande, monde que vient visiter à intervalles réguliers un dieu de la lumière, ce qui rejoint les antiques traditions concernant le mystérieux sanctuaire mégalithique de Stonehenge en Grande-Bretagne.

Or, ces Cimmériens, plus ou moins mythiques, ne sont pas sans rappeler le nom biblique de Gomer, ainsi que, ultérieurement, celui typiquement celtique des Cimbres (peuple qui est pourtant incontestablement d’origine germanique, comme celui des Teutons d’ailleurs), que l’on retrouve dans le nom générique que se sont donné beaucoup plus tard les Gallois, Cymri, terme provenant d’un ancien Com-broges, signifiant « du même pays ». On peut toujours rêver et formuler les hypothèses les plus folles, mais il faut bien avouer que tout cela fourmille de coïncidences difficiles à éliminer. Il semble que la mémoire de l’humanité ait conservé bien des éléments archaïques qui n’ont été transcrits que sous une forme symbolique, mais que les récentes découvertes archéologiques viennent singulièrement authentifier.

D’ailleurs, sans aller chercher dans les mythes, ou dans ce qu’il en reste de ces époques lointaines, on peut se livrer à des conclusions qui pour paraître hasardeuses n’en sont pas moins étayées sur des réalités. En effet, quand on examine en profondeur les structures essentielles de la société celtique, notamment à travers les coutumes les plus archaïques conservées dans les traditions de l’Irlande médiévale, on découvre avec une certaine stupéfaction qu’elles sont toutes héritées d’une situation très ancienne, pastorale et nomade, qui peut facilement s’expliquer par la présence de ces populations dans les steppes du pays des Kurgans.

En effet, si les Gaulois continentaux du temps de César – et dans une moindre mesure les Bretons de l’île de Bretagne – avaient évolué considérablement au contact des Méditerranéens, découvrant la propriété foncière individuelle, une agriculture très performante et une évidente sédentarisation, les Irlandais, qui n’avaient pas subi ces influences et qui resteront toujours en dehors de l’Empire romain, avaient conservé, même après la christianisation, bon nombre d’éléments relevant d’un stade très archaïque de leur civilisation. Les frontières entre les diverses communautés – pompeusement appelées royaumes ! – sont très floues et peuvent varier du jour au lendemain{13}. Il n’y a pas de possession individuelle des terres. La seule richesse consiste en troupeaux (ovins, bovins, porcins){14}. Les villes sont inexistantes (elles ne sont que des résidences royales ou des forteresses refuges en cas de danger) et les rapports entre les membres d’une communauté sont établis selon les modalités d’un contrat de cheptel, quand le « vassal » se voit confier la responsabilité d’un troupeau appartenant à un « suzerain », c’est-à-dire en fait à une collectivité dont le suzerain, un chef élu et non héréditaire, n’est que le répartiteur des richesses potentielles appartenant à une communauté liée par des traditions ancestrales qu’on ne met jamais en doute, par des rapports familiaux, par des contrats entre divers clans et également par des coalitions d’intérêts, même si celles-ci ne sont que provisoires{15}.

C’est dire l’importance de cette localisation d’un noyau primitif de pré-Celtes ou de proto-Celtes (aucune appellation n’est vraiment valable) dans ces steppes avoisinant la Mer Noire, en contact d’une part avec le Proche-Orient, et d’autre part avec les peuples de la grande plaine nord-asiatique. Tout part de là. Il semble que tous les historiens, archéologues et anthropologues contemporains soient d’accord pour placer dans cette région occupée par les Kurgans l’origine de cette civilisation qui deviendra « celtique » par la suite, et par conséquent de leur religion, le druidisme, religion nettement indo-européenne dans ses fondements, mais qui était déjà différenciée par rapport au noyau primitif. Et les migrations de la Mer Noire à l’Atlantique de ces peuples inconnus, migrations dues autant à des conditions climatiques (recherche de pâturages) ou à des pressions de plus en plus constantes d’envahisseurs nomades voisins (Scythes et Sarmates) qu’à des accroissements considérables de populations, vont se dérouler vers l’Occident en plusieurs vagues qui sont difficilement repérables dans le temps, mais qui n’en sont pas moins prouvées par l’archéologie et la toponymie.

L’une de ces vagues est certaine et incontestable : elle suit la vallée du Danube, comme en témoignent les dépôts archéologiques et bien souvent les noms de lieux, comme le Danube lui-même (Tanaos, où l’on retrouve le nom de la déesse primordiale des Celtes, Dana ou Dôn), ou encore le nom de la Bohême, provenant de celui du peuple celte des Boiens, et les appellations de certaines villes, Ratisbonne (« forteresse avec remparts ») et Vienne (Wien, ancienne Vindobonna, « remparts blancs »). Sans parler des correspondances qu’on pourrait établir entre le nom de la Dana celtique avec les appellations actuelles de fleuves comme le Don et le Donetz. Ce qu’on appelle la « Celtique danubienne » a été une des étapes fondamentales de cette civilisation issue de l’est et convergeant vers l’Atlantique, et elle a laissé des traces très anciennes et incontournables. Cet itinéraire est sans aucun doute le plus naturel et le plus logique, le lieu de passage idéal si l’on veut expliquer les migrations vers l’ouest des populations nomades issues du Kouban.

Ces traces, tant archéologiques que toponymiques, sont donc réparties dans toute la vallée du Danube, avec des prolongements dans les pays avoisinants, notamment dans le nord de la Roumanie, dans les Carpates – et même dans le sud de la Pologne, en Serbie, en Hongrie, dans une zone assez fertile où les anciens nomades ont pu se fixer sur des terres riches en lœss et se mêler à des populations autochtones déjà sédentarisées et converties au mode de vie néolithique, c’est-à-dire à la culture des céréales et à l’élevage dit intensif sur des surfaces limitées mais toujours verdoyantes. Comme ces migrations s’étalent sur un très court laps de temps (la civilisation néolithique, issue du Moyen-Orient, se répandant à peu près sur un kilomètre par an en direction de l’ouest), cette vallée danubienne a été une sorte de melting-pot où se sont fondues les traditions les plus hétéroclites, celles des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, celles des premiers agriculteurs sédentaires, celles des pasteurs nomades surgis des steppes de l’Asie centrale.

C’est ainsi qu’on a pu situer le domaine primitif des Celtes en plein cœur de l’Europe, dans un triangle formé par la Bohême, le Harz et les Alpes autrichiennes. Et les indices de cette civilisation, qui a vu apparaître l’usage du fer, métal remplaçant peu à peu le cuivre et l’étain, bases de l’alliage qu’on nomme « bronze », se trouvent concentrés autour du site de Hallstatt, à 450 mètres d’altitude, au bord d’un lac très profond, au nord des Alpes. C’est là que fut découverte en 1824, et fouillée minutieusement pendant près d’un siècle, une vaste nécropole située à quelque 400 mètres au-dessus du village actuel. Elle s’est révélée d’une incroyable richesse en ornements (notamment en or) et en mobilier qui témoignent d’un stade de civilisation particulièrement raffiné. Cette nécropole correspond à une population locale très dense qui ne peut s’expliquer que par la présence d’une richesse prodigieuse : le sel gemme (qui explique d’ailleurs le nom allemand de Hallstatt). Les mines ont été exploitées dès le VIIe siècle avant notre ère, avec des dizaines de kilomètres de galeries creusées par des mineurs qui s’éclairaient au seul moyen de brindilles tenues entre les dents, à une altitude qui va de 800 à 1200 mètres. Et, ce que l’on peut remarquer, c’est que ce cimetière contient seulement un quart de tombes de guerriers, la majorité appartenant à une population nettement ouvrière.

Cela pose des problèmes quant à l’identification des populations qui ont travaillé sur ce site. Incontestablement, les objets découverts prouvent l’existence d’une première civilisation de l’Âge du Fer, celle qu’on a précisément et fort justement qualifiée de « civilisation de Hallstatt », et qui est nettement celtique par l’inspiration, les motifs et les techniques. Alors, qui étaient ces gens si laborieux, qui n’étaient plus des nomades et certainement pas des agriculteurs ? La réponse la plus rationnelle est celle-ci : des peuples venus du Kouban par la vallée du Danube, qui se sont mêlés à des autochtones et qui ont exploité comme il convenait les richesses naturelles d’un pays peu propice à la culture.

Car le sel, surtout en plein cœur de l’Europe continentale, conférait à ceux qui l’exploitaient non seulement une richesse matérielle, mais un pouvoir presque absolu sur les populations avoisinantes. Le sel est un ingrédient indispensable pour la conservation des aliments et comme complément alimentaire dans la nourriture des troupeaux. Cela explique assez bien la richesse des exploitants de Hallstatt et des alentours, et justifie pleinement l’expansion de ceux-ci au cours des siècles suivants vers l’Allemagne rhénane des confins les plus occidentaux de l’Europe. Là encore, les découvertes archéologiques en Allemagne de l’Ouest et dans l’est de la France mettent en évidence la richesse et la puissance de ces envahisseurs – classés comme Celtes – dans un vaste territoire qui englobe le bassin du Rhin, celui de la Saône, voire une partie de celui de la Seine. En fait, plus on étudie l’Histoire, la Préhistoire et l’Archéologie, plus on s’aperçoit que tous les Celtes sont venus en Occident en franchissant le Rhin. Et cela donne raison à tous ceux qui prétendent que les Celtes étaient des terriens, même si certains d’entre eux, butant contre la Mer du Nord, la Manche et l’Océan Atlantique, sont devenus des marins malgré eux, allant même jusqu’à envahir les îles Britanniques.

Mais cet itinéraire par la vallée du Danube n’a pas été le seul emprunté par ces anciens peuples nomades des steppes de la Russie méridionale. Des découvertes archéologiques récentes, jointes à des projections sur les climats de ces époques lointaines et à une datation plus précise des objets récoltés lors des fouilles, font apparaître qu’il y a eu au moins une autre migration vers le nord, plus précisément vers la Baltique, ce qui semble en accord avec toutes les traditions concernant les Hyperboréens vivant dans des brumes obscures et détenteurs d’une autre richesse, celle de l’ambre, récolté dans la Baltique, et qui, comme le sel, constituait une monnaie d’échange imparable. Et c’est sur le territoire constituant actuellement le nord de la Pologne et les États baltes que semble s’être constitué un noyau de populations « pré-celtiques » qui ont eu des contacts prolongés avec des peuples du nord, notamment avec les Finno-Ougriens venus des immensités de la Sibérie, héritiers d’une tradition certainement millénaire, tant sur le plan de l’élevage des troupeaux que sur un plan socioculturel et religieux. Car la Sibérie a été, il faut bien le dire, le berceau de ce qu’on appelle le chamanisme, et se trouve encore à l’heure actuelle la région du monde où le chamanisme est le plus actif et le plus vivace. C’est pourquoi il est d’une extrême importance de considérer ce noyau « baltique », émigré ensuite vers l’ouest, comme une sorte de creuset où s’est forgée une réflexion religieuse ou spirituelle qui a influencé de façon définitive l’évolution de la religion druidique primitive des Celtes en Occident.

Il est en effet impossible de prétendre qu’une idéologie – religieuse ou autre –, quelle que soit sa puissance originelle, puisse conserver toutes ses caractéristiques essentielles lorsqu’elle se trouve confrontée à d’autres idéologies. Certes, les structures de base demeurent, mais l’adaptation de ces structures au milieu d’une société différente suppose une évolution, sinon une synthèse, ou au pire un syncrétisme, comme le démontre l’exemple du christianisme implanté en Amérique latine parmi des populations d’origine amérindienne et africaine, ce qui a engendré des croyances et des rites peu conformes à l’orthodoxie romaine primitive mais cependant fidèles au message évangélique.

Par conséquent, la filière migratoire suivie par les proto-Celtes, tant le long du Danube que le long de la Baltique, a nécessairement eu des répercussions plus ou moins profondes sur leur doctrine originelle (sociale, métaphysique, religieuse et/ou mythologique), si tant est qu’elle ait jamais existé. Au fur et à mesure de leur avancée vers l’Atlantique, ces peuples se sont chargés d’éléments hétérogènes qui pour être demeurés méconnus n’en sont pas moins discernables dans les grandes lignes de ce qu’est devenue la religion dite druidique. Les envahisseurs, quels qu’ils fussent, n’ont jamais éliminé complètement les populations dont ils faisaient la conquête : tout au plus, ils les ont soumises, et de toute façon, à la faveur de cette assimilation, volontaire ou non, les échanges se sont faits dans les deux sens. Ce serait donc folie pure que de prétendre que le « druidisme » occidental est le reflet fidèle de ce que pouvait être cette religion à son point de départ indo-européen. L’Archéologie et ses sciences annexes sont donc des éléments indispensables pour tenter de définir ce qu’était devenu le « druidisme » au cours des migrations de ceux qui en ont été les premiers propagateurs.

Il importe également de considérer avec attention le contenu de ces trouvailles archéologiques : ainsi peut-on tenter de définir l’évolution d’un système de pensée non seulement social, quotidien même, mais déjà métaphysique et religieux, sachant bien qu’en ces périodes lointaines, il n’y a aucune différence entre le « sacré » et le « profane », l’un n’étant pas vécu sans l’autre.

La quasi-totalité des dépôts archéologiques qui jalonnent les migrations des futurs Celtes consiste en « tombeaux », quelle que soit leur architecture ou leur disposition intérieure, ce qui, de prime abord, suppose une réflexion métaphysique sur la vie et la destinée humaine, et sur les rapports entre le visible et l’invisible. C’est pourquoi les objets déposés dans les tombeaux acquièrent aux yeux du chercheur une incontestable valeur : ils sont les témoignages irréfutables d’une véritable civilisation dont on ignore cependant les formulations verbales aussi bien que les croyances profondes.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’abondance d’objets d’orfèvrerie, tant en pierre, en argent, en cuivre, en bronze qu’en or. La première idée qui vient à l’esprit est qu’on ne voulait pas séparer le défunt des objets, armes ou ornements divers, qui avaient entouré sa vie et qu’il était donc plongé, dans la mort, dans l’environnement qui était le sien durant son existence. Cette idée semble parfaitement normale et ne souffre aucune contradiction. Mais ce qui est propice à de nombreuses hypothèses, ce sont les symboles ou représentations que peuvent recouvrir ces objets en apparence issus de la vie quotidienne, individuelle ou sociale.

Certes, ce sont souvent des objets d’ornementation, de parure. Il semble d’ailleurs qu’à l’origine, ce soient des femmes qui en aient été les détentrices et que c’est au fur et à mesure de l’évolution qu’ils soient devenus des signes, non seulement de richesses, mais de puissance tant politique qu’économique, autrement dit de pouvoir politique. Que faut-il en conclure ? Que probablement ces objets témoignent d’une époque où le rôle social – et religieux – de la femme était plus important que dans les périodes les mieux connues, celles qui sont marquées par une influence méditerranéenne, nettement plus androcratique que dans les temps passés. On pense évidemment au mythe des Amazones.

Ces objets sont des colliers, des pendentifs et surtout des séries de cercles en or finement travaillés et ciselés, avec un extraordinaire luxe d’élaboration, et, ce qui est très spécifique de l’art celtique, des colliers rigides et torsadés qu’on appelle des torques. Il faut y ajouter, dès l’Âge du Bronze, une quantité incroyable de ce qu’on appelle des « lunules », c’est-à-dire des colliers plats, formés d’une feuille d’or et qui évoquent irrésistiblement un clair de lune. On ne peut que supposer que ces objets, même s’ils sont décoratifs, appartiennent à un système métaphysique, sinon magico-religieux, où s’opposent – et se complètent – les valeurs prêtées à l’astre du jour et à celui de la nuit. Une telle hypothèse est bien sûr renforcée par l’étude des mythes les plus archaïques qui mettent en scène le soleil et la lune, figurations de divinités, et souvent en proie à l’hostilité des forces obscures de la nuit{16}.

L’abondance des armes découvertes dans ces tombeaux s’explique bien entendu par la volonté d’entourer le défunt des marques de puissance que constituent les épées, les poignards et les haches. Mais, d’une part, il s’agit alors d’un guerrier, ou d’un roi issu de la caste des guerriers, et d’autre part, on s’aperçoit que la plupart de ces armes ou n’ont jamais été utilisées, ou n’ont aucune efficacité : ce sont réellement des objets votifs. Il en est de même pour les chars, intacts ou brisés, qui se trouvaient près du défunt : certains sont purement symboliques, et d’ailleurs, comme dans le fameux tombeau de Vix (Côte-d’Or), il s’agissait bien souvent d’une femme qui y était inhumée.

Il y a un grand nombre de « tombes à char », datant du premier Âge du Fer, dans l’espace rhénan et dans l’est de la France. Il faut donc en déduire que ces chars, placés auprès d’un défunt, revêtaient une grande importance. Et certains d’entre eux sont particulièrement riches d’enseignement. C’est le cas du plus connu d’entre eux, le chariot que l’on découvrit à Trundholm, près de Nykjobing, au Danemark, à quelque 300 mètres du bord d’un marécage. C’est incontestablement un objet cultuel, symbiose parfaite de tous les chars votifs qui ont été élaborés depuis l’Âge du Bronze et dont l’usage s’est perpétué tout au cours de la période dite de Hallstatt, ce qui suppose la permanence d’un culte solaire basé sur la croyance que le Soleil est emmené dans sa course céleste, soit sur un bateau, soit sur un char tiré par un ou plusieurs chevaux. Et cette course du Soleil, qui se poursuit pendant la nuit, quelque part ailleurs, est aussi à l’image de l’âme humaine s’en allant vers l’Autre Monde.

Ce char de Trundholm, qui a 60 cm de long, supporte un grand disque en bronze d’un diamètre de 25 cm sur une face duquel une feuille d’or plaquée a été conservée, comportant des motifs concentriques insérés dans des spirales. De toute évidence, ce disque représente le soleil qui est entraîné dans une course perpétuelle. Mais quelle est la nature exacte de ce soleil, emblème d’une divinité de la vie et de la mort, en fait d’une divinité suprême ? Si l’on en croit les mythes qui nous sont parvenus ultérieurement, et surtout si l’on en croit la linguistique des peuples celtes et germains, le soleil est toujours du genre féminin. Il s’agirait donc, en dernière analyse, d’une déesse soleil, ce que confirme la composition d’un autre char cultuel, plus récent, intermédiaire entre l’Âge du Bronze et l’époque de Hallstatt, découvert en Autriche près de Graz, le splendide char de Strettweg.

Cette représentation est parfaitement compréhensible : au milieu du char, se dresse un personnage féminin qui porte de ses deux mains, au-dessus de sa tête, une immense coupe ouverte vers le ciel ; tout autour sont des hommes, probablement des prêtres, qui lui rendent hommage en dansant et en agitant des branches. C’est donc l’illustration saisissante, et d’une grande valeur esthétique, d’un culte solennel rendu à une divinité féminine qui, par comparaison avec le char de Trundholm, ne peut être que le Soleil, emblème de l’énergie divine qui anime les êtres et les choses. Et cela fait penser à une tradition archaïque du Japon, concernant la déesse solaire Amateratsu. Or, on sait que le nord du Japon, le pays des Aïnos, a conservé des éléments cultuels qui s’apparentent de très près aux traditions de la grande steppe nord-asiatique débouchant en Europe du nord et dans les grands espaces de la Russie méridionale, donc dans des régions occupées à la fois par les Scythes et par ceux qui allaient devenir les Celtes. On sait par Hérodote et aussi par les quelques tragédies grecques anciennes qui nous sont parvenues que l’Artémis des Grecs n’est en fait que l’image hellénisée d’une antique divinité solaire toute-puissante, celle qu’on a appelée la « Diane scythique » et qu’on peut reconnaître dans les divers récits dramatiques des aventures d’Oreste, d’Iphigénie et des Atrides. Il faut donc admettre que ces chars de l’Âge du Bronze et du premier Âge du Fer sont les premières manifestations connues d’un culte rendu à une divinité féminine de nature solaire{17}.

Ce voyage du char solaire à travers l’espace, aussi bien nocturne que diurne, est doublé par des « navigations ». En effet, sur les pétroglyphes des monuments mégalithiques comme sur les gravures rupestres de Scandinavie, il y a d’innombrables représentations de barques, même très schématiques. De plus, dans les tombes de ces mêmes époques, nombreuses sont les barques votives, parfois en pierre, le plus souvent en or, qui témoignent à la fois d’un grand raffinement artistique et d’une incontestable idéologie religieuse.

Là encore, c’est une navigation du soleil à travers les heures du jour et de la nuit, avec l’idée constante de la renaissance de la lumière, et par conséquent la croyance en un éternel recommencement. La navigation du soleil, qui disparaît pendant la nuit dans le vaste et mystérieux océan qui entoure le monde, est aussi la navigation des êtres vivants qui meurent le soir à l’ouest et réapparaissent, lavés de toute souillure, le matin dans les régions orientales de l’univers. C’est dire l’importance que prendra par la suite l’orientation traditionnelle des églises chrétiennes d’architecture traditionnelle, dont le chœur est nécessairement du côté du soleil levant (et non pas, comme on le pense généralement, tourné vers Jérusalem). Et si le Soleil est le symbole de la Vie, il est aussi l’image de cette divinité primordiale qui contribue à la perpétuelle migration des âmes entre les deux mondes, celui du visible et celui de l’invisible.

Ces représentations du char ou du navire solaire semblent liées à un système métaphysique dont les manifestations se sont succédé au cours des millénaires. On en reconnaîtra les lignes essentielles dans tous les récits du haut Moyen Âge irlandais, comme dans la plupart des romans dits de la Table Ronde, qui concernent les errances de l’âme humaine à travers les turbulences de l’existence, turbulences indispensables à la découverte d’un chemin conduisant à la Lumière absolue. Ces objets archéologiques expliquent et justifient pleinement les récits ultérieurs où l’on voit les héros se lancer dans des expéditions terrestres hasardeuses vers des pays inconnus ou des navigations vers l’ailleurs, comme celui de la Navigation de Bran, fils de Fébal, vers la Terre des Fées, ou celui, très christianisé, de la Navigation de saint Brendan à la recherche du Paradis{18}. Une bonne partie de la mythologie celtique, même sous sa formulation chrétienne, ne peut véritablement être comprise sans cette référence aux objets découverts dans les sites archéologiques du Néolithique, de l’Âge du Bronze et de l’Âge du Fer, que ce soit dans les tombeaux, que ce soit dans de simples dépôts, dans des puits, dans des caveaux ou dans des lacs, qui sont en fait des offrandes à la divinité, afin de se concilier celle-ci ou de manifester ainsi le lien fondamental qui unit la créature et le créateur, quel qu’il soit.

Au fil des temps, le contenu des dépôts archéologiques ne fait que préciser la situation culturelle qui est celle des divers peuples qui constitueront l’ensemble celtique. Ainsi en est-il du monnayage, apparu dès le IIIe siècle avant notre ère, du moins sur le continent dit « barbare », et qui, par la force des choses, se trouve être le plus précieux témoignage qu’on puisse utiliser pour reconstituer une histoire fragmentaire ou incomplète. C’est vers le deuxième millénaire que le numéraire a fait son apparition chez les Hittites, qui s’inspiraient des Babyloniens, avec des formes de lingots estampillés portant mention de leur poids et de leur titre, donc en quelque sorte « officialisés » et sous la garantie d’une autorité politique. C’est de là qu’est partie, d’abord dans le Moyen-Orient, puis dans les cités grecques, la coutume d’étalonner les échanges grâce à des pièces de métal, selon des normes établies d’avance et acceptées par tous. Et, à la fin du IVe siècle avant notre ère, la Grèce est inondée par un numéraire macédonien.

Or, ce sont ces fameux statères en or dits de Philippe II (le père d’Alexandre le Grand) qui vont servir de modèles à l’expansion du système monétaire à travers toute l’Europe du nord, en particulier chez les peuples qu’on classe désormais sous l’appellation de Celtes. À l’origine, ces monnaies sont incontestablement une imitation assez servile du statère de Philippe de Macédoine : l’avers représente une tête laurée, celle d’un roi ou d’un chef, le revers, un char, conduit par un aurige, qui est l’emblème de la puissance économique et militaire de celui qui cautionne le monnayage. Car il est évident que l’extension du monnayage est avant tout économique, ayant pour but primitif de faciliter les échanges commerciaux entre groupes sociaux de diverses origines et d’implantation très disparate. Cependant, à cette époque, la distinction entre le profane et le sacré n’existe pas, d’autant plus que tout accord, fût-il commercial, repose sur une fiabilité que seuls les dieux peuvent garantir.

La monnaie, sous quelque forme que ce soit, revêt donc une valeur sacrée. Il n’est donc pas étonnant que les monnaies dites gauloises reflètent, selon les époques et les circonstances, des préoccupations métaphysiques ou religieuses dont les représentations, plus ou moins abstraites ou symboliques, sont répercutées dans l’ornementation des objets monétaires. Toute transaction quelle qu’elle soit est placée sous le regard et donc sous la garantie des dieux, ce qui fait que le monnayage dépasse de loin l’utilité économique et politique pour acquérir une valeur sacrée.

Mais sur quels critères ? Tout dépend alors du contexte idéologique dans lequel évolue le groupe social considéré. Ainsi, dans l’aire méditerranéenne, où domine un certain matérialisme lié au quotidien, on se contente de reproduire presque fidèlement le modèle proposé par le statère de Philippe II de Macédoine, roi d’un peuple de commerçants. Il en va tout autrement dans les pays au nord des Alpes, donc dans l’Europe barbare, qu’elle soit celtique, germanique ou même slave sur les confins orientaux.

C’est ainsi que, si l’on suit un itinéraire qui va d’est en ouest, on s’éloigne du modèle primitif pour parvenir à une véritable apothéose d’abstraction, notamment chez les peuples de l’île de Bretagne. Peu à peu, le visage représenté sur l’avers est éclaté, et ne subsistent que des traits essentiels qui dénotent le souci de figurer la signification profonde du personnage et non pas son apparence extérieure. Quant au revers, il devient parfois délirant, du moins pour un esprit qui s’en tiendrait à la rationalité méditerranéenne classique. Or, une analyse en profondeur de ces « aberrations » révèle un langage quelque peu initiatique dont on ne possède malheureusement pas le code. C’est le cas des pièces armoricaines tant en argent qu’en or : le cheval n’est plus que schématisé, l’aurige apparaît comme une tête fantomatique au-dessus d’un animal emporté par un élan furieux, et l’ensemble est entouré de petites têtes coupées suspendues à une sorte de chaînette. D’autres motifs, assez énigmatiques, comme des boules d’où s’échappent des tiges, symbole de la matrice divine originelle, semblent relier ces figurations à d’antiques rituels dont on ignore l’exact déroulement autant que la signification réelle.

Le monnayage gaulois – ou plutôt celtique puisqu’il est réparti sur l’ensemble des pays celtes, hormis l’Irlande – apparaît alors comme un extraordinaire livre d’images, comparables aux fresques, aux vitraux et aux bas-reliefs des églises chrétiennes médiévales, qui s’ouvre devant un observateur désireux d’en savoir plus sur les croyances de ces peuples{19}.

Ainsi, au lieu d’être simplement des objets permettant une vie économique plus facile et des relations élargies entre les peuples, les monnaies sont en réalité un conglomérat d’informations de différentes natures (mythologiques et métaphysiques) qui n’ont été jusqu’à présent qu’imparfaitement exploitées. Et cela pose d’innombrables questions non encore résolues, notamment à propos de pièces dont l’origine est la Celtique danubienne, certainement les plus archaïques, les plus voisines du modèle macédonien, mais en même temps échappant à toute interprétation qui serait liée à la philosophie ou à l’esthétique du monde hellénique, puis hellénistique.

On se trouve parfois en présence d’étranges représentations symboliques qui ne sont pas aisées à interpréter. « En Bavière, un type a été appelé “coupelle à l’arc-en-ciel” ; on a pensé longtemps que ces petites monnaies avaient des propriétés magiques parce que, trouvées après la pluie, l’arc-en-ciel s’élevait au-dessus d’elles, à l’endroit où il touchait la terre. En médecine populaire, ces monnaies avaient des vertus de guérison et de porte-bonheur. […] Elles sont bombées et décorées de dragon courbe, de serpent, de tête d’oiseau, de torques, de trois globules ou autres ornements abstraits. Tous ces motifs, difficiles à interpréter, lèvent un coin du voile sur ce monde mythologique immense des Celtes{20}. » Oui, mais de quel monde s’agit-il, et comment faut-il l’interpréter ? Pourquoi ces trois globules à l’intérieur d’un torque, à l’exclusion de toute représentation réaliste ?

Il semble que le nombre 3 ait été privilégié chez les Celtes. Les grandes lignes de la tradition druidique ont été transmises au Pays de Galles sous forme de « triades ». Les motifs ornementaux de l’orfèvrerie celtique sont tous plus ou moins construits selon le principe du triskell, c’est-à-dire de trois spirales reliées à un centre. Cette représentation n’est pas d’origine celtique, car elle existe depuis des millénaires sur des gravures découvertes en Asie, notamment au Tibet, mais elle a été adoptée et généralisée par les Celtes au point de devenir le symbole même de la tradition celtique, repérable depuis l’époque mégalithique sur les pétroglyphes des dolmens et autres sanctuaires sacrés, et répercuté ensuite sur les objets ornementaux de la civilisation dite de la Tène (deuxième Âge du Fer) et sur les manuscrits enluminés de l’Irlande nouvellement christianisée. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’un des « logos » les plus fréquemment utilisés en Irlande contemporaine est le trèfle, du latin trifolium, à trois feuilles, que saint Patrick, évangélisateur supposé de l’Irlande, brandissait comme emblème de la Trinité chrétienne, démontrant ainsi l’unité d’un Tout en trois éléments différents.

Cela met l’accent sur l’importance du ternaire chez les Celtes, et donc dans la religion des druides. Car il semble bien que le trèfle, comme le triskell, soit la figuration des trois éléments fondamentaux selon la pensée des peuples « barbares » de l’Occident : l’Air, la Terre et l’Eau, le quatrième élément dit classique, le Feu, inexistant en tant que tel (parce qu’instable et mollement ponctuel), n’étant que l’énergie – indispensable – qui transmute les autres éléments séparables et spécifiques. À ce compte, le triskell pourrait condenser en une seule image la théologie druidique : la totalité est la mise en œuvre, par l’énergie divine, des éléments matériels que sont l’Air, l’Eau et la Terre. C’est donc reconnaître l’importance du monnayage dans la transmission d’une tradition qui remonte au plus lointain des âges et qui débouche sur certains aspects de la civilisation des Celtes, par conséquent de la tradition druidique. Et ce n’est pas seulement par la valeur symbolique des motifs utilisés par les monnayeurs que sort de l’ombre la tradition druidique, mais par profusion d’éléments soi-disant décoratifs qui sont en réalité des rappels de tout ce que cette tradition millénaire enseignait aux jeunes générations.

Et puisqu’il s’agit d’images, il ne faudrait pas oublier certains objets, beaucoup plus récents, mais qui résument parfaitement tout un parcours métaphysique qui n’a jamais été écrit mais qui s’est transmis de génération en génération au gré des contacts des « proto-Celtes » avec leurs voisins de culture et de tradition différentes. Tel est le cas de ce magnifique objet découvert au Danemark, le célèbre « Chaudron de Gundestrup », conservé actuellement au musée d’Aarhus, qui peut être considéré comme un condensé essentiel de la spiritualité des peuples celtes en même temps qu’une illustration parfaite de leur mythologie.

Il s’agit d’un chaudron, datant de la fin du 1er siècle ou du début du IIe siècle de notre ère, incontestablement à usage rituel, en argent, dont le fond et les parois extérieures sont greffés de plaques imagées dont la description n’est pas facile, tant les motifs et les scènes, d’ailleurs très voisines, sur un plan esthétique, de l’art des steppes de l’Asie centrale, donc nettement « scythiques », sont assez complexes. Mais, par comparaison avec les légendes mythologiques du Pays de Galles et de l’Irlande, bien que recueillies tardivement, on parvient à décrypter un bon nombre de ces figurations et à les replacer dans une vaste épopée mythologique qui ne nous est malheureusement parvenue que par fragments.

Le personnage le plus important représenté ici est certainement le dieu aux cornes de cerf, en position dite « bouddhique », c’est-à-dire les jambes repliées sous lui, tel qu’il apparaît sur un bas-relief gallo-romain découvert à Reims et que l’on connaît bien sous le nom d’Autel de Reims. Le « dieu cornu » est représenté sur un autre bas-relief, celui de l’Autel des Nautes, conservé au musée de Cluny à Paris ; cette figuration est accompagnée de quelques lettres qui permettent de lui donner un nom, Kernunnos. Est-ce un dieu gaulois ? Certainement pas. Il est le vestige d’une religion plus ancienne, remontant aux périodes glaciaires du Paléolithique, religion qui privilégiait le culte du cervidé (en l’occurrence le renne), animal qui constituait l’unique source d’alimentation des groupes humains relégués dans des zones froides, arides et sans végétation véritablement nutritive.

Il semble donc que les Celtes aient adopté ce personnage divin surgi du plus profond du passé, et qui a continué ainsi à symboliser la survie des ancêtres, puis, par voie de conséquence, la richesse économique et alimentaire d’un groupe social déterminé. Et ce « dieu cornu » sera le modèle, au cours du Moyen Âge, de toutes les représentations populaires et « folkloriques » du diable{21}.

Mais le Chaudron de Gundestrup contient bien d’autres informations sur la mythologie des Celtes. Non seulement y figurent le « dieu cornu » auquel on a donné le nom de Kernunnos, mais également le « dieu à la roue{22} », le « dieu au maillet{23} », la « déesse aux oiseaux{24} », le « serpent à tête de bélier{25} » et bien d’autres motifs qui ne s’expliquent guère que par une minutieuse comparaison avec les récits ultérieurs conservés dans la tradition irlandaise et galloise du haut Moyen Âge{26}.

Il y a enfin une scène très étrange qui mérite qu’on s’y attarde. Il s’agit d’une plaque imagée située à l’intérieur du chaudron. Au centre est couché un arbre, horizontalement, mais qui ne va pas jusqu’aux extrémités, ni à gauche, ni à droite. À droite, sur toute la surface de la plaque, trois hommes soufflent dans de grandes trompes auxquelles on a donné le nom de carnyx. Sur le plan inférieur, c’est-à-dire sous l’arbre, six guerriers, l’épée levée et portant un long bouclier, marchent de droite à gauche (sens maléfique), poussés, semble-t-il, par un septième guerrier sans bouclier mais portant son épée sur l’épaule, et dont le casque est surmonté d’un sanglier. Et ces guerriers se heurtent à un animal bondissant qui leur fait face de façon nettement agressive.

À gauche, sur toute la surface, un immense personnage coiffé d’un bonnet qui se prolonge par une natte plonge un homme la tête en bas dans une sorte de chaudron. Sur le plan supérieur, s’en vont vers la droite (sens bénéfique) quatre cavaliers munis d’une lance et dont le casque est surmonté d’un oiseau. Sans aucun doute s’agit-il d’un rituel de régénération ou de renaissance, et l’on a comparé cette représentation d’une description faite par un scholiaste de Lucain à propos du culte de Teutatès (ou Toutatis), qui consistait à étouffer un homme dans un chaudron. On a parlé à ce propos du fameux « chaudron de résurrection » qui apparaît dans plusieurs récits irlandais et gallois, et qui serait le prototype du « saint » Graal de la Quête médiévale. Quoi qu’il en soit à propos de la signification profonde de cette scène, tous les archéologues sont d’accord pour y voir une procession de défunts à qui une divinité inconnue mais toute-puissante redonne la vie.

Avec ses plaques imagées, le Chaudron de Gundestrup est donc infiniment précieux pour l’étude des antiques croyances des Celtes, et cela met en évidence le rôle essentiel que jouent l’archéologie et ses disciplines annexes dans l’étude de la tradition de nos ancêtres, car elles constituent, si on en fait un bon usage, des éléments d’information incontestables, et de plus d’origine réellement celtique.