3. La descente aux enfers

Dans la tradition celtique, l’Autre Monde n’est pas toujours situé dans une île en plein océan, vers les pays où le soleil se couche, ni sous les eaux. L’Autre Monde est ailleurs, aussi bien séparé de la terre des vivants par l’eau que par l’air ou par l’obscurité qui règne dans les mystérieux antres de la terre. Par définition, les « Enfers » sont situés en-bas, comme c’est le cas dans les croyances grecques sur le Royaume des Ombres régi par Hadès-Pluton, en fait l’équivalent de la « Géhenne » de la tradition hébraïque. On ne peut pénétrer dans ce royaume qu’une fois mort, et l’on ne peut plus jamais en revenir. Pourtant, certains personnages y ont pénétré vivants et ils en sont revenus, comme en témoigne la légende d’Orphée, transmise par les Grecs, mais en fait d’origine thrace, autrement dit ayant subi les influences des peuples indo-européens des rivages de la Mer Noire, aussi bien les Scythes que les Sarmates et les futurs Celtes.

Le but du voyage d’Orphée dans l’Autre Monde est d’en ramener Eurydice, la femme qu’il aime, et qui est morte injustement (la mort est toujours injuste !). Il se conduit en authentique chamane et, par ses chants, il pénètre impunément dans les Enfers, fléchissant le terrible Pluton – en fait, le soumettant à ses contraintes magiques, de telle sorte que le dieu des ténèbres ne peut refuser de laisser partir Eurydice. Il y met cependant la condition que l’on sait, et que l’on peut interpréter de bien des façons sans pour autant l’expliquer. Orphée, par son impatience à se retourner pour contempler Eurydice, échoue dans sa tentative de vaincre la mort. Mais cette tentative est nettement d’essence chamanique, car le rôle du chamane est non seulement d’expulser les démons, mais de soigner les maladies en allant dans l’Autre Monde ramener l’âme du malade, ou celle du défunt, qui s’y est égarée malencontreusement. Et chez certains peuples, c’est sur une barque que le chamane s’en va vers l’Autre Monde, que celui-ci soit sur une île, dans les entrailles de la terre, sur une montagne inaccessible, ou encore quelque part dans le ciel, domaine par excellence des divinités de la vie et de la mort.

L’idée essentielle est cependant qu’il existe, sous terre, un monde où s’agitent les ombres des défunts. C’est en pénétrant dans l’Averne qu’Énée, muni du rameau d’or, aborde dans ces « Enfers » à la recherche de son père Anchise. C’est au fond d’un gouffre – dans le pays des Cimmériens, comme par hasard – qu’Ulysse peut évoquer les héros défunts de la guerre de Troie. Une tradition de Polynésie, rapportée par Mircea Éliade, relate la descente du héros maori Hutu dans les domaines obscurs, à la recherche de la princesse Pare qui s’était suicidée à cause de lui. Hutu rencontre la grande Dame-de-la-Nuit, « qui règne sur le Pays des Ombres, et obtient son aide : elle le renseigne sur le chemin à prendre et lui donne une corbeille de vivres pour qu’il ne touche pas aux mets de l’Enfer. Hutu retrouve Pare parmi les ombres et réussit à la ramener avec lui sur la terre. Le héros réintègre ensuite l’âme dans le corps de Pare, et la princesse ressuscite ». Dans une variante de Hawaï, le héros enferme l’âme de la défunte dans une noix de coco et l’intègre dans l’orteil du corps sans vie, avant de masser le mollet et de la faire remonter vers le cœur{71}.

L’opposition entre les ténèbres et la lumière est à l’image de la succession du jour et de la nuit. En pleine clarté du jour, les êtres et les choses apparaissent dans leur réalité même, du moins le croit-on, et de toute façon, tout est visible, sensible, vérifiable, tandis que, dans le domaine de l’ombre, tout est caché, secret, impénétrable à la vision diurne, donc permettant toutes les suppositions. Cela explique la fascination qu’a exercée, depuis la plus lointaine Préhistoire, le monde souterrain, peuplé de mystères, ceux-ci prenant parfois les formes les plus extraordinaires, à la fois terrifiantes et attirantes. Ce n’est certainement pas un hasard si les grottes du Paléolithique – qui ne sont pas des habitations humaines mais de véritables sanctuaires – ont tant influencé l’imaginaire : elles ne pouvaient être que la résidence des forces invisibles qui régissent le monde depuis toujours, qu’elles soient bénéfiques ou maléfiques. Il en sera de même pour les mines qui permettent d’extraire de la terre-mère des richesses insoupçonnées, les minerais, aussi bien l’or et la plupart des métaux que le sel, substance indispensable à la vie et surtout à la survie. D’où, comme on le sait, le rôle particulier des forgerons, seuls capables de transformer les matières brutes par l’action génératrice du feu, et par conséquent l’importance des dieux du monde d’en-bas, de Vulcain-Héphaïstos en particulier, voire du diable lui-même, maître absolu des énergies ambiguës recelées par le sous-sol, et qui entretient dans les enfers un feu perpétuel.

La Psychanalyse a mis en évidence l’importance de l’univers fantasmatique dont le monde souterrain est crédité : c’est un symbole maternel. Le monde souterrain est à la fois rassurant, parce qu’il protège des agressions extérieures (vents, tempêtes, chaleur, froid, cataclysmes divers), et très inquiétant, parce qu’il est synonyme d’inconnu. Et pourtant, c’est là l’origine du monde, pour reprendre le titre d’une peinture de Gustave Courbet qui fit scandale en son temps. La grotte et le souterrain, d’une façon générale, sont les images parfaites du ventre féminin, avec tout ce que cela comporte de réminiscence de l’état utérin et de frayeurs devant l’évidence d’un retour à la mère primitive au moment de la mort. De plus, le ventre de la mère – de la femme, d’une façon plus générale – est mystérieux, sombre, caché, et les fantasmes les plus aberrants y prennent place, comme cette crainte fort répandue de la vagina dentata, ce « vagin denté » qui meurtrit celui qui a l’audace de s’y introduire, quand il ne le dévore pas entièrement. Cette attirance-répulsion est fondamentale et elle est partagée par l’ensemble de l’humanité, sans aucune exception, quel que soit le stade culturel considéré.

Et pourtant, ce monde souterrain – ou utérin, ce qui est la même chose – est diablement intéressant. C’est pourquoi il se trouve toujours des individus pour tenter de l’explorer, pleinement conscients de s’exposer alors aux pires dangers. Les contes populaires en portent d’éloquents témoignages, et ceux-ci sont d’autant plus précieux qu’ils ne sont pas provoqués par un raisonnement mais par une appréhension inconsciente qui semble innée chez tous les êtres humains, du plus fruste d’entre eux au plus élevé psychiquement, appartenant à ce que, faute de mieux, on pourrait appeler la hiérarchie de l’intelligence. L’obsession bien connue de certains milieux dits ésotériques ou occultistes à propos de la mythique Agartha, ce domaine souterrain où vit une race supérieure détentrice des plus grands secrets de l’univers, n’est que l’intellectualisation des fantasmes les plus primaires de l’humanité.

Au fait, quels sont ces « secrets de l’univers » dont la réminiscence se dissimule sous les fantasmes les plus primaires de l’esprit humain ? Les tenants de l’Agartha et de la non moins hypothétique Shamballah, cette mystérieuse cité souterraine où serait conservé jalousement tout le savoir du monde, font référence à une tradition primordiale qui aurait été perdue, ou plutôt dispersée à une certaine époque symbolisée par la Tour de Babel. On pourrait rabaisser cette soi-disant tradition primordiale, comme l’ont fait les psychanalystes, à la mémoire ancestrale qui garde la nostalgie d’un état d’innocence antérieur à l’état de conscience, revécue à titre individuel par tout être humain lors de son séjour dans l’utérus maternel, lequel ne fait que reproduire l’apparition, sur un plan générique, de la vie sur terre, surgie des eaux-mères, puisqu’il est prouvé que tout a pris naissance dans un milieu aquatique « ionisé » par un rayonnement mystérieux que les religions affirment être la puissance créatrice d’une énergie divine. Ce serait l’origine du mythe du Paradis terrestre, ou tout simplement de l’Âge d’Or, ce qui revient au même. Mais tout n’est peut-être pas perdu, ni même oublié.

C’est ce que sous-entend Rabelais dans le Cinquième Livre, lorsque la prêtresse Bacbuc, chargée de la garde de l’oracle de la Dive Bouteille, s’adresse ainsi à Pantagruel et à ses compagnons au moment de leur départ : « Allez, amis, en protection de cette sphère intellectuelle de laquelle en tous lieux est le centre et n’a en lieu aucune circonférence, que nous appelons Dieu. Et venus en votre monde, portez témoignage que sous terre sont les grands trésors et choses admirables. […] Qu’est devenu l’art d’évoquer la foudre et le feu céleste, jadis inventé par le sage Prométhée ? Vous certes l’avez perdu ; il est de votre hémisphère départi, ici sous terre est en usage » (chap. XLVIII). Voilà des paroles qui en disent long et constituent la pleine justification de toute « descente aux enfers », qu’elle soit chamanique ou celtique, à condition bien entendu que cette descente s’effectue dans le but d’y découvrir les « trésors » cachés aux yeux du commun des mortels.

Et si ces trésors sont cachés, c’est qu’ils sont précieux. Et comme toute chose précieuse, il faut qu’ils soient gardés. Les gardiens sont des êtres féeriques ou divins, voire des prêtres ou des chamanes. Il arrive même que ce soit le diable lui-même qui soit le gardien des trésors défendus, christianisation évidente de thèmes beaucoup plus anciens et qui se réfèrent au mythe de Prométhée. Cependant, dans le domaine celtique, ce sont très souvent des nains, de petits êtres qui vivent sous terre et auxquels en Bretagne on donne le nom de korrigans (des ozégans dans le Morbihan celtophone) ou de poulpicans, au Pays de Galles les corianeit, en Irlande les « petites gens », tous étant les équivalents des elfes de la tradition germano-scandinave. Mais ces « petites gens » ne sont jamais ni franchement bons, ni franchement mauvais : ils peuvent être les deux, favorisant certains humains et se montrant féroces pour ceux qu’ils jugent mauvais, intéressés, avares ou hostiles. Ils choisissent donc avec soin ceux qu’ils admettent dans leurs étranges demeures et écartent par tous les moyens les curieux et les indiscrets qui voudraient s’emparer indûment de leurs richesses ou de leurs secrets. Car il ne faut pas oublier qu’ils sont tous doués de pouvoirs magiques, sinon surnaturels.

Un conte populaire recueilli au début du XXe siècle à Riantec (Morbihan) illustre fort bien ce propos. Un korrigan est devenu le parrain du fils d’un paysan, comblant celui-ci de bienfaits ; mais il propose ensuite à ce paysan d’être lui-même le parrain de son propre fils. Le paysan accepte et suit son compère dans une lande où ils sont rejoints par d’autres korrigans. Sous une grosse roche, il y a une anfractuosité. Les korrigans invitent le paysan à les suivre dans cette mystérieuse cavité. Ayant vaincu une légitime appréhension, le paysan parvient ainsi « au long d’un couloir très sombre et qui n’en finissait pas. Il déboucha cependant dans une grande salle qui paraissait éclairée par d’immenses torches attachées aux piliers. Mais les piliers étaient si brillants qu’ils renvoyaient la lumière un peu partout. Sur les murs, il y avait des tapisseries avec des couleurs rouges et or, et au milieu une longue table garnie des mets les plus rares et les plus chers{72} ». Le paysan est fort bien reçu, mais le lendemain, sortant du domaine des korrigans et regagnant son village, il s’aperçoit que rien n’est plus comme avant et qu’en réalité, ce n’est pas une seule nuit qu’il a passée dans le palais féerique, mais au moins quatre-vingt-cinq ans. Car le temps n’est pas le même dans l’Autre Monde que sur la terre des humains.

Ce qu’il faut retenir, c’est que, de toute façon, il y a un prix à payer lorsqu’on s’introduit dans l’Autre Monde, à l’image du chamane qui, au moment de son initiation, tombe malade ou est atteint d’une crise de folie. On peut également penser que le paysan, au lieu de poser des questions aux korrigans, se tait et se contente de manger et de boire en leur compagnie. Au fond, il n’a rien cherché d’autre et, comme Perceval au moment de son premier séjour dans le château du Graal, il s’est abstenu de parler, ce qu’il aurait dû faire s’il avait été véritablement motivé. C’est une hypothèse, mais qui se dégage de nombreux autres récits de ce genre dispersés dans la tradition populaire de l’Europe occidentale.

Cependant, ce qui apparaît nécessaire, à défaut de « rameau d’or », c’est l’autorisation donnée, volontairement ou non, par un introducteur qui joue en quelque sorte le rôle d’un chamane initiateur et protecteur, qui envoie un néophyte au fond du gouffre pour savoir comment il va s’en tirer. Un autre conte breton, recueilli dans le Trégor, le célèbre récit de Koadalan, nous montre le héros jeté dans un puits par un sorcier – ou un diable – auquel il a dérobé autrefois ses livres de magie, et qu’il vient de récupérer par traîtrise. Est-ce pour le punir, ou pour le mettre à l’épreuve ? On ne sait pas. Mais il est certain que cette anecdote se réfère à la coutume des puits funéraires, attestée par de nombreux exemples archéologiques pendant tout l’Âge du Fer. Non seulement on y entassait des ossements, mais également des offrandes, objets de métal ou de céramique, destinées à honorer autant les dieux de l’ombre que les défunts eux-mêmes. L’archéologie a mis en relief l’importance de ces puits funéraires dans les lointaines époques qui ont précédé le christianisme en Europe occidentale, mais également dans le cadre de civilisations dites « primitives ».

Un autre récit oral de Bretagne armoricaine, également recueilli dans le Trégor, insiste à la fois sur les richesses que contiennent les puits et sur l’attrait qu’ils exercent sur l’imaginaire humain, attirance mêlée évidemment d’une grande crainte devant ce qui est ténébreux et inconnu. Le héros du récit, un certain Efflam, est obligé par un roi de subir certaines épreuves, en particulier celle de « descendre dans un puits et de revenir raconter ce qu’il y a vu ».

Le héros fait taire toutes ses terreurs : « Il ne dit rien et descendit dans le puits. Ce ne fut pas facile : il devait s’accrocher aux pierres et faire bien attention de ne pas glisser. Il atteignit cependant le fond et fut tout surpris de voir qu’il n’y avait pas d’eau. Au contraire, il y avait un jardin merveilleux, tout illuminé de soleil, avec des fleurs qui sentaient bon, et des arbres chargés de fruits. Efflam s’extasiait devant tant de merveilles et il parcourait les allées de ce jardin en tous sens lorsqu’il vit, au pied d’un arbre, un vieillard qui se reposait. » Ce vieillard semble bien disposé à son égard et lui prodigue des conseils en l’invitant à revenir en ce même endroit chaque fois qu’il connaîtra des difficultés. Il est bien évident que ce vieillard est à l’image d’un maître chamane qui a déjà accompli le voyage et qui s’engage à guider le jeune néophyte qui manifeste ainsi sa volonté de « savoir » ce qui est caché. Et le vieillard lui demande également de ne pas raconter au roi ce qu’il a vu réellement{73}. Car les secrets de l’Autre Monde ne peuvent être répétés qu’à ceux qui le méritent et non à ceux qui ne sont animés que d’une simple curiosité.

Comme le jeune Efflam, le héros du conte de Koadalan se tire d’affaire lui aussi grâce à l’intervention d’un personnage surnaturel. Au fond du puits, il atterrit au milieu d’un grand bois. Après s’être lamenté sur son sort, il se décide à agir : « Il se mit à parcourir le bois, mais il ne rencontra ni homme ni bête. Comme la nuit était venue, il dormit, la tête appuyée sur une grande pierre couverte de mousse. » Comme on le voit, le monde inférieur est la réplique de celui de la surface, à cette différence qu’il semble déserté par les êtres vivants, animaux ou humains, à part quelques personnages qui ne peuvent être que divins ou féeriques.

À son réveil, Koadalan s’aperçoit qu’il se trouve exactement à l’endroit où sa protectrice, une jument nommée Tereza, qui est en réalité une femme-fée, sinon une femme-chamane, lui a donné rendez-vous s’il avait besoin de son aide. Il l’appelle, et celle-ci accourt immédiatement et rétablit la situation : elle emmène Koadalan au château du sorcier et lui fait récupérer ses fameux livres de magie ainsi que sa femme et son fils, qui étaient retenus prisonniers. C’est alors la séparation d’avec Tereza, au milieu des bois. « Je te fais mes adieux pour toujours, car nous ne nous reverrons jamais », dit Tereza. Alors, « elle s’éleva en l’air et il la perdit bientôt de vue ». C’est en quelque sorte la preuve que cette femme jument, en laquelle on pourrait reconnaître la déesse gauloise Épona (devenue Rhiannon dans la tradition galloise), est réellement l’initiatrice et la protectrice de cet apprenti chamane qu’est en fait Koadalan. Maintenant, si l’on peut dire, il est capable de voler de ses propres ailes : « Koadalan, sa femme et son fils remontèrent alors dans leur carrosse, car celui-ci était revenu aussitôt qu’il l’avait demandé. Ils arrivèrent sans tarder au pays de Koadalan, à Plouaret{74}. »

Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien pour ceux qui s’introduisent dans le monde souterrain. Dans un autre conte breton, recueilli dans deux versions presque identiques dans les Côtes-d’Armor et dans le Finistère, autrement dit en Haute Cornouaille, il s’agit d’un jeune homme qui veut rejoindre sa sœur, laquelle a épousé un personnage mystérieux qui l’a emmenée ensuite dans son domaine du Château Vert. Mais le héros, qui se nomme Izanig, ne sait pas où se trouve le Château Vert. Il se lance alors à l’aventure et rencontre des personnages quelque peu fantastiques qui, les uns après les autres, lui indiquent le chemin à suivre. Et ce chemin est fort pénible, hérissé de dangers qui sont autant de fantasmes susceptibles d’empêcher Izanig d’aller jusqu’au bout de sa quête.

Quittant une plaine dont la moitié est stérile et l’autre moitié fertile – indice du passage entre les deux mondes : « Il arriva ainsi à la route dont la terre était noire. Il voulut la prendre, mais il vit qu’elle était remplie, à l’entrée, de serpents entrelacés, de sorte qu’il eut peur et qu’il hésita un moment à aller plus loin. Son cheval lui-même reculait d’horreur quand il voulait le pousser dans ce chemin. » Izanig, confiant en son destin, persiste et se lance courageusement dans ce milieu hostile. Il en est quitte pour la peur, car il arrive indemne, ainsi que son cheval, au bord d’un grand étang « et il ne voyait aucune barque pour passer de l’autre côté. Il ne savait pas nager, de telle sorte qu’il était fort embarrassé ». Il se trouve donc dans une situation de « blocage » psychologique dû aux fantasmes terrifiants qui l’assaillent. Il lance pourtant son cheval dans les eaux et, au prix de grandes difficultés, il atteint l’autre rive. Mais là tout recommence : il est devant « l’entrée d’un chemin profond, étroit et sombre, tout rempli d’épines et de ronces ». Il se désespère un moment, puis rampe à travers les ronces et parvient à sortir de ce piège, mais « ses vêtements étaient tout déchirés et son corps était tout meurtri et sanglant ». Il n’est cependant pas au bout de ses peines.

Il voit arriver un cheval maigre et décharné en lequel il reconnaît cependant sa propre monture. Il saute sur le dos du cheval et « parvint à un endroit où il y avait un grand rocher placé sur deux autres rochers. Le cheval frappa du pied sur le rocher de dessus qui bascula aussitôt et laissa libre l’entrée d’un souterrain ». Alors, une voix l’invite à pénétrer dans le souterrain. « Une odeur épouvantable le fit suffoquer. Le souterrain était fort obscur et il ne pouvait avancer qu’à tâtons. Au bout d’un moment, il entendit derrière lui un vacarme comme il doit y en avoir en enfer lorsque tous les diables se mettent à hurler. » Apercevant une petite lumière au lointain, il se dirige dans cette direction. « Et bientôt, il se trouva en dehors du souterrain. Mais devant lui, il y avait plusieurs chemins et il se demandait bien lequel il allait prendre. Il se décida à suivre celui qui faisait face au souterrain et continua sa route droit devant lui. » Après avoir triomphé de tous les obstacles qui s’accumulent sur son passage, il parvient dans un espace dégagé qui lui permet d’apercevoir, au fond, le Château Vert tant recherché.

Mais les épreuves ne sont pas terminées. Il entre dans la cour, mais toutes les portes sont fermées. Il ne se décourage pourtant pas. « Il parvint à se glisser dans une cave par un soupirail, puis, de là, il monta un escalier et se trouva dans une grande salle magnifique et remplie de lumières de toutes les couleurs. Il n’y avait personne. Izanig appela, mais en vain, car personne ne lui répondit. Il y avait six portes qui donnaient sur cette salle, et en approchant de l’une d’elles, Izanig fut très surpris de voir qu’elle s’ouvrait d’elle-même. Il passa ainsi dans une autre salle, encore plus belle et plus lumineuse. Et trois portes donnaient sur cette salle. L’une d’elles s’ouvrit quand il arriva à proximité, et il pénétra dans une troisième salle. » C’est ainsi qu’il retrouve sa sœur, endormie, qu’il réveille par un baiser. Il apprend alors que le mari de celle-ci est tout simplement le soleil. Enfin, après avoir accompagné celui-ci dans sa tournée journalière, il transgresse certains interdits imposés et doit revenir dans son pays d’origine où il meurt quelque temps après{75}.

La trame de ce récit, assez touffu mais très détaillé, est d’une netteté absolue : il s’agit bel et bien d’un voyage chamanique dans l’Autre Monde. Que veut en effet le jeune Izanig ? Retrouver sa sœur, non pas tellement pour la ramener, mais pour savoir quelle est sa situation exacte. Il entreprend donc cette quête vers un pays dont il ignore tout, mais qui est rempli d’embûches et de dangers. Tout cela est évidemment du domaine du fantasme. Izanig se conduit comme un chamane qui se plonge dans un état d’extase prolongé qui permet à son « double » de parcourir des régions interdites. Conduit par des guides rencontrés au hasard de ses errances, et aussi par son cheval qui semble bien être l’équivalent de la déesse jument Tereza du conte de Koadalan (thème bien connu du cheval psychopompe), il annihile peu à peu toutes les apparitions qui se présentent à lui et qui sont autant d’obstacles à sa pénétration dans le monde souterrain. Et, dans ce monde souterrain, il découvre la « lumière », cette mystérieuse lumière qui n’éclaire pas les vivants, mais qui régit le monde des dieux et des héros de l’ancien temps. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que cette pénétration des zones interdites ne se fait pas sans difficultés, car l’univers d’en-bas est bien souvent rempli de monstres qui font fuir ceux qui n’ont pas le « rameau d’or » ou quelque chose qui en tient lieu.

Il existe une synthèse courte et remarquable par sa concision de cette tentative de pénétrer dans l’Autre Monde souterrain. Elle est contenue dans un épisode du récit gallois de Peredur, version archaïque et populaire de la Quête du Graal christianisée au XIIe siècle par Chrétien de Troyes et ses successeurs. Le héros, qui est incontestablement le prototype de Perceval le Gallois, se trouve un jour, au cours de son errance, à la mystérieuse cour du « Roi des Souffrances ». Il est témoin d’étranges pratiques. Tous les soirs, un cheval apporte le cadavre d’un des fils du roi et, tous les soirs, des femmes jettent le corps sans vie dans une cive (ou un chaudron), dans laquelle il renaît. À la demande d’explications formulée par Peredur, on répond que ces fils du roi sont tués chaque jour par un monstre, l’Addanc, qui a sa tanière dans une grotte des alentours. N’écoutant que son courage – ou plutôt son inconscience –, Peredur décide de combattre le monstre et de l’empêcher de nuire à jamais.

Mais une décision courageuse et volontaire ne suffit pas. Peredur se lance à la recherche de la grotte où se tapit le monstre, sans trop savoir où il va. C’est alors qu’il rencontre, assise sur le haut d’un mont, la femme la plus belle qu’il eût jamais vue (chaque femme que Peredur rencontre est toujours la plus belle !). « Je connais l’objet de ton voyage, dit-elle ; tu vas te battre avec l’Addanc. Il te tuera, non par vaillance, mais par ruse. Il y a, sur le seuil de sa grotte, un pilier de pierre. Il voit tous ceux qui viennent sans être vu de personne et, à l’abri du pilier, il les tue tous avec un dard empoisonné. Si tu me donnais ta parole de m’aimer plus qu’aucune autre femme au monde, je te ferais don d’une pierre qui te permettrait de le voir en entrant sans être vu de lui. » Bien entendu, Peredur promet à la femme de l’aimer plus que toute autre – ce qu’il fait avec toutes les femmes qu’il rencontre – et, ayant reçu la pierre d’invisibilité, il poursuit son chemin. C’est là que se place l’épisode des moutons blancs qui deviennent noirs et des moutons noirs qui deviennent blancs en franchissant l’estuaire, signe que Peredur se trouve à la frontière des deux mondes. Puis il se dirige vers la grotte : « Il prit la pierre dans la main gauche, sa lance dans la main droite. En entrant, il aperçut l’Addanc ; il le traversa d’un coup de lance et lui coupa la tête{76}. » Après quoi, il se voit proposer d’épouser l’une des sœurs des guerriers qui l’ont accompagné jusqu’à l’entrée de la grotte.

Peredur a donc réussi à pénétrer dans l’Autre Monde souterrain et à y éliminer les terreurs qui l’assaillaient. Mais qu’y gagne-t-il ? Apparemment, une femme qu’on lui propose d’épouser, et qu’il refuse. Le récit est avare de détails, mais un épisode précédent peut l’éclairer. Il a été en effet question d’un serpent monstrueux, autrement dit d’un dragon, qui réside dans un tertre. Et il y a « dans la queue du serpent une pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient dans sa main peut avoir, dans l’autre, tout ce qu’il peut désirer d’or{77} ». C’est en somme la Pierre philosophale. Il est certain qu’il y a eu, chez le compilateur du récit, une confusion, ou une inversion, d’épisodes. La pierre du serpent représente les richesses de cet Autre Monde souterrain que Peredur conquiert en éliminant l’Addanc qui en était le gardien et dépositaire.

Mais si Peredur a réussi à vaincre les obstacles qui s’opposaient à son entrée dans l’Autre Monde et surtout les dangers mortels qui se sont présentés devant lui, c’est bien grâce à l’intervention de la mystérieuse femme qui trône sur un tertre – et qui, au cours du récit, sera nommée « l’Impératrice ». Exactement comme la déesse jument du conte de Koadalan, elle est donc l’initiatrice, la femme chamane qui guide le héros néophyte dans les ténèbres du monde souterrain. Cependant, cette Impératrice est juchée sur un mont, c’est-à-dire un tertre, et ce n’est certainement pas sans raison.