10. La puissance végétale
L’historien latin d’origine gauloise, Tite-Live, relate un bien étrange épisode des guerres incessantes qui éclatèrent entre les Romains et les Gaulois cisalpins : « Il y avait une vaste forêt que les Gaulois appelaient Litana (= large), par où le consul Postumius allait conduire son armée. À gauche et à droite de la route, les Gaulois avaient coupé les arbres de telle sorte que, tout en demeurant debout, ils pussent tomber à la moindre impulsion. Postumius avait deux légions romaines et, à partir de la mer Adriatique, il avait levé tant d’alliés que vingt-cinq mille hommes l’accompagnaient sur ce territoire ennemi. Comme les Gaulois s’étaient massés sur la lisière, de l’autre côté de la forêt, dès que l’armée romaine y fut entrée, ils poussèrent les plus éloignés des arbres qu’ils avaient coupés par les pieds. Les premiers tombant sur les plus proches, si instables eux-mêmes et si faciles à renverser, tout fut écrasé dans leur chute confuse, armes, hommes et chevaux. C’est à peine si dix hommes purent échapper à ce massacre » (Histoire de Rome, XXIII, 24).
Tite-Live présente cet événement comme historique, et il le date. Mais à y réfléchir, le contenu de ce récit est absolument invraisemblable : comment tous les arbres de cette forêt auraient-ils pu être coupés à la base et rester debout ? Il y a donc là une historicisation d’une légende, évidemment d’origine celtique, d’autant plus que le nom gaulois latinisé Litana ou Litava est celui de l’Armorique, mais désigne très souvent une des régions de l’Autre Monde. Et l’on ne peut alors que se référer à un poème en langue galloise, attribué au fumeux barde Taliesin, le Cat Goddeu, le « Combat des Arbres ».
Dans ce poème, fort confus, et qui est le résultat d’une compilation de plusieurs textes antérieurs, on apprend que, lors d’une grande bataille, les guerriers bretons étaient sur le point d’être vaincus par leurs ennemis. Alors, le magicien Gwyddion, fils de la déesse Dôn (qui est la Dana irlandaise), et neveu de Math, qui est lui-même maître de la magie, fait en sorte de métamorphoser ses compatriotes en arbres et végétaux divers. Et ce sont donc ces végétaux qui s’opposent aux ennemis dans des conditions difficiles, mais en manifestant un grand courage et beaucoup d’héroïsme{154}.
Ce thème de la forêt qui combat n’est d’ailleurs pas un cas unique : on le retrouve dans plusieurs récits irlandais. Ainsi, dans la Mort de Cûchulainn, on voit trois affreuses sorcières, les « filles de Calatin », ennemies mortelles du héros, susciter « fantasmagoriquement une grande bataille entre deux armées, entre de magnifiques arbres mouvants, de beaux chênes feuillus{155} ». Et le même détail apparaît dans la Bataille de Mag Tured où deux sorcières disent : « Nous enchanterons les arbres et les pierres, et les mottes de terre, si bien qu’ils deviendront une troupe en armes luttant contre eux, et qu’ils les mettront en fuite avec horreur et tourment{156}. »
Et ce n’est pas tout. « Les filles de Calatin rassemblèrent des chardons pointus et aux feuillages acérés, de la digitale aux pointes légères ; elles formèrent des forêts volantes et fanées, et elles en firent des guerriers nombreux et armés, si bien qu’il n’y eut ni sommet ni colline autour de la vallée qui ne fut rempli de combats et de batailles, qu’on entendait jusqu’aux nuages du ciel et jusqu’aux murs du firmament les cris horribles et sauvages que poussaient les enfants de Calatin aux environs, si bien que le pays fut plein de blessures et de dépouilles, d’incendies et de cadavres tombant rapidement, et que toute la contrée retentit de ce pouvoir magique des enfants de Calatin{157}. »
Un autre récit, largement christianisé pourtant, la Mort de Muirchertach, reprend le même thème des végétaux – et des pierres – transformés en guerriers. La mystérieuse Sin, dont le nom signifie à la fois « bruissement, tempête, vent rude, nuit d’hiver, cri, lamentation, gémissement », est une femme-fée qui veut se venger du roi Muirchertach, responsable de la mort de ses parents. Elle fait en sorte qu’il tombe amoureux d’elle et l’englue littéralement dans ses sortilèges. Et, en réponse à une question du roi qui lui demande quelle est son origine et si elle croit en Dieu, elle répond qu’elle croit au même dieu que lui, mais qu’elle est capable de « créer un soleil, une lune, des étoiles radieuses, des hommes cruels, guerriers implacables, du vin de l’eau de la Boyne, des moutons de rochers et des cochons de fougères ». C’est tout un programme.
Et elle passe à exécution. « Aussitôt, Sin s’avança et aligna deux troupes égales, aussi fortes et bien armées l’une que l’autre. Et il semblait qu’il n’y eût jamais eu sur terre de troupes plus vaillantes et plus braves, mais l’une d’elles attaqua l’autre et la vainquit en quelques instants en présence de tous. » Plus tard, Sin suscite une armée d’ennemis que le roi s’en va combattre avec une fureur incroyable, à tel point que trois clercs qui étaient venus le visiter le découvrent « acharné à frapper des pierres, des taillis et des tertres ». Malgré l’intervention d’un saint moine, cela se termine très mal pour le roi Muirchertach qui périt, victime de la vengeance de Sin, cette femme chamane de la meilleure tradition{158}.
De toute façon, on s’aperçoit que le thème des arbres qui marchent ou qui combattent a pénétré en profondeur dans la mémoire. Il ressurgit dans le Macbeth de Shakespeare avec la prophétie des trois sorcières. Celles-ci font évidemment penser aux trois filles de Calatin, et comme elles, elles se déplacent dans le vent. Et leur prophétie est doublée par l’apparition d’un enfant couronné, portant un arbre dans sa main, qui déclare : « Macbeth ne sera jamais vaincu jusqu’à ce que le grand bois de Birnam marche contre lui » (Acte IV, scène I). Et Macbeth mourra quand on lui annoncera que la forêt s’est mise en marche contre lui. Certes, on est tenté de voir dans cette anecdote une allusion au « camouflage » pratiqué par tous les guerriers du monde, et qui consiste à avancer en se cachant derrière des branches d’arbres. Mais l’explication est trop simpliste et trop rationnelle pour être prise au sérieux. On est ici dans le domaine d’un mythe très ancien sur la puissance végétale.
Le poème du Cat Goddeu, en dehors de ce fameux combat des arbres, contient une référence précise à une pratique de magie végétale : « Quand je vins à la vie, mon créateur me forma par le fruit des fruits, par les primeroses et les fleurs de la colline, par les fleurs des arbres et des buissons, par les fleurs de l’ortie. » Ces détails ne sont guère compréhensibles que s’ils sont mis en relation avec l’histoire racontée dans la quatrième branche du Mabinogi gallois, dont le héros est le magicien Gwyddion.
Arianrod, fille de Dôn, et donc sœur de Gwyddion, n’ayant pas voulu reconnaître le fils qu’elle a eu de façon mystérieuse (en fait incestueuse), et l’ayant frappé d’une malédiction (« n’avoir jamais une femme de la race qui peuple cette terre en ce moment »), Gwyddion, qui élève l’enfant, va trouver son oncle, Math, le roi magicien. Celui-ci lui dit : « Cherchons, au moyen de notre magie et de nos charmes à tous les deux, à lui faire sortir une femme des fleurs. » Aussitôt dit, aussitôt fait : « Ils réunirent alors les fleurs du chêne, celles du genêt et de la reine-des-prés et, par leurs charmes, ils en formèrent la pucelle la plus belle et la plus parfaite du monde. » Ainsi naît Blodeuwedd, littéralement la « née des fleurs », dont la destinée finira tragiquement : pour la punir de l’adultère qu’elle a commis et du crime qu’elle a perpétré en faisant mourir le fils de Gwyddion, celui-ci la transformera en hibou{159}.
Il est vrai que Gwyddion n’en était pas à son coup d’essai. Un autre poème attribué à Taliesin affirme en effet : « Le plus habile homme dont j’ai entendu parler, ce fut Gwyddion, fils de Dôn, aux forces terribles, qui tira par magie une femme des fleurs. […] Du sol de la cour, avec des chaînes courbées et tressées, il forma des coursiers et des selles remarquables. » Là, l’explication se trouve également dans la quatrième branche du Mabinogi : voulant s’emparer des cochons de Pryderi, qui sont évidemment, les équivalents des porcs de Mananann et qui constituent une richesse magique, Gwyddion propose de les échanger en donnant à Pryderi des cadeaux somptueux. Et il ne s’embarrasse pas de scrupules : « Il eut recours à ses artifices et commença à montrer sa puissance magique. Il fit paraître douze étalons, douze chiens de chasse noirs, douze boucliers dorés. Ces écus, c’étaient des champignons qu’il avait transformés. » On ne peut, que penser à Merlin l’Enchanteur, surtout dans les épisodes où il veut séduire la jeune Viviane, faisant apparaître à son gré des bâtiments, des vergers merveilleux et des êtres humains qui ne sont en réalité que des touffes d’herbes et des branchages. De toute évidence, on attribue à Gwyddion la connaissance et l’utilisation d’une mystérieuse énergie végétale.
C’est là qu’il faut parler de la relation privilégiée qui existe chez les Celtes entre la « science » et le « végétal ». Ce n’est pas pour rien que le nemeton, c’est-à-dire la clairière sacrée, le sanctuaire celtique, est placé dans la forêt. Et bien que l’étymologie faisant du druide un « homme du chêne » soit fausse (le druide est le « très voyant » ou le « très savant »), on ne peut oublier que, dans les langues celtiques, les termes qui désignent la connaissance et ceux qui désignent le bois proviennent d’une même racine, vidu-. C’est assez significatif.
La science et le végétal sont donc symboliquement mis en parallèle. Mais peut-être n’est-ce pas seulement symboliquement : le fait d’écrire, ou plutôt de graver, des incantations rituelles sur des morceaux de bois ou des branches d’arbre fait passer le symbole dans le domaine pratique. L’if, le coudrier, le sorbier, le bouleau et le chêne sont des arbres druidiques, utilisés dans bien des cas par les druides. L’if, dont les fruits sont du poison, est particulièrement à l’honneur, et de plus, on sait maintenant que son écorce recèle une substance qui peut guérir certains cas de cancer. En tout cas, les druides et les fili d’Irlande gravaient leurs incantations sur des baguettes d’if. Le nom d’Éochaid, qui est un nom porté par de nombreux rois, historiques ou légendaires, signifie peut-être « qui combat par l’if ». Certains peuples gaulois, comme les Éburovices (Évreux et York) et les Éburons (Belgique), portent des noms qui contiennent le mot celtique eburo, « if ». Il faudrait également signaler les Arvernes, où l’on retrouve verno, « aulne », ainsi que les Viducasses (Vieux, en Normandie), « les combattants du bois », les Lemovices (Limoges, Limousin et Léman) où l’on reconnaît le nom de l’orme (lemo).
De nombreux textes nous apprennent que, pour leurs opérations magiques, les druides et les fili se servent du bois de coudrier et de sorbier. Le chêne, « représentation visible de la divinité », selon Maxime de Tyr (Dissertations, VIII, 8) qui attribue cette opinion aux Celtes, est de toute façon symbole de science et de puissance, et c’est le gui cueilli sur le chêne (ce qui est extrêmement rare) qui est considéré comme le plus actif. Quant au pommier, il est plus que jamais « l’arbre de la science du bien et du mal ». Il est en effet l’arbre de l’île d’Avalon ou d’Émain Ablach, et la pomme est le fruit par excellence, le fruit qui procure l’immortalité.
Lorsque Suibhné, frappé par une malédiction qui n’est en fait qu’une incantation druidique christianisée, erre dans son vol « chamanique », il aboutit dans un arbre, et il y reste. Quand Merlin, celui de la légende primitive, est atteint de sa crise de folie, il se réfugie au pied d’un arbre et ne veut pas s’en écarter. C’est là d’ailleurs qu’il converse avec les animaux, ce qui prouve qu’il a remonté le temps et qu’il a atteint l’époque bienheureuse de l’Âge d’Or, époque où les humains et les bêtes se comprenaient et vivaient en bonne intelligence. Il est vrai que Merlin, même si son image a été déformée par la suite et si on en a fait le fils d’un diable, demeure l’exemple type du druide des temps passés qui restituent le pont entre le Ciel et la Terre.
C’est dire l’importance de l’arbre, non seulement chez les Celtes, mais dans les traditions de tous les peuples. Dans sa description du temple germano-scandinave d’Uppsala, le chroniqueur Adam de Brême nous dit : « Près de ce temple, se trouve un arbre gigantesque qui étend largement ses branches ; il est toujours vert, tant en hiver qu’en été. Personne ne sait quelle sorte d’arbre c’est. Il y a là aussi, près de cet arbre, une source et c’est à cette source que les païens apportent leurs offrandes. » Il s’agit bien entendu de cet arbre sacré qu’on rencontre dans les textes mythologiques des Germains, à savoir le frêne Yggdrasill.
Le texte de la Völuspa, qui prétend raconter l’histoire mythique du monde, décrit ainsi cet arbre, que d’aucuns disent être un if et non un frêne, par ces quelques vers : « Je sais que se dresse un frêne, il s’appelle Yggdrasill, l’arbre élevé, aspergé de blancs remous ; de là vient la rosée qui tombe dans le vallon. Éternellement vert, il se dresse au-dessus du puits d’Urdr. » C’est évidemment l’axis mundi de très nombreuses traditions. « Il supporte les “neuf mondes”, sans que l’on perce exactement le sens de l’expression. Trois racines le soutiennent qui plongent dans trois directions différentes, bien qu’ici les versions divergent : pour le Grimnismal, […] trois racines partent dans trois aires du frêne Yggdrasill ; Hel demeure sous l’une, sous l’autre les Thurs du givre, sous la troisième l’espèce humaine. En revanche, selon Snorri Sturluson, l’une de ces racines aboutit chez les dieux “dans le ciel” : c’est là d’où partent les sources d’où partent tous les fleuves. […] Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes fondés à voir en lui, comme le dit Mircea Éliade, l’idéogramme de la mythologie scandinave, ou encore l’arbre-image du Cosmos, comme ses correspondants en Inde ou en Mésopotamie, et aussi l’arbre-centre du monde, le support de l’univers qu’il répète, résume et symbolise{160}. »
On sait que c’est à cet arbre Yggdrasill que le dieu Odin-Wotan est resté pendu pour acquérir la sagesse. On sait aussi combien la mythologie germano-scandinave est imprégnée d’éléments chamaniques. « L’arbre cosmique est essentiel au chamane. De son bois, il façonne son tambour, en escaladant le bouleau rituel il monte effectivement au sommet de l’Arbre cosmique, devant sa yourte et à l’intérieur de celle-ci se trouvent des répliques de cet Arbre, et il le dessine aussi sur son tambour. Cosmologiquement, l’Arbre du Monde s’élève au centre de la terre, l’endroit de son “ombilic”, et ses branches supérieures touchent le palais de Bai Ulgan{161} », c’est-à-dire du dieu suprême. « Il importe de rappeler que dans nombre de traditions archaïques l’Arbre cosmique, exprimant la sacralité même du monde, sa fécondité et sa pérennité, se trouve en relation avec les idées de création, de fertilité et d’initiation, en dernière instance avec l’idée de la réalité absolue et de l’immortalité. L’Arbre du Monde devient ainsi un Arbre de Vie et d’immortalité. Enrichi d’innombrables doublets mythiques et symboles complémentaires (la Femme, la Source, le Lait, les Animaux, les Fruits, etc.), l’Arbre cosmique se présente toujours à nous comme le réservoir même de la vie et le maître des destins{162}. »
Il n’est donc pas surprenant de découvrir l’importance de l’arbre chez les Celtes, même si ceux-ci n’ont pas exprimé formellement le concept de l’Axe du Monde. L’essentiel est de savoir que l’Arbre est un élément capital dans les croyances et les pratiques druidiques et qu’il détient en fait la puissance divine, celle-ci étant symbolisée par le gui dont, d’après Pline, les druides faisaient un remède universel, chose normale puisque le gui puise la sève de l’Arbre, donc symboliquement le sang du dieu suprême. Le concept du Graal chrétien n’est pas très éloigné de cette conception archaïque.
Tous ces récits mythologiques, toutes ces anecdotes autour du végétal et des métamorphoses ou des « créations » opérées à partir du végétal, sont absolument invraisemblables selon notre logique. Est-ce de la magie ? Est-ce de l’hypnotisme ? Est-ce le fruit d’une imagination débridée sous l’effet de quelque drogue ? Cela se réfère cependant à un mythe fondamental dont on rencontre les vestiges dans toute l’étendue du monde celtique, c’est-à-dire dans une grande partie de l’Europe. Et ne parlons pas des contes populaires qui répètent des versions altérées du thème. La « fabrication » de Blodeuwedd, le « combat des Arbres », la médecine végétale druidique, qui est largement attestée, le soin qu’apportaient les druides à la cueillette de certaines plantes, le rapport certain entre le « bois » et la « connaissance », la familiarité du druidisme avec la nature végétale, cette magie végétale elle-même, tout cela ne peut être l’effet de superstitions imbéciles. Il faut qu’il y ait réellement quelque chose à la base.
Le philosophe suisse Rudolf Steiner, fondateur de l’Anthroposophie, écrivait en 1918 : « À l’époque de l’Atlantide, les plantes n’étaient pas seulement cultivées pour être utilisées comme nourriture, mais aussi pour faire servir l’énergie qui sommeillait en elles aux transports et à l’industrie. Alors les Atlantes possédaient des installations qui transformaient l’énergie nucléaire recelée par les semences végétales en énergie techniquement utilisable. C’est ainsi qu’étaient propulsés à faible attitude les véhicules volants de l’Atlantide{163}. » On peut évidemment bien rire de cette « vision », car c’en est une, et elle n’engage que son auteur. Mais si l’on pense au « vol des sorcières », au « vol chamanique » et aux diverses femmes-oiseaux des légendes celtiques, on est cependant obligé de reconnaître, sans faire de jeu de mots, qu’il n’y a jamais de fumée sans feu.
Il faut d’abord remarquer qu’il n’était pas fréquent, à la fin de la Première Guerre mondiale, de faire référence à l’énergie nucléaire. Ensuite, il convient de signaler que Rudolf Steiner, tout imprégné de Goethe, notamment du Goethe philosophe que les Français ne connaissent guère, s’est longuement intéressé aux problèmes des végétaux, et de l’agriculture en particulier. Il a publié en 1897 un traité sur La Métamorphose des plantes{164}, et beaucoup plus tard une sorte de « cours aux agriculteurs », intitulé Fondements de la méthode biodynamique{165}. Or la « biodynamie » est une méthode de culture qui, à l’exclusion de tout apport d’engrais, d’amendements ou d’insecticides, prétend revivifier les sols appauvris et améliorer les espèces végétales en cycle fermé, c’est-à-dire en utilisant l’énergie contenue dans les plantes elles-mêmes, le tout étant de savoir comment ne pas gaspiller cette énergie et comment la faire surgir au moment opportun. De nombreuses recherches pratiques sont effectuées depuis lors, en Suisse, en Allemagne, en Belgique et en France, et il semble qu’elles aient donné des résultats positifs{166}.
Le principe de la biodynamie n’est pas récent. L’Alchimie traditionnelle ne s’est pas seulement intéressée au règne minéral : dans certains textes, il est question d’une pierre végétale parallèle à la pierre philosophale d’origine minérale. Et pour réaliser cette pierre végétale, il est nécessaire de concentrer l’énergie vitale des plantes, de la débarrasser de la gangue qui l’empêche d’être active, en un mot de lever les enchantements maléfiques qui semblent peser sur la végétation comme sur le règne animal. Le but est non pas d’utiliser le végétal comme combustible, mais de libérer l’énergie qui y est contenue sans intervention d’une méthode de combustion. C’est ce qui a été fait dans le domaine du minéral pour libérer l’énergie nucléaire, mais il est plus difficile de s’attaquer directement à la matière vivante. Or, le végétal est vivant, et c’est un végétal vivant qui doit être utilisé, et non pas du bois mort. Cela paraît pure utopie, mais ce n’est même pas un rêve. Ce sont de quotidiennes expériences qui sont menées dans certains laboratoires. Il n’y a là rien qui soit anti-scientifique. Rudolf Steiner en avait conscience, c’est incontestable.
Et si l’on reprend l’exemple celtique, on peut en arriver à d’étranges conclusions. Les arbres qui marchent et qui combattent, n’est-ce pas la représentation symbolique imagée de l’utilisation de cette énergie végétale ? La naissance de Blodeuwedd, littéralement « fabriquée » à partir de plantes, n’est-ce pas la représentation de cette même énergie dans le but de créer un être nouveau ? Après tout, nous sommes ce que nous mangeons, et nous ne vivons que parce que nous empruntons aux végétaux (et aux animaux qui s’en nourrissent) leurs forces vitales par l’ingestion et la digestion. Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres phénomènes que celui de la digestion ?
La question est posée. La réponse pourrait peut-être expliquer certaines guérisons miraculeuses, certains phénomènes « paranormaux », classés comme surnaturels ou magiques. La tradition alchimique prétend que la Pierre philosophale, qui ne sert que très rarement à changer du plomb en or, contrairement à l’opinion courante, est une panacée universelle. Or, cette panacée universelle existe dans la tradition druidique : au témoignage de Pline l’Ancien lui-même, c’est le gui.
Pline dit en effet : « Les Gaulois croient que le gui, pris en boisson, donne la fécondité aux animaux stériles et constitue un remède contre tous les poisons » (XVI, 249). On ne connaît pas le nom gaulois du gui, mais en gaélique, le mot est uileiceadh, littéralement « guérit tout », « panacée », et le mot gallois oll-iach, qui est très proche, a exactement le même sens. Le terme breton armoricain est uhelvarr (haute branche), mais au XVIIIe siècle, en dialecte vannetais, on utilisait la périphrase dour derhue, « eau de chêne », ce qui est significatif, car on reconnaît ainsi que le gui est gorgé de la sève du chêne, « ou de tout autre arbre considéré symboliquement comme un chêne », comme le précise justement Pline l’Ancien qui sait très bien que le gui est très rare sur le chêne lui-même. Cette dénomination si particulière appelle quelques commentaires.
Le gui est en effet un végétal extraordinaire. C’est un parasite, en quelque sorte une plante-vampire qui se nourrit du sang des autres. En vérité, il survit en buvant la sève de l’arbre : il est donc réellement « eau de chêne ». De plus, on sait que c’est l’une des plus anciennes plantes de la planète, peut-être l’une des premières espèces végétales à avoir fait son apparition, et en tout cas qu’elle est une rescapée d’une lointaine époque où les conditions de vie étaient fort différentes. Il faudrait en conclure que le gui a survécu à tous les cataclysmes que la terre a pu subir, qu’il a connu les étapes successives de l’évolution et qu’il s’est adapté aux circonstances nouvelles : c’était une question de vie ou de mort, car ne pouvant puiser son énergie vitale directement dans le sol, comme les autres plantes, il s’est fixé sur des végétaux dont il a fait sienne l’énergie vitale. En ce sens, le gui libère l’énergie du chêne (ou de tout autre arbre), mais il l’utilise à son profit. Ici, le symbole rejoint la réalité.
Ces remarques ne visent pas à affirmer que les druides possédaient le secret pour libérer l’énergie vitale des végétaux afin de s’en servir pour faire fonctionner des machines. Si tel était le cas, cela se saurait, les Celtes ayant laissé quelques souvenirs dans l’histoire de l’humanité. D’ailleurs, les Romains, fort pragmatiques et toujours prêts à s’emparer des inventions des autres peuples (comme la charrue et le tonneau !), ne se seraient pas fait faute d’en tirer profit pour eux-mêmes. Mais il est tout à fait vraisemblable, et même probable, que les druides connaissaient ce principe de l’énergie végétale et qu’ils l’appliquaient à certaines plantes, dont le gui, à des fins thérapeutiques, et certainement magiques. Quant à savoir quelles méthodes ils employaient, c’est tout autre chose. Nous ignorons tout. Mais ce qui est intéressant dans le cadre du druidisme comparé au chamanisme, c’est de voir qu’un mythe comme celui de la dynamique végétale (combat des Arbres, naissance végétale, métamorphoses, médecine végétale universelle) existait dans la tradition druidique. Car un mythe, quelle que soit la façon dont il est exprimé, sous-tend nécessairement une réalité, même celle qui paraît la plus irrationnelle.
C’est dire l’importance du rituel du gui tel qu’il est décrit par Pline l’Ancien. Le chêne représentant la force divine, l’énergie cosmique, même quand il est remplacé symboliquement par un autre arbre, le gui, eau de chêne, constitue donc l’essence de la divinité. Le soin avec lequel les druides cueillaient le gui, et ce qu’ils en faisaient ensuite, cette sorte de « potion magique », indiquent clairement une recherche constante, de la part de l’élite intellectuelle des peuples celtes, d’un contact avec les puissances supérieures, contact qui se traduit par une assimilation, une véritable « digestion » de ces puissances. Il s’agissait bel et bien d’intégrer la divinité dans l’humain, et en définitive d’incarner le dieu.