8. Chaleur intérieure et fureur sacrée

Les chamanes, comme les forgerons, passent pour être les maîtres du feu. Dans certains territoires où se pratiquent différentes formes de chamanisme, notamment chez les anciens Germains et les Japonais du nord de l’archipel, les forgerons sont d’ailleurs associés à l’initiation du nouveau chamane. Il est certain que « la magie métallique, par le “pouvoir du feu” qu’elle impliquait, s’est assimilé nombre de prestiges chamaniques. Nous trouvons dans la mythologie des forgerons quantité de thèmes et de motifs empruntés aux mythologies des chamanes et des sorciers en général. Cet état de choses se vérifie aussi dans les traditions folkloriques de l’Europe, quoi qu’il en soit de leurs origines : le forgeron est maintes fois assimilé à un être démoniaque et le Diable est connu comme jetant des flammes par la bouche. Nous retrouvons dans cette image, valorisée négativement, la puissance magique sur le feu{135} ». Mais on peut également découvrir dans les traditions celtiques ces mêmes croyances à propos du pouvoir attribué aux druides quant à la maîtrise du feu.

Mais de quel feu s’agit-il ? On sait que, chez les Celtes, le feu n’est pas considéré comme un des quatre éléments : il est le mouvement, cette énergie qui provoque les transformations de la matière. Partant de cette constatation, il est facile de comprendre pourquoi, dans la tradition chrétienne, l’Esprit saint est toujours assimilé au feu : c’est l’animateur, le réveilleur, l’initiateur. Lorsque les Apôtres reçoivent l’Esprit divin, c’est sous forme de langues de feu. Et que dire du « feu secret » des Alchimistes qui leur permet, à partir d’une matière première brute, de constituer la fameuse Pierre philosophale ? Mais ce feu, tel qu’il est représenté dans les croyances diverses et dans les récits mythologiques, n’est en réalité que la concrétisation d’un feu intérieur qui anime certains êtres humains privilégiés. Ainsi en est-il du personnage de Cûchulainn, toujours lui, dans certains textes qui le présentent comme un « homme brûlant ».

On sait que Cûchulainn a une naissance étrange. Il naît deux fois. Il est dit fils du dieu Lug. Sa mère, Dechtiré, sœur du roi Conchobar, est représentée souvent sous l’aspect d’une femme cygne. C’est donc un être féerique ou divin, et cela explique assez pourquoi le héros des Ulates sera en possession de pouvoirs spécifiques, non seulement d’ordre physique (sa force prodigieuse) mais d’ordre psychologique pour ne pas dire magique. Tout jeune, et avant de subir la moindre initiation, il se révèle un redoutable guerrier. Détail essentiel : à l’âge de sept ans, il vient à bout d’un terrible chien, celui du maître forgeron des Ulates, nommé Culann. Et comme il a privé Culann de son plus fidèle gardien, il s’offre pour le remplacer. Alors qu’à sa naissance on l’avait nommé Sétanta (= le Cheminant), il va devenir Cû-Chulainn, le « Chien de Culann », le « Chien du Forgeron ». Le rapport entre l’héroïsme du personnage et son rôle de « gardien du feu » est alors plus qu’évident. Et les aventures qui vont être les siennes ne font que confirmer cet aspect proprement chamanique.

Le récit des « Enfances de Cûchulainn » intégré dans la Razzia des bœufs de Cualngé s’étend largement sur les exploits fantastiques du « petit garçon » qui n’a encore que sept ans. Après une folle expédition, il revient vers Émain Macha, la forteresse du roi Conchobar, à toute vitesse sur son char conduit par son cocher. On le voit arriver de loin et le roi s’écrie : « C’est le petit garçon, fils de ma sœur. Il est allé jusqu’aux frontières de la province voisine, ses mains sont toutes rouges de sang ; il n’est pas rassasié de combats, et si l’on n’y prend pas garde, par son fait périront tous les guerriers d’Émain. »

L’avertissement de Conchobar n’est pas vain ; la chevauchée de Cûchulainn n’a rien calmé de l’ardeur guerrière, pour ne pas dire la fureur démente, qu’il a déclenchée lors de son combat contre de redoutables adversaires. Il a été véritablement saisi par un feu intérieur, « levant la tête au-dessus de la terre, portant la main sur sa figure, devenant pourpre et prenant de la tête aux pieds la forme d’une meule de moulin ». Ce sont des contorsions rituelles qu’il a accomplies ; il s’est mis dans un état de transe. Il a fait surgir des bas-fonds de son inconscient – ou de sa mémoire ancestrale – tous les instincts de destruction qui s’y cachaient et qui se manifestent sous forme de roue, emblème du tonnerre. Mais il est difficile de refouler ces instincts déchaînés, et puisqu’ils ont été provoqués par des pratiques druidiques – ou chamaniques –, c’est par ces mêmes pratiques qu’ils doivent être apaisés.

C’est pourquoi Conchobar fait sortir les femmes et les filles d’Émain toutes nues, « pour montrer leur nudité au petit héros ». Ce n’est certes pas pour rien que l’on prétend que la femme est le repos du guerrier ! Les ordres du roi sont exécutés : « La jeune troupe des femmes sortit et sans aucune réserve lui montra sa nudité. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char. Il ne vit pas la nudité des femmes. Alors on le fit descendre du char. Pour calmer sa colère, on lui apporta trois cuves d’eau fraîche. On le mit dans la première ; il donna à l’eau une chaleur si forte que cette eau brisa les planches et les cercles de la cuve comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, l’eau fit des bouillons gros comme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur fut de celles que certains hommes supportent et que d’autres ne peuvent supporter. Alors, la colère du petit garçon diminua. » Et le récit se termine par la description de Cûchulainn habillé de frais. Et surtout, on insiste sur son comportement devenu tout à coup « pacifique ». Il reprend sa taille normale, et comme si de rien n’était, il fait avec son corps une roue pourpre. Il consacre ainsi son triomphe comme un artiste qui vient se faire applaudir. Il « fait la roue » comme un paon. Et, de plus, il se métamorphose : « Il avait sept doigts à chacun de ses deux pieds, autant à chacune de ses deux mains, sept pupilles à chacun de ses deux yeux, et dans chacune de ses pupilles on voyait briller sept pierres précieuses{136}. » Ce rayonnement qui émane de ses yeux, c’est la fameuse « lumière du héros » qui apparaît dans certaines circonstances de sa vie, quand il manifeste ainsi sa chaleur intérieure.

Ici, une comparaison s’impose avec un autre récit traditionnel venu de l’autre extrémité du domaine indo-européen, l’épopée des Nartes, telle qu’elle s’est maintenue dans la mémoire du peuple des Ossètes du nord du Caucase, donc dans des territoires qui ont été très influencés par le chamanisme. C’est l’histoire du héros Batraz. Comme Cûchulainn, il a une étrange naissance. Sa mère est une « femme grenouille » qui ne peut vivre en plein jour sans une sorte de carapace et qui est sous le coup d’un interdit de type mélusinien. Bien sûr, l’interdit est transgressé et la femme, qui est enceinte, doit disparaître. Mais, auparavant, elle transmet son embryon dans le dos de son époux, Haemyts. Celui-ci mature ce fœtus à l’intérieur d’un « abcès » pendant le temps qui convient, sous la surveillance de la mystérieuse Satana, une sorte de divinité féminine qui, par bien des aspects, fait penser à la Morrigane irlandaise et à la fée Morgane de la légende arthurienne.

« Satana compta les jours et les mois. Quand le terme fut arrivé, elle creva l’abcès de Haemyts. Un feu rouge passa… c’était, la moitié du haut en simple acier, la moitié du bas en acier de Damas, un petit garçon qui jaillissait et s’en allait tomber dans la mer ! La belle eau bleue ne fut plus qu’un nuage au-dessus du fond desséché. Puis le nuage se refroidit et retomba en pluie, remplissant la mer et la faisant même déborder{137}. » Le rapport avec l’histoire de Cûchulainn est indéniable. Et ce n’est pas tout. Le petit garçon grandit très vite, mais à un moment donné, il éprouve le besoin de « faire tremper son corps d’acier ». Il va donc trouver le forgeron Kurdalaegon. Ce dernier lui demande de brûler du charbon pendant un mois et d’amasser des galets. « Kurdalaegon le jeta alors dans le fourneau de sa forge, versa sur lui des paniers de charbon et, par-dessus, étala les galets. Tout autour il disposa douze soufflets et souffla pendant un mois. » Mais un mois ne suffit pas ; le jeune garçon, qui porte le nom de Batraz, est encore chauffé pendant deux fois deux semaines. Alors, il demande au forgeron de le sortir, de ne pas l’exposer dans le vent, mais de le jeter dans la mer.

« Kurdalaegon le saisit avec ses pinces et le lança dans la mer. La mer se mit à bouillir et s’assécha : l’eau s’était évaporée dans le ciel. Les gros poissons, les petits poissons se débattaient sur le fond découvert. Tout le corps de Batraz ne fut plus qu’acier bleu, sauf un boyau qui ne fut pas trempé parce que la mer s’était asséchée trop vite. Il sortit et, de nouveau, la mer se remplit d’eau, les vagues déferlèrent, les gros poissons, les petits poissons se ranimèrent et recommencèrent à nager dans les profondeurs{138}. » En dehors des circonstances particulières dues à l’environnement culturel dans lequel apparaît ce récit ossète, il faut reconnaître que la trame est absolument la même que dans l’histoire de Cûchulainn. Et il y a même l’action du forgeron : il se présente ici en initiateur, comme l’avait fait le forgeron irlandais Culann en obligeant le jeune Sétanta à changer de nom, signe évident de son passage dans un état supérieur, ou tout au moins un état de conscience différent.

Il y a donc, dans ce passage dans le feu, un rituel de métamorphose. Et, une fois de plus, on le retrouve à l’extrémité occidentale de l’Europe. La seconde branche du Mabinogi gallois raconte à ce sujet une étrange histoire. Brân le Béni et le roi d’Irlande conversent à propos d’un chaudron magique, ce fameux chaudron d’inspiration et de renaissance qui est l’un des prototypes du Graal. C’est le roi d’Irlande qui parle : « Un jour que j’étais à la chasse en Irlande, sur le haut d’un tertre dominant un lac appelé Llynn y Peir (Lac du Chaudron), j’en vis sortir un grand homme aux cheveux roux portant un chaudron sur son dos. Il était d’une taille démesurée et avait l’air d’un malfaiteur. Et s’il était grand, sa femme était encore deux fois plus grande que lui. »

Le roi d’Irlande continue son récit en précisant qu’il a accueilli cet homme gigantesque et sa femme sur son territoire, mais que bientôt ils se sont rendus coupables de nombreuses exactions envers ses sujets. Il est question de les chasser, mais ils inspirent tellement de crainte qu’on recule devant cette possibilité. « Dans cet embarras, mes vassaux décidèrent de construire une maison toute en fer. Quand elle fut prête, ils firent venir tout ce qu’il y avait en Irlande de forgerons possédant tenailles et marteaux, et firent accumuler tout autour du charbon jusqu’au sommet de la maison. Ils passèrent en abondance nourriture et boisson à la femme, à l’homme et à leurs enfants. Quand on les sut ivres, on commença à mettre le feu au charbon autour de la maison et à faire jouer les soufflets jusqu’à ce que tout fût chauffé à blanc. Eux tinrent conseil au milieu du sol de la chambre. L’homme, lui, y resta jusqu’à ce que la paroi de fer fût blanche. La chaleur devenant intolérable, il donna un coup d’épaule à la paroi et sortit en la jetant dehors, suivi de sa femme. Personne d’autre qu’eux deux n’échappa{139}. »

On ne dit pas ce que sont devenus les deux rescapés de cette « maison de fer » chauffée à blanc, mais il existe dans l’épopée irlandaise le pendant de cette aventure fantastique. Le récit de l’Ivresse des Ulates présente en effet une ahurissante errance des Ulates sous la conduite du roi Conchobar et de l’indispensable Cûchulainn, après un festin qui a été copieusement arrosé. Les Ulates sont ivres, s’égarent au milieu de l’Irlande et finissent par aboutir chez leurs ennemis, le roi et la reine de Connaught. Ceux-ci les accueillent apparemment avec déférence mais, sur les conseils d’un de leurs devins, ils sont bien décidés à se débarrasser définitivement de leurs ennemis de toujours.

C’est ainsi qu’on loge les Ulates dans « une maison de fer flanquée de deux maisons en bois ». Toujours en état d’ébriété, les Ulates ne se rendent pas compte du piège dans lequel ils s’enferment. « On vint encore s’y occuper d’eux, leur apporter de quoi boire et de quoi manger, cependant que dans la maison souterraine, les gens du roi mettaient le feu à un énorme bûcher{140}. Et quand la nuit devint très sombre, les serviteurs, informés du plan conçu contre les Ulates, s’esquivèrent sans dire un mot, et le dernier à s’en aller referma soigneusement la porte derrière lui. »

Voici donc les Ulates enfermés dans un lieu clos et hostile. Ils ne s’en aperçoivent pas tout de suite. « On fixa alors les sept chaînes de fer autour de la maison, on les scella aux sept piliers qui se dressaient dehors, au milieu de la cour. Ensuite, on amena trois cinquantaines de forgerons munis de leurs soufflets que l’on chargea d’activer le feu. On fit trois cercles autour de la maison. On alluma le feu au-dessous de la maison de fer, et également au-dessus, si bien que la chaleur traversa bientôt la cloison. » Les Ulates, sentant cette chaleur augmenter, commencent à s’inquiéter sérieusement et se rendent compte qu’ils sont pris dans un piège mortel. Certains des guerriers tentent d’ébranler la cloison, mais rien n’y fait. Après des discussions qui tournent à l’aigre chez les Ulates, lesquels, complètement dégrisés, se rejettent les uns sur les autres la responsabilité de cette situation, Cûchulainn se décide à agir : « Il brandit son épée mais eut beau l’enfoncer profondément dans le mur, celui-ci n’en fut même pas ébranlé. » Après d’autres essais infructueux, « Cûchulainn fit un bond en l’air, ainsi qu’il l’avait appris chez Scatach, mais au lieu de le suspendre et de planer comme au milieu des vents, il le prolongea et, heurtant la toiture, la projeta d’un coup vers l’extérieur, avant de retomber lui-même devant l’une des maisons de bois. Et le fracas qu’il provoqua en touchant terre fut tel que la forteresse entière en trembla et que les armes suspendues aux murs des maisons se décrochèrent en grand tapage{141} ». Alors, ayant compris que l’expérience – en fait, une épreuve – était terminée, le roi Ailill et la reine Maeve ouvrent les portes de la maison de fer, en font sortir les Ulates, et les reçoivent généreusement comme des hôtes de grande valeur. Mais c’est encore un piège, car ils devront combattre durement, les armes à la main, pour recouvrer leur liberté.

Tous les détails fournis par le récit irlandais, par le récit gallois et par celui des Ossètes, tendent à interpréter le thème de la « Maison de Fer » chauffée à blanc comme le souvenir d’un antique rituel d’initiation que d’autres textes placent pendant la fête de Samain. Et, à chaque fois, interviennent des forgerons, ce qui n’est pas un hasard. Ce « rituel de Samain » ne nous est guère connu que par des allusions dans différents textes celtiques. Il semble en outre que Jules César, dans ses Commentaires, ait mal compris les informations dont il disposait sur ce sujet lorsqu’il parle des « sacrifices humains » que les Gaulois entreprennent en faisant brûler de grands mannequins d’osier où sont enfermés des prisonniers ou des malfaiteurs. Les choses ne sont pas si simples : il s’agit bien plutôt de mort symbolique et de renaissance à travers une épreuve redoutable mais nécessaire pour accéder à un autre état de conscience.

On en retrouve des réminiscences dans certains contes populaires, en particulier dans la fameuse Saga de Yann, recueillie à la fin du XIXe siècle dans la région de Tréguier, en Bretagne armoricaine. Le héros de cette histoire est un jeune homme qui est guidé et protégé par son cheval, lequel n’est autre qu’un sorcier chamane qui a pris cet aspect animal. Ce « protecteur » le tire d’affaire chaque fois que le malheureux se trouve dans les situations les plus désespérées. Et, après de multiples aventures, le voici précisément condamné à être brûlé vif sur un bûcher pour satisfaire le caprice d’une princesse qu’un vieux roi, quelque peu présomptueux et ingrat, veut à tout prix épouser.

Heureusement, le cheval lui indique le moyen de sortir sain et sauf de cette redoutable épreuve : « Étrille-moi bien et ramasse dans une bouteille, avec la brosse, la poussière et tout ce qui tombera de ma peau, puis remplis la bouteille avec de l’eau. » Le jeune Yann lui obéit et le cheval poursuit : « À présent, tu n’as rien d’autre à faire qu’à aller voir le roi et à lui dire que tu veux faire ta niche dans le bûcher dressé pour te brûler. Tu lui demanderas aussi le temps de faire tes prières avant d’aller chercher le royaume de paradis. Apporte avec toi un escabeau pour t’asseoir lorsque tu seras entré dans le bûcher. Alors, tu tireras ta chemise de dessus ton corps, tu laveras tes membres avec ce qui est dans la bouteille et tu les frotteras le plus possible. Ainsi, quand tu seras mouillé de la tête aux pieds, tu laveras également ta chemise, et une fois que tu auras remis ta chemise sur ton corps, tu diras au roi d’allumer le feu au moment où il le voudra. »

Yann fait exactement ce que lui conseille son cheval. Le voici maintenant dans le bûcher, et des flammes s’élèvent. « Tout le monde s’attristait sur Yann. On disait que c’était péché de brûler un aussi bon garçon, un garçon qui avait si bon cœur. C’est alors que Yann sauta du milieu du brasier, tremblant de froid de tous ses membres. Il disait qu’il ne pouvait pas s’en empêcher. Tous dirent que c’était un miracle et que Yann devait être un saint, ou un diable. On se rassemblait autour de lui et on disait : “Non, ce n’est pas un diable ! Regardez-le ! Qu’il est beau, bien plus beau qu’il n’était avant !” … Et c’était vrai : tous les assistants étaient stupéfaits et ébahis, comme vous pouvez le penser{142}. » Et la fin de l’histoire est fort heureuse pour Yann : la princesse en tombe amoureuse et demande au roi de se rajeunir et de devenir plus beau en se soumettant lui-même à l’épreuve du bûcher. Le roi accepte bien volontiers mais, comme il n’est pas « préparé » à cette épreuve, il est réduit en cendres et la princesse peut alors épouser le jeune Yann.

Il est indéniable que ces techniques, répercutées plus ou moins fidèlement dans les récits traditionnels, ont quelque chose en commun avec celles qui sont prêtées au chamanisme. « Tous ces mythes et ces croyances vont de pair, il faut le noter, avec des rituels initiatiques qui impliquent une réelle “maîtrise du feu”. Le futur chamane esquimau ou mandchou, comme le yogi himalayen ou tantrique, doit prouver sa puissance magique en résistant aux froids les plus rigoureux ou en séchant des draps mouillés à même son corps. D’autre part, toute une série d’épreuves imposées aux futurs magiciens complètent, en sens inverse, cette maîtrise du feu. La résistance au froid par la “chaleur mystique”, ou l’insensibilité au feu, dénotent, l’une et l’autre, l’obtention d’un état surhumain{143}. »

Pour appuyer cette affirmation, il est bon de citer un épisode du plus ancien récit purement arthurien, le récit gallois de Kulwch et Olwen. On y présente en effet les premiers compagnons d’Arthur, qui sont bien loin d’être des chevaliers courtois tels qu’ils sont décrits dans les romans français des XIIe et XIIIe siècles. Ce sont au contraire des guerriers farouches, mais à la mode celtique, c’est-à-dire que leur valeur guerrière est due en partie à leurs pouvoirs magiques, lesquels sont nettement d’essence chamanique.

Il faut en effet s’attarder sur ces personnages. Voici Bedwyr, que les romans français appellent Béduier : « Personne ne l’égalait à la course dans cette île. […] Quoi qu’il n’eût qu’une main, trois combattants ne faisaient pas jaillir le sang plus vite que lui sur le champ de bataille. Autre vertu : sa lance produisait une blessure en entrant, mais neuf en se retirant. » On ne dit pas que ce Bedwyr a à sa disposition des « bottes de sept lieues », mais c’est tout comme. En tout cas, il rappelle singulièrement le personnage de Tyr, le dieu manchot de la mythologie germanique, elle-même fortement teintée de chamanisme. Et voici un certain Kynddelic qui « n’était pas plus mauvais guide dans un pays qu’il n’avait jamais vu que dans le sien propre ». Voici encore Gwrhyr, « l’interprète des langues, parce qu’il les savait toutes ». On apprend d’ailleurs plus loin qu’il savait également le langage de tous les animaux et qu’il pouvait donc converser avec eux. C’est ensuite Gwalchmai, le « faucon de mai » que les romans français appellent Gauvain, le neveu d’Arthur : « Il ne revenait jamais d’une mission sans l’avoir remplie ; c’était le meilleur des piétons et le meilleur des cavaliers. » Et c’est aussi Menw, fils de Teirgwaed : « Au cas où ils seraient allés dans un pays païen, il pouvait jeter sur eux charme et enchantement de façon qu’ils ne fussent vus de personne, tout en voyant tout le monde. » On peut évidemment penser que ce personnage est l’équivalent du fameux Merlin l’Enchanteur, mais de toute façon il s’agit bel et bien d’un druide ou d’un chamane.

Mais il y a surtout Kaï, appelé Keu ou Keux dans les romans français (ce nom provient du latin Caius) qui en font le frère de lait d’Arthur et le caricaturent comme un vantard et un hâbleur qui, malgré son courage, ne réussit jamais ses missions parce qu’il se jette tête baissée dans les pires situations. C’est tout autre chose dans le récit gallois : « Kaï avait cette vigueur caractéristique qu’il pouvait rester neuf nuits et neuf jours sous l’eau ; il restait neuf nuits et neuf jours sans dormir ; un coup d’épée de Kaï, aucun médecin ne pouvait le guérir ; c’était un homme précieux que Kaï : quand il plaisait à Kaï, il devenait aussi grand que l’arbre le plus élevé de la forêt. Autre privilège : quand la pluie tombait le plus dru, tout ce qu’il tenait à la main était sec au-dessus et au-dessous, à la distance d’une palme, si grande était sa chaleur naturelle. Elle servait même de combustible à ses compagnons pour faire du feu, quand ils étaient éprouvés par le froid{144}. » On ne trouvera jamais nulle part une énumération aussi complète des pouvoirs d’un chamane celtique ni une preuve plus éclatante du substrat chamanique dans la tradition de l’extrême occident.

On peut s’interroger sur la réalité de cette description enthousiaste d’un personnage récupéré ensuite dans les romans dits courtois. Il faut bien répéter que le récit de Kulwch et Olwen représente un stade très archaïque de la légende arthurienne. Mais il est particulièrement riche d’enseignements : Kaï est un vrai chamane, comme l’est d’ailleurs Cûchulainn, et il en possède également la « chaleur intérieure ». Et cette chaleur, condensée dans les profondeurs de l’être, ne demande qu’à s’exprimer. On en découvre un exemple saisissant dans une autre description enthousiaste, celle de Cûchulainn en transe, au milieu des batailles de la Razzia des bœufs de Cualngé. Ayant combattu seul pendant plusieurs jours contre les armées d’Irlande, le héros a été aidé par le dieu Lug qui l’a plongé dans une sorte de léthargie et l’a remplacé pendant trois jours et trois nuits.

Au sortir de cette léthargie, qui ressemble bien à une hypnose, Cûchulainn se retrouve alors en pleine forme, et sa chaleur va surgir d’étonnante manière. Il se prépare à reprendre le combat et se munit de ses armes. « Enfin, il coiffa son casque à crête et poussa un cri égal à celui de cent guerriers. Ce cri se prolongea fort loin, car il était poussé en même temps par les fantômes à visage de bouc, par les fées des vallées, par les démons de l’air, devant lui, au-dessus de lui, autour de lui, chaque fois qu’il sortait pour répandre le sang des ennemis et pour accomplir de brillants exploits. Puis il revêtit son voile de protection qui le rendait invisible, vêtement apporté de la Terre de Promesse et donné par Mananann, fils de Lir. Alors se produisit sa première contorsion. Elle fut terrible, multiple, merveilleuse. Ses jambes tremblèrent tout autour de lui comme un arbre contre lequel vient buter un vent de tempête. Chacun de ses membres se mit à trembler, chaque articulation, chaque doigt, chaque jointure, du sommet de la tête jusqu’à la plante de ses pieds. Pris de fureur, il tordit son corps. Ses orteils, le devant de ses jambes, ses genoux passèrent derrière lui, ses talons, ses mollets, ses fesses devant. Les muscles superficiels de ses mollets se posèrent sur la face antérieure de ses jambes et y firent une bosse aussi grosse que le poing d’un guerrier. Et, tirant les nerfs du sommet de sa tête, il les déplaça derrière sa nuque, de telle sorte que chacun d’eux produisait une bosse ronde, indescriptible, aussi grosse qu’une tête d’enfant d’un mois. »

On voit que Cûchulainn mérite assurément le sobriquet de « Contorsionniste d’Émain » que lui donnent souvent ses ennemis. Mais sa fureur sacrée n’en a pas fini pour autant de s’exprimer : « Puis il déforma ses traits, son visage. Il attira l’un de ses yeux dans sa tête de telle façon qu’une grue n’aurait pas pu ramener cet œil du fond du crâne sur la joue. Sa bouche se déforma de façon monstrueuse. Il éloigna sa joue de l’arc formé par les mâchoires et rendit ainsi visible l’intérieur de sa gorge. Ses poumons et son foie vinrent flotter dans sa bouche.

D’un coup de griffe de lion, il frappa la peau qui couvrait sa mâchoire supérieure, et toutes les mucosités qui, comme un courant de feu, arrivaient de son cou dans sa bouche, devinrent aussi grandes que la peau d’un mouton de trois ans. On entendait le bruit que faisait son cœur en frappant contre sa poitrine, et ce bruit était aussi violent que celui que produisent les aboiements d’un chien de guerre ou les cris d’un lion sur le point d’attaquer un ours. La chaleur causée par sa violente et vigoureuse chaleur peupla le ciel d’une nuée d’orage et, du sein de ces nuées, jaillissaient mille étincelles de feu qui se répandaient partout dans un immense crépitement, comme si le tonnerre ne cessait de frapper la terre. »

Il est certain que Victor Hugo, pourtant coutumier des descriptions détaillées et grandiloquentes, n’aurait pas fait mieux que l’auteur anonyme de ce texte. Il semble en tout cas que cette description soit vraiment voulue et exagérée pour mettre en valeur la qualité singulière et exceptionnelle de la fureur du héros. Et ce n’est pas tout : « Autour de sa tête, sa chevelure devint piquante et semblable à un bouquet de fortes épines dans le trou d’une haie. Si l’on avait secoué au-dessus de lui un pommier couvert de beaux fruits, ces fruits ne seraient pas tombés à terre mais se seraient tous plantés sur chacun de ses cheveux hérissés par la fureur. Sur son front, se dressa la lumière du héros, un feu long et gros comme la pierre à aiguiser d’un guerrier. Du sommet de sa tête jaillit un rayon de sang brun, rectiligne comme une poutre, aussi haut, aussi épais, aussi fort, aussi long que le mât d’un navire. D’où résulta une vapeur magique, semblable à la fumée qui sort du palais d’un roi, lorsque ce roi va s’asseoir près du foyer, le soir, à la fin d’une journée d’hiver{145}. »

Ce texte, qui fait partie des « classiques » incontournables de la littérature irlandaise en langue gaélique, pose cependant un certain nombre de problèmes. Incontestablement, il est d’inspiration chamanique, même si une poésie plutôt échevelée – et très surréaliste dans la tonalité – vient gonfler une description qui aurait pu être beaucoup plus simple. De toute évidence, Cûchulainn est en état d’extase. Or, « l’extase chamanique n’aboutit souvent qu’après l’échauffement : l’exhibition des pouvoirs fakiriques à certains moments de la séance résulte de la nécessité où se trouve le chamane d’authentifier l’état second obtenu par l’extase. Il se larde avec des couteaux, il touche du fer rougi à blanc, il avale des braises, parce qu’il ne peut faire autrement : il est tenu d’éprouver la nouvelle condition, surhumaine, à laquelle il vient d’accéder{146} ».

Mais, à la réflexion, et si l’on suit ce qu’écrit à ce sujet Mircea Éliade, on est en droit de se demander qui est le chamane dans cette histoire. Est-ce Cûchulainn, ou est-ce l’auteur du récit ? Et quelle est la réalité exacte de l’extase si longuement décrite ? Le feu intérieur qui brûle le héros est-il naturel ou est-il provoqué par des éléments extérieurs ? À ces questions, Mircea Éliade propose une réponse qui semble cohérente : « Il y a tout lieu de supposer que l’usage des narcotiques fut encouragé par la recherche de la “chaleur magique”. La fumée de certaines herbes, la “combustion” de certaines plantes avaient pour vertu d’augmenter la “puissance”. L’intoxiqué s’échauffe ; l’ivresse narcotique est brûlante. On s’efforçait d’obtenir par des moyens mécaniques la “chaleur intérieure” qui menait à la transe. On tiendra compte également de la valeur symbolique de l’intoxication ; celle-ci équivalait à une “mort” : l’intoxiqué abandonnait son corps, acquérait la condition des trépassés et des esprits. L’extase mystique étant assimilée à une “mort” provisoire ou à l’abandon du corps, toutes les intoxications aboutissant au même résultat étaient de ce fait intégrées dans les techniques de l’extase{147}. »