6. Ethnographie chamanique
Les chamanes ne sont pas des prêtres. Le chamanisme n’est pas une religion et n’a par conséquent ni hiérarchie sacerdotale ni prétentions dogmatiques. C’est un ensemble de rites qui sont le résultat d’expériences millénaires transmises un peu au hasard parmi des populations qui, par ailleurs, pouvaient appartenir de près ou de loin à une religion établie. De plus, il n’existe aucun document d’origine chamanique qui pourrait être considéré comme un « catéchisme » ou comme une « Bible ». Ce qui n’a pas empêché, tout au long du XXe siècle, l’apparition d’innombrables ouvrages sur le sujet, mais qui, à peu près tous, se contentent de présenter le chamanisme sous son aspect le plus superficiel, le plus « accrocheur » ; ou en tout cas de façon anecdotique, privilégiant le pittoresque, le mystérieux et l’expérience personnelle au détriment de l’étude scientifique en profondeur.
Car il s’agit bien d’expériences personnelles, à vrai dire individuelles, et par conséquent uniques et incontrôlables. C’est le cas d’un certain soi-disant ethnologue américain qui, dans les années 1960-1970, s’est payé un remarquable succès de librairie en délirant durant des pages et des pages sur son initiation auprès d’un « sorcier » Yaqui et sur les avantages de la « petite fumée bleue ». Quelle que soit l’authenticité réelle de ce témoignage, celui-ci se limite à une expérience, et l’on ne peut en tirer aucune conclusion, sauf si on prend l’induction pour un raisonnement scientifique. Et les émules de ce personnage sont nombreux. C’est à qui prétend dévoiler les « secrets du chamanisme », si tant est qu’il y en ait ; c’est à qui racontera son expérience individuelle ; c’est à qui, faisant assaut de générosité, enseignera l’art du chamane. Il semble y avoir, à notre époque, autant de chamanes autoproclamés que de néo-druides persuadés de leur mission salvatrice.
Tout cela n’est pas sérieux. Il existe heureusement des documents qui ouvrent la voie à des recherches plus poussées. Les chamanes sont bien réels et ils appartiennent à notre époque.
Des documentaires filmés les montrent en action, et constituent des témoignages irrécusables sur leurs activités et sur leurs « pouvoirs ». Et puis il y a surtout les enquêtes ethnologiques ou ethnographiques menées avec rigueur par des anthropologues ou des observateurs minutieux des sociétés humaines qui ne se sont pas laissé déborder par une imagination délirante. En définitive, en dehors de nombreux articles publiés dans des revues spécialisées, et donc peu accessibles au grand public, le seul ouvrage qui puisse servir de référence à toute étude sur le chamanisme est celui de Mircea Éliade, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase{45}. Il constitue la somme de tout ce que l’on peut connaître sur le sujet.
En elles-mêmes, les observations faites sur le terrain ne signifient rien et ne peuvent guère être interprétées que comme des descriptions de rituels en usage dans un but déterminé, par exemple pour guérir un malade, pour avoir la vision de l’avenir ou pour conjurer un mauvais sort. C’est la fonction de l’homme médecine de se livrer à ces opérations qui relèvent la plupart du temps de la magie. Mais la magie n’est pas absente des pratiques du druidisme, du moins si l’on en croit les divers textes mythologiques et épiques recueillis dans le domaine celtique. C’est donc à partir de ces textes celtiques qu’il faut partir à la rencontre des « techniques de l’extase » qui caractérisent le chamanisme.