3. Les textes mythologiques et épiques

C’est en Irlande qu’on découvre la plus grande quantité de textes, rédigés en langue gaélique (et parfois en latin), à partir du VIIe siècle, par les moines chrétiens soucieux de conserver la mémoire de leurs ancêtres. Pour ce faire, ils utilisaient les récits oraux qui continuaient à être transmis de génération en génération par des conteurs et des poètes, héritiers des fameux fili qui avaient assuré la succession des druides des époques préchrétiennes. Car, ne l’oublions pas, l’Irlande, isolée à l’extrême ouest de l’Europe, n’a jamais fait partie de l’Empire romain, et ses traditions sont demeurées très longtemps vivantes, même sous le couvert du christianisme. C’est dire que les récits qui nous sont parvenus, même s’ils sont souvent altérés, tronqués et incomplets, constituent le témoignage le plus archaïque, sinon le plus authentique, d’une civilisation disparue.

Bien sûr, les plus anciens manuscrits n’ont pas été conservés mais, au cours des décennies et des siècles, ils ont été recopiés – plus ou moins fidèlement – pour être finalement collectés dans les scriptoria monastiques, du XIIe au XVe siècle, et pieusement mis à l’abri pendant les périodes les plus troublées de l’histoire irlandaise, ce qui a permis aux érudits de la fin du XIXe et du XXe siècle de les étudier, de les transcrire, de les publier et de les traduire, le plus souvent en langue anglaise. Ainsi s’est constitué un immense corpus de récits mythologiques et épiques dans lesquels on peut puiser des informations essentielles sur le rôle et les pratiques des druides dans l’ancienne Irlande.

Parmi les manuscrits les plus importants, on peut signaler le célèbre Livre de la Vache brune (ainsi nommé à cause du cuir de sa couverture), copié au monastère de Clonmacnoise, le Livre de Leinster, établi au monastère de Glendalough, ainsi que le Livre jaune de Lecan, le Livre de Ballymote et le Livre du doyenné de Lismore. Mais il y en a bien d’autres, conservés dans diverses universités ou collèges d’Irlande ou de Grande-Bretagne, comme la riche collection dite Egerton. Ce sont de précieuses antiquités, mais il ne faudrait pas négliger certains manuscrits plus récents, datant du XVIIIe siècle, qui contiennent des récits collectés dans la tradition orale par les fameux « antiquaires » de l’époque, ce qui prouve que, malgré la colonisation anglaise, la mémoire du peuple irlandais était loin d’être perdue.

C’est dans ces manuscrits que se trouvent collectées les plus anciennes épopées de la tradition gaélique, en particulier celles qui concernent le « cycle d’Ulster », autour du héros Cûchulainn, du roi Conchobar et de la reine Maeve, le « cycle de Leinster », autour du héros Finn mac Cool et de son fils Oisin – qui seront connus dans toute l’Europe, dès la fin du XVIIIe siècle, sous les noms de Fingal et d’Ossian, par la grâce de l’Écossais Macpherson, lequel broda considérablement sur les thèmes évoqués dans la tonalité du romantisme naissant. Et il faut y ajouter le « cycle des Rois » qui comprend d’innombrables petites épopées concernant des rois – ou de simples chefs – qui sont, en règle générale, plus mythiques que réels.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler le « cycle mythologique ». Il s’agit de récits remontant à la nuit des temps qui mettent en présence des êtres primordiaux, puis des dieux personnalisés. Et, ce qui est remarquable, c’est que ces dieux, qui appartiennent à différentes époques, sont également des druides, comme si le druidisme avait toujours existé. Bien souvent, ces « dieux » s’affrontent entre eux dans des guerres inexpiables, et les uns et les autres utilisent des techniques qu’on peut qualifier de magiques, soit pour se défendre, soit pour attaquer. On se trouve là en présence d’une sorte de melting-pot où s’entremêlent incontestablement des traditions d’origines très diverses, melting-pot qui ne peut être que le résultat du contact des Celtes primitifs avec les populations qu’ils ont côtoyées au cours de leurs migrations aussi bien qu’avec les tribus autochtones qui se trouvaient déjà sur l’île d’Irlande.

C’est ainsi qu’a été rédigée au XIIe siècle une compilation connue sous le nom de Leabhaor Gabala, c’est-à-dire « Livre des Conquêtes », qui prétend raconter l’histoire d’Irlande depuis la veille du Déluge, avec bien sûr des emprunts à la tradition biblique que connaissaient fort bien les moines chrétiens. Au XVIIe siècle, cette compilation sera résumée, mais parfois complétée, par un érudit, un certain John Keating, sous le titre d’Histoire d’Irlande. Tout cela appartient bien entendu au mythe et devient souvent fort déroutant ; mais il faut reconnaître que de tels documents sont nécessaires si l’on veut pénétrer au fond du puits obscur de la mémoire celtique, et surtout obtenir des détails sur les pratiques druidiques.

Ainsi en est-il d’un texte qui porte le titre de Siège de Drum Damghaire. Il est présenté comme historique et met en scène la rivalité de deux rois qui se disputent chacun la primauté. Mais ce qui est remarquable, c’est que ce sont leurs druides qui se livrent à une lutte sans merci au moyen de méthodes qui n’ont vraiment aucun point commun avec l’art militaire : ce ne sont que feux, tempêtes et brouillards druidiques, le tout présenté de telle sorte qu’on a l’impression de se trouver devant la mise en images de rêves provoqués par l’utilisation de substances hallucinogènes. Mais il n’y a pas que dans ce texte que les batailles soient présentées comme magiques : la plupart des récits mythologiques et épiques de l’Irlande gaélique contiennent tous une importante proportion de phénomènes de ce genre, même ceux qui, en apparence, présentent le plus d’éléments christianisés.

On peut en dire autant des nombreuses et célèbres « Vies des Saints » irlandais, y compris celles qui sont écrites en latin. Les pieux personnages dont on nous décrit l’existence parfois paisible, parfois tumultueuse, connaissent parfaitement les pratiques magiques, et ils les utilisent tant pour le bien des nouveaux convertis que pour lutter contre les forces hostiles – et donc diaboliques. C’est ce qui se passe pour saint Patrick, le patron de l’Irlande (qui est peut-être la synthèse de plusieurs personnages réels confondus), lorsqu’il engage des combats magiques avec les druides afin de persuader la population que la magie chrétienne est plus efficace que la magie païenne. Et que dire de la vie légendaire de la fameuse sainte Brigitte de Kildare (qui n’est autre qu’une christianisation de la déesse Brigit au triple visage, étonnant personnage mythologique) ? Il est vrai que l’existence historique de ces innombrables « saints », dont on prétend que beaucoup sont venus évangéliser la Bretagne armoricaine{31}, est loin d’être assurée…

Au regard de cette incroyable richesse en récits irlandais de toutes sortes, la tradition du Pays de Galles en comporte fort peu, mais ils n’en sont pas moins révélateurs d’un fonds commun. Datant des mêmes époques que les premières épopées irlandaises, ils ont été recueillis beaucoup plus tard dans des manuscrits des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, en langue galloise. Ce sont essentiellement les célèbres Livre d’Aneurin, Livre Noir de Carmarthen, Livre de Taliesin, Livre Rouge de Hergest et Livre Blanc de Rydderch, auxquels on peut joindre d’autres manuscrits fragmentaires ou plus récents qui ne font guère que reprendre des textes déjà collectés dans les précédents, avec des variantes qui sont toujours intéressantes à étudier.

Le plus ancien, qui remonte peut-être au XIe siècle et qui, de toute façon, reprend des données bien antérieures et très archaïques, est le Livre d’Aneurin, nommé ainsi à cause du supposé auteur, barde gallois du VIe siècle. Il ne contient que des poèmes, en particulier la vaste épopée en vers qui porte le titre de Y Goddodin, laquelle raconte avec force détails une expédition malheureuse des Bretons du nord contre des tribus pictes, et où, pour la première fois, est prononcé le nom du mystérieux roi Arthur, sans plus de détails.

Le Livre Noir de Carmarthen, probablement collecté au début du XIIe siècle, est une sorte de pot-pourri de poèmes parfois très difficiles à interpréter, tant les thèmes évoqués paraissent d’une autre époque mais qui ont tous un rapport direct avec les plus anciennes traditions des Celtes de l’île de Bretagne : quand on prend soin de comparer ses composantes avec d’autres textes celtiques ou d’origine celtique, on y trouve de précieuses informations sur les rites et les croyances des druides, et les premières mentions du mystérieux personnage qui deviendra le fameux enchanteur Merlin, appelé ici en gallois Myrddin (qui a donné Merzhinn en breton armoricain{32}). Le Livre de Taliesin (XIIIe siècle) doit son appellation à l’auteur supposé des poèmes qu’il contient, un barde gallois historique du VIe siècle devenu personnage « surnaturel », en tout cas mythologique, au cours des siècles suivants, et même l’un des compagnons du roi Arthur. C’est dans ce manuscrit que se trouve l’étrange poème intitulé Cat Goddeu, « le Combat des Arbres », composé de fragments de diverses origines et qui constitue une sorte de synthèse échevelée des croyances druidiques{33}.

C’est dans le Livre rouge de Hergest et le Livre blanc de Rydderch que se trouvent les récits en prose les plus importants, qui correspondent d’une certaine façon aux récits irlandais. Il s’agit essentiellement de ce qu’on appelle couramment le Mabinogi, corpus d’origine très ancienne, divisé en quatre branches, et de quelques récits isolés, le tout permettant de pénétrer au plus profond de la tradition brittonique{34}. Ce sont réellement des épopées mythologiques d’où émergent des détails qui ne peuvent être que druidiques et chamaniques par bien des aspects. Et, en dehors du Mabinogi proprement dit, dont les personnages divins ou surnaturels sont les équivalents de ceux repérés en Irlande, on y trouve, sous le titre de Kulwch et Olwen, la plus ancienne version de l’épopée arthurienne, dont l’archaïsme ne fait aucun doute tant l’atmosphère y est différente de celle qui règne dans les romans « courtois » français des XIIe et XIIIe siècles.

À cette littérature rédigée au Moyen Âge en langue galloise, il faut ajouter de nombreux textes en langue latine écrits par des clercs, comme l’Historia Brittonum, attribuée à un certain Nennius, datant d’avant le Xe siècle, et surtout la célèbre et incontournable Historia Regum Britanniae (« Histoire des Rois de Bretagne »), écrite vers 1135 par l’érudit gallois Geoffroy de Monmouth d’après des traditions orales et d’anciens textes aujourd’hui perdus, ouvrage essentiel – bien que suspect en de nombreux points – qui a contribué à introduire non seulement la tradition celtique primitive mais toute l’épopée arthurienne dans l’Europe cultivée de son époque et a provoqué en grande partie l’éclosion de ces innombrables romans dits « de la Table Ronde » dont le succès a été retentissant dans tous les pays occidentaux.

Certes, on a parfois rejeté ces romans, les considérant comme de simples fabrications littéraires destinées à magnifier la dynastie des Plantagenêts face à celle des Capétiens, successeurs des Carolingiens – et de Charlemagne, héros des Chansons de Geste. Il est exact que ce sont des œuvres de propagande en faveur de la monarchie insulaire, mais ce serait se priver d’informations remarquables de ne pas les étudier en profondeur. Car les auteurs des romans de la Table Ronde, Chrétien de Troyes le premier, n’ont rien inventé. Ils ont puisé abondamment dans le fonds oral traditionnel des pays celtes, comme le prouvent de nombreux épisodes de ces aventures chevaleresques, y compris ceux qui seront regroupés par la suite autour du thème central, à la fois chrétien et gnostique, du « saint » Graal. Il s’agit là d’une source abondante d’informations parfois surprenantes qui aident considérablement à comprendre ou à interpréter tant les textes anciens que les traditions orales qui perdurent encore de nos jours à travers toute l’Europe.