6. Le vol magique et chamanique
Les divers mythes, contenus dans les épopées anciennes et les contes populaires, et concernant l’existence d’un « château dans les airs » ainsi que la réalité d’un « vol » magique vers cet endroit céleste, « font allusion à un temps où la communication entre le Ciel et la Terre était possible ; à la suite d’un certain événement ou d’une faute rituelle, la communication a été interrompue, mais les héros et les medicine men réussissent néanmoins à la rétablir. […] Les medicine men australiens, comme nombre d’autres chamanes et magiciens d’ailleurs, ne font autre chose que restaurer provisoirement, et pour eux seuls, ce “pont” entre le Ciel et la Terre, jadis accessible à tous les humains{101} ».
Et quoi qu’il en soit des méthodes utilisées, celles-ci ont imprégné de façon durable les récits, les croyances et les rituels qui se manifestent encore à notre époque dans toutes les parties du monde.
Un élément bien connu et répercuté abondamment dans les archives du Moyen Âge, et jusqu’au XVIIe siècle en Occident, est le fameux « vol des sorcières ». L’image la plus courante est celle où l’on voit la sorcière s’enduire le corps d’un certain onguent ou enfourcher un balai pour s’envoler (la plupart du temps par la cheminée) et gagner rapidement le lieu où se tient le Sabbat présidé par le diable en personne, personnage mythologique sous lequel se cache une divinité cornue (tel le Gaulois Cernunnos aux bois de cervidé) des temps antérieurs au christianisme. Les minutes des procès pour sorcellerie sont abondamment pourvues en témoignages qui concordent tous sur ce point : les sorcières peuvent se déplacer dans l’espace comme des oiseaux de nuit.
Cette croyance est vieille comme le monde. Dans son roman L’Âne d’Or ou les Métamorphoses, l’auteur latin du Bas-Empire Apulée met en scène, dans une ville de Thessalie – célèbre dans toute l’Antiquité comme pays de sorcellerie, mais en contact direct avec le chamanisme des plaines de l’Asie centrale – son héros, Lucius, apercevant grâce à la complicité d’une servante, son hôtesse, la bourgeoise Pamphila, s’enduire le corps d’une mystérieuse pommade, se transformer en chouette et s’envoler à travers le toit. On sait que Lucius veut lui aussi tenter cette expérience ; mais la servante s’étant trompée d’onguent, il en est réduit à prendre l’aspect d’un âne, ce qui justifie ensuite les multiples mésaventures du héros, autant d’épreuves qui se présenteront devant lui sur le chemin de l’initiation aux mystères d’Isis.
Ici, le rapport avec les traditions des peuples des grandes plaines du nord de la Mer Noire est évident. Il se manifeste également chez les Iraniens, qui sont des Indo-Européens – et le sont demeurés même après l’islamisation de la Perse, comme en témoigne le grand ensemble de contes réunis sous l’appellation de Mille et une nuits –, descendants des Scythes et des Sarmates, et donc très voisins, culturellement parlant, à la fois des Ossètes du Caucase et des tribus du Kurgan qui allaient devenir, au terme de leurs migrations successives, les ancêtres des Celtes occidentaux. Or, dans le légendaire iranien, le « vol chamanique existe, même s’il est devenu quelque peu caricatural avec le célèbre thème des « tapis volants ». Il semble d’ailleurs que cela ait été contaminé par l’influence des techniques indiennes des fakirs, et notamment par la pratique controversée de la corde dressée magiquement et qui sert à l’opérateur pour entreprendre son ascension vers le Ciel. En fait, cette corde des fakirs indiens est l’équivalent des échelles ou des escaliers qu’empruntent les initiés pour joindre le Ciel et la Terre, l’échelle de Jacob en étant l’exemple le plus connu, mais qu’on retrouve très souvent dans les rituels des chamanes sibériens. L’idée de base est toujours la même : il s’agit de rétablir le lien entre les deux mondes, lien rompu à l’aube de l’humanité par suite d’une transgression (celle symbolisée par le fameux péché d’Adam et Ève au Paradis terrestre) ou d’une catastrophe naturelle provoquée par les dieux jaloux de la puissance croissante d’une humanité prenant conscience de son pouvoir de création, comme cela apparaît dans les mythes babyloniens ou dans la légende grecque (en fait caucasienne) de Prométhée, ou encore dans les spéculations de Platon à propos d’un supposé androgynat primitif.
Cela dit, le domaine proprement celtique, perpétué dans la mémoire ancestrale européenne dont les contes populaires sont l’aboutissement, est riche en anecdotes qui mettent en valeur le vol magique de certains personnages habilités, selon des causes très diverses, à restituer le lien privilégié qui existait autrefois entre le Ciel et la Terre. L’exemple le plus connu est celui de la fée Morgane des romans dits de la Table Ronde, qui est présentée dans de nombreuses versions de la légende comme susceptibles d’apparaître sous la forme d’une corneille. L’un des plus anciens témoignages de cette croyance se trouve dans la Vita Merlini du clerc gallois Geoffroy de Monmouth, rédigée vers 1135. Dans ce texte, l’auteur fait parler le barde Taliesin qui revient d’une sorte de pèlerinage dans l’île d’Avalon où le roi Arthur est en « dormition » : « Neuf sœurs y gouvernent par une douce loi et font connaître cette loi à tous ceux qui viennent de nos régions vers elles. De ces neuf sœurs, il en est une qui dépasse toutes les autres par sa beauté et sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne à quoi servent les plantes, comment guérir les maladies. Elle connaît l’art de changer l’aspect d’un visage, de voler à travers les airs, comme Dédale, à l’aide de plumes. » En somme, il s’agit d’une description très fidèle d’une femme chamane.
En tout cas, c’est une femme douée des pouvoirs druidiques. Les textes les plus anciens, qui en font la fille d’Ygerne et du duc de Cornouailles, donc la demi-sœur d’Arthur, prétendent qu’elle était, par nature, fort douée pour la « nigromancie », c’est-à-dire la sorcellerie, et qu’elle avait été également la disciple du prophète enchanteur Merlin. Mais elle est avant tout la personnification de la déesse-mère primitive, celle que la tradition purement galloise nomme Modron (terme qui signifie « maternelle »), mère de Mabon, le jeune soleil longtemps prisonnier des forces obscures et délivré grâce au roi Arthur et à ses premiers compagnons, davantage des chamanes que des chevaliers d’ailleurs, car ils sont tous doués de pouvoirs plus ou moins surnaturels qui leur permettent de vaincre les êtres maléfiques qui s’opposent à leur longue quête. Et, dans cette même tradition galloise, Modron est l’équivalent d’une certaine Rhiannon (= la « royale »), autre aspect de la déesse-mère, en laquelle les mythologues s’accordent pour reconnaître les traits d’Épona, divinité gauloise récupérée par les Latins et devenue déesse protectrice des étables, si l’on en croit les récits du Bas-Empire romain.
Il faut d’ailleurs préciser que le nom d’Épona provient d’une racine indo-européen epp, signifiant « cheval », qu’on retrouve dans le grec hippos et le latin equus. Sous ce triple nom de Modron (Matrona), Rhiannon (Rigantona) et Épona (devenue Macha en gaélique), celle qui apparaît clairement, c’est la divinité féminine primordiale, de nature solaire, la « cavalière » qui est nécessairement psychopompe et qui peut donc conduire, sous certaines conditions, les humains, les défunts bien sûr, mais également les vivants privilégiés, qu’ils soient druides, chamanes ou héros, dans l’Autre Monde. On retrouve encore une fois ici la fonction « chamanique » du cheval qui, tel le Pégase des Grecs, est capable de s’élancer vers des horizons insoupçonnés.
Or Morgane, sous ses différents aspects, n’est autre que la Morrigane (terme signifiant la « grande reine ») de la tradition gaélique d’Irlande, déesse de la guerre, de l’amour, de la sexualité pure, mais aussi de la musique, de l’inspiration poétique et des techniques artisanales (comme la Minerve romaine) sous le nom de Brigit (bientôt christianisée sous le nom de sainte Brigitte de Kildare), fille, ou sœur, ou épouse du dieu Dagda, et qui, bien souvent, apparaît sous forme de corneille. Car c’est une « femme oiseau » dont le vol à travers les airs permet la jonction entre le monde céleste, celui du sidh ou celui des îles lointaines, et le monde terrestre, humain, aveuglé par les apparences trompeuses de la vie quotidienne matérielle. Comme la Morgane de la tradition brittonique, Morrigane est capable de changer son aspect quand elle le désire. Ainsi, pendant la fameuse bataille de Cualngé où le héros ulate Cûchulainn lutte seul contre les guerriers du reste de l’Irlande, Morrigane vient à lui sous différentes formes animales pour le détourner de son combat, puis blessée par lui, elle devient vieille femme et se fait guérir de ses blessures par le héros. Et, beaucoup plus tard, après une lutte plus magique que guerrière contre ses ennemis, pendant laquelle Cûchulainn trouve la mort, c’est Morrigane elle-même qui, sous l’aspect d’une corneille, vient se pencher sur l’épaule du héros et constater son décès.{102}
Il y a d’ailleurs dans le légendaire gallois – répercuté ensuite dans les romans de la Table Ronde – de nombreuses anecdotes concernant l’intervention d’une troupe de corbeaux ou de corneilles qui viennent au secours d’un héros en difficulté. Ainsi en est-il d’un épisode du récit arthurien connu sous le titre de Songe de Rhonabwy, contenu dans un manuscrit du XIVe siècle. C’est le fameux épisode des « Corbeaux d’Owein ».
Tout, dans cette histoire, se déroule dans une atmosphère imprégnée de magie. Le témoin, c’est-à-dire Rhonabwy, est en fait en plein cœur d’un rêve. Il est guidé par un certain Iddawc qui le fait circuler parmi des personnages appartenant à l’épopée galloise la plus ancienne. C’est ainsi qu’il se trouve en présence du roi Arthur, appelé dans ce texte l’empereur Arthur, ce qui est d’ailleurs conforme au prototype qui est un simple « conducteur de guerres ». Iddawc fait remarquer à Rhonabwy la bague et sa pierre enchâssée que porte Arthur à l’un de ses doigts : « Une des vertus de cette pierre, c’est qu’elle fera que tu te souviennes de ce que tu as vu cette nuit ; si tu n’avais pas vu cette pierre, jamais le moindre souvenir de cette aventure ne te serait venu à l’esprit. » En somme, il s’agit de l’équivalent du « rameau d’or » sans lequel le néophyte Rhonabwy ne pourrait rien voir de ce qui se passe dans cet étrange univers peuplé de fantômes. De plus, Arthur est installé confortablement assis sur un manteau magique : « Gwenn (Blanche) était le nom du manteau : une de ses vertus, c’était que l’homme qui en était enveloppé pouvait voir tout le monde sans être vu de personne. » C’est également la vertu du manteau d’Oengus, le Mac Oc, maître du sidh de Brug-na-Boyne : quiconque en est enveloppé devient invisible, ce qui permet ainsi à certains héros irlandais d’échapper aux poursuites de leurs ennemis les plus acharnés{103}.
Cependant, Arthur demande à Owein, fils d’Uryen (le chevalier Yvain du roman de Chrétien de Troyes), de jouer aux échecs avec lui. Owein accepte, mais plusieurs fois, pendant le jeu, on vient dire à Owein que les gens d’Arthur tourmentent « sa troupe de corbeaux » et font de grands ravages parmi celle-ci. Owein demande à Arthur de faire cesser le massacre ; mais Arthur, à chaque fois, se contente de lui dire de continuer son jeu. À la fin, excédé, Owein ordonne à l’un de ses serviteurs de dresser son étendard. C’est alors que les corbeaux changent complètement d’attitude : « Ils s’élevèrent en l’air, irrités, pleins d’ardeur et d’enthousiasme, pour laisser le vent déployer leurs ailes et se remettre de leurs fatigues. Quand ils eurent retrouvé leur valeur naturelle et leur supériorité, ils s’abattirent d’un même élan furieux sur les hommes qui venaient de leur causer colère, douleur et pertes. Aux uns ils arrachaient la tête, aux autres les yeux, à d’autres les oreilles, à certains les bras et les enlevaient avec eux en l’air. L’air était tout bouleversé et par le battement d’ailes, les croassements des corbeaux exultant, et d’un autre côté par les cris de douleur des hommes qu’ils mordaient, estropiaient{104}. » Arthur demande à Owein de calmer ses corbeaux, mais ce dernier se contente de lui dire de « jouer son jeu », comme s’il voulait se venger de l’indifférence du roi lorsque c’étaient les corbeaux qui étaient attaqués. Finalement, Owein ordonne d’enlever l’étendard et le calme est immédiatement rétabli.
Tout cela est bien mystérieux. On se croirait en plein cœur du fameux film Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Dans certains épisodes des romans français de la Table Ronde, il arrive fréquemment qu’un chevalier gardien d’un gué, en grand danger d’être vaincu, soit secouru par une troupe de corbeaux qui s’acharnent sur l’assaillant, et l’on apprend ensuite que cette troupe de corbeaux appartient à une femme – une fée bien entendu – qui est l’amie du gardien, et qu’en réalité, ce sont des femmes de l’Autre Monde qui apparaissent ainsi sous cette forme d’oiseaux. Et souvent ce gardien du gué est appelé Urgben ou quelque chose d’approchant, et c’est presque le nom du roi Uryen, le père d’Owein. Or, dans les généalogies galloises, en particulier dans un texte intitulé « l’Extraction des hommes du nord », il est question de la lignée de Kynvarch qu’on place nettement sous la protection d’une troupe de corbeaux. D’ailleurs, la fin du récit gallois d’Owein et la Dame de la Fontaine, version archaïque du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, est précise à ce sujet : « Owein retourna vers ses vassaux, c’est-à-dire vers les trois cents épées de la tribu de Kynvarch et la troupe des corbeaux. Partout où il allait avec eux, il était vainqueur{105}. »
Incompréhensible en lui-même, cet épisode des corbeaux d’Owein se réfère évidemment à d’antiques rituels chamaniques dont subsistent quelques bribes dispersées dans les récits mythologiques, non seulement dans l’épopée irlandaise et dans la tradition du Pays de Galles, mais également, et ce n’est certainement pas une coïncidence, dans les récits soi-disant historiques du Gaulois latinisé Tite-Live, collecteur de légendes archaïques qu’il a intégrées dans les premiers livres de son Ab Urbe condita.
En effet, lors de l’invasion de l’Italie, vers 387 avant notre ère, on sait que les Gaulois s’emparèrent de Rome à l’exception du Capitole. On sait aussi que l’attaque contre ce Capitole par les Gaulois échoua parce que les oies sacrées du sanctuaire de Junon avaient averti les Romains de la présence des ennemis. C’est d’ailleurs encore un élément de plus pour mettre en valeur le rôle des oiseaux dans tout conflit mythologique, ce qu’est en réalité l’expédition gauloise contre Rome. Mais après cette prise manquée de la citadelle romaine par excellence, il y a d’autres épisodes qui méritent notre attention. Tite-Live (VII, 26) raconte en effet un curieux combat entre un Gaulois de grande taille et un Romain du nom de Marcus Valerius. Mais le récit de cette bataille est plus détaillé chez le compilateur Aulu-Gelle (IX, 13), qui cite abondamment un passage de l’historien Claudius Quadrigatus (dont les ouvrages sont perdus), et qui nous montre le Gaulois « nu, sans autre arme qu’un bouclier et deux épées ». Ce Gaulois « crie d’une voix formidable que celui qui veut se mesurer avec lui paraisse et s’avance. La taille énorme et l’horrible figure du barbare (c’est un Romain qui s’exprime !) inspiraient tant d’effroi que personne n’osait répondre ». On croirait lire une description de l’Irlandais Cûchulainn, le guerrier solitaire mais gigantesque, face aux quatre armées qui agressent son pays d’Ulster.
Cependant, le Romain Marcus Valerius s’avance et ose répondre au défi du Gaulois. La lutte est impitoyable et Valerius est sur le point de succomber lorsqu’un corbeau se précipite, attaque le Gaulois et tente de l’aveugler, permettant ainsi au Romain d’avoir raison de son adversaire. Et c’est de là, dit-on, que Valerius fut par la suite honoré du surnom de Corvinus. Il est évident qu’il y a ici une certaine inversion, le corbeau se faisant le champion du Romain contre le Gaulois, mais le concept mythologique est identique : certains guerriers sont sous la protection d’un animal, mammifère ou volatile, peu importe, ce qui suppose une sorte de totémisme demeuré présent dans l’inconscient collectif.
On retrouvera ce totémisme plus ou moins sous-jacent dans un épisode du Didot-Perceval, l’un des récits français du XIIIe siècle qui est une sorte de démarquage du Perceval de Chrétien de Troyes. On y assiste à un combat acharné entre le héros du Graal, c’est-à-dire Perceval, et un certain Urbain (ou Urgben), dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître le roi Uryen, père d’Owein-Yvain, le « Chevalier au Lion ». Au plus fort de la lutte, une troupe d’oiseaux « plus noirs qu’aucune chose qu’il avait jamais vue » vient au secours d’Urbain, sur le point, lui aussi, de succomber sous les coups de son adversaire. Perceval tue l’un des oiseaux qui se métamorphose aussitôt en cadavre de jeune fille. Renseignements pris et obtenus, on apprend qu’il s’agit d’une troupe formée par les sœurs de l’épouse d’Uryen, une dénommée Modron, autrement dit la Matrona gauloise (la Marne divinisée), qui deviendra ensuite la fée Morgane après avoir été la Morrigane irlandaise. Et comme, dans certaines versions de la légende arthurienne, il est dit que Morgane a été un temps l’épouse du roi Uryen, et donc la marâtre (sinon la mère) d’Owein-Yvain, on en vient à se persuader que les fameux « corbeaux d’Owein » ne sont autres que les sœurs de la maîtresse d’Avalon, signalée par Geoffroy de Monmouth, qui ont le pouvoir de se métamorphoser en oiseaux.
De toute façon, dans la tradition celtique, les oiseaux sont liés à un personnage divin de sexe féminin. C’est ainsi que, dans la deuxième branche du Mabinogi gallois, on apprend que Rhiannon, la grande reine, mais aussi la déesse cavalière, équivalente de l’Épona gallo-romaine, a toute autorité sur une troupe d’oiseaux, qui sont probablement des corbeaux ou des corneilles. Lorsque le héros Brân Vendigeit (Brân le Béni) a entraîné ses guerriers en Irlande pour délivrer sa sœur Branwen, maltraitée par le roi d’Irlande, et qu’il a péri au cours de l’expédition, les rescapés reviennent dans l’île de Bretagne et s’installent dans une curieuse forteresse qui leur fait oublier le temps et la tristesse : « Ils commencèrent à se pourvoir en abondance de nourriture et de boisson, et se mirent à manger et à boire. Trois oiseaux vinrent leur chanter certain chant auprès duquel étaient sans charme tous ceux qu’ils avaient entendus. Les oiseaux se tenaient au loin au-dessus des flots et ils les voyaient cependant comme s’ils avaient été avec eux{106}. » Or, sait-on que le nom de Brân (qui est du genre féminin en gallois comme en breton) signifie « corbeau » et que celui de Branwen veut dire « corbeau blanc » ? De plus, il faut signaler que ce nom de Brân est fortement ambigu, car il peut également avoir le sens de « hauteur », « colline », et par extension de « chef ». C’est bien dans ce contexte qu’on peut reconnaître le personnage mythologique de Brân le Béni sous le nom latinisé de Brennus, chef gaulois vainqueur de Rome en 387, et dans celui d’un autre Brennus, plus ou moins mythique celui-là, chef de l’expédition gauloise contre Delphes, un siècle plus tard.
Les oiseaux de Rhiannon apparaissent donc comme les alliés du clan de Brân, comme ils le sont du clan d’Uryen et de son fils Owein. Mais, à ce titre, ils peuvent aussi bien être bénéfiques envers certains, et maléfiques envers d’autres. D’ailleurs, dans une des Triades de l’île de Bretagne, véritable condensé de la tradition brittonique primitive, il est question de ces « oiseaux de Rhiannon qui tuent les vivants et réveillent les morts ». L’épisode des « corbeaux d’Owein » démontre cette ambiguïté, et il en est de même dans un conte traditionnel gallois, recueilli et publié au début du XIXe siècle dans la compilation connue sous le titre de Iolo Manuscripts, et qui est rattaché à la vaste épopée arthurienne, le conte des Oiseaux de Drutwas.
Drutwas, fils de Tryffin, l’un des chevaliers de la cour d’Arthur, a épousé une femme-fée qui lui a donné comme cadeau trois oiseaux merveilleux. Ces oiseaux comprennent les paroles humaines et obéissent en tous points à ce que leur ordonne leur maître. Drutwas les emmène toujours dans les batailles où ils font des prodiges en attaquant les ennemis, ce qui permet à leur maître d’être partout vainqueur, comme Owein, avec sa troupe de corbeaux. Mais Drutwas en conçoit tant d’orgueil qu’il se croit capable de tout. Il en arrive à défier le roi Arthur en combat singulier ; mais il envoie à sa place, sur le lieu fixé pour la rencontre, ses fameux oiseaux en leur disant de tuer le premier homme qui s’y présentera.
Or, la sœur de Drutwas était depuis longtemps amoureuse d’Arthur. Ayant appris le piège dans lequel son frère veut attirer le roi, elle fait parvenir à celui-ci une lettre pour lui donner rendez-vous dans un autre endroit, et elle s’arrange pour le retenir le plus possible, au-delà de l’heure fixée pour le combat. Drutwas, désireux en quelque sorte de ramasser les morceaux, s’en vient bien plus tard au lieu de la rencontre ; mais comme personne ne s’y était encore présenté, ses propres oiseaux, obéissant aveuglément à ses ordres, se précipitent sur lui et le tuent{107}. En somme, la morale est sauve et la méchanceté de Drutwas se retourne contre lui.
D’ailleurs, dans le récit le plus célèbre de la littérature épique d’Irlande, la Razzia des bœufs de Cualngé, il est dit expressément que « tout bon guerrier doit connaître le jeu des corbeaux noirs ». Quel est donc ce « jeu des corbeaux noirs » ? Une réponse à cette question se trouve peut-être dans la Géographie du Grec Strabon (IV, 6), qui se fait l’écho d’une tradition rapportée par le voyageur Artémidore à propos d’un port situé dans l’Atlantique, vraisemblablement à proximité de la Grande Brière. En effet, nous dit-on, dans un port de l’océan, quand deux personnes se disputaient au sujet d’une affaire, « elles plaçaient une planche en un lieu élevé et, sur cette planche, deux gâteaux, chaque partie ayant le sien ». Des corbeaux dont l’aile droite était blanche se jetaient alors sur les gâteaux, et « celle des deux parties qui avait eu son gâteau culbuté triomphait ». Étrange coutume en vérité, qui tient à la fois de l’ordalie et aussi de pratiques chamaniques bien connues sur le continent nord-asiatique.
Il ne faudrait aussi pas oublier que le corbeau est l’animal « totémique » du dieu panceltique Lug et que la ville de Lyon (Lugdunum, la « citadelle de Lug », si l’on en croit certains historiens de l’Antiquité) a été fondée à l’emplacement où s’était abattue une troupe de corbeaux. Quant aux rapports du dieu germanique Odin-Wotan avec les corbeaux, ils sont constants et témoignent encore une fois d’un substrat chamanique, sans aucun doute d’origine autochtone, beaucoup plus important qu’on le pense, dans la mémoire collective des Indo-Européens établis dans le nord et dans l’ouest du continent.
De toute façon, le héros Cûchulainn est entouré de femmes-oiseaux. Sa naissance, fort mystérieuse – et d’ailleurs double si l’on en croit les textes –, se présente sous la protection de femmes-oiseaux qui sont des êtres de l’Autre Monde. Pourtant, sa mère, Dechtiré, sœur du roi Conchobar (Conor), est une mortelle ; mais elle apparaît sous l’aspect d’un cygne parmi une troupe d’oiseaux blancs qui résident dans le sidh. Cûchulainn est-il le fils incestueux de Conchobar et de Dechtiré ? Très probablement, mais on lui donne comme père réel le dieu Lug, dont il est en réalité le double humain{108}, ce qui fait du héros un être surhumain, échappant à certaines malédictions collectives frappant le peuple des Ulates, détenteur de pouvoirs guerriers acquis par magie et surtout de caractères bien précis qui l’apparentent incontestablement à un chamane égaré en plein Occident. Et, tout au long de sa vie tumultueuse, Cûchulainn est confronté avec des oiseaux qui se révèlent en fait des femmes du sidh apparaissant sous cette forme{109}.
Mais ce sont des êtres féeriques – ou divins – qui ont le pouvoir de prendre ces aspects d’oiseaux, généralement de cygnes blancs, animaux hyperboréens par excellence, ou de corbeaux et de corneilles, de couleur noire, qui sont curieusement les attributs prêtés au dieu Lug, divinité lumineuse et multi-fonctionnelle – qui n’a strictement rien à voir avec l’Apollon gréco-romain, lui-même d’origine hyperboréenne –, et dont le sanctuaire paraît être un étrange temple situé en Bretagne insulaire, dans lequel chacun s’accorde à reconnaître le monument de Stonehenge, en plein cœur de la plaine de Salisbury, lieu privilégié consacré aux défunts et aux dieux de l’ancien temps. Qu’en est-il des simples humains qui veulent accomplir le périple périlleux vers l’Autre Monde par un « vol magique et chamanique » qui les relie à des rituels hérités de la plus lointaine Préhistoire ?
Une première constatation s’impose : étant donné que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, d’après la célèbre « Table d’Émeraude » hermétiste, si les êtres de l’Autre Monde sont susceptibles de devenir oiseaux et de parcourir sous cet aspect le monde, les humains qui aspirent à cette connaissance des domaines interdits peuvent le faire pourvu qu’ils soient doués ou protégés par une puissance intermédiaire. « L’ascension initiatique octroie la faculté de voler au futur magicien. En effet, partout dans le monde, on prête aux chamanes et aux sorciers le pouvoir de voler, de parcourir en un clin d’œil d’énormes distances et de devenir invisibles. » Magie et chamanisme sont évidemment liés.
Mais, continue Mircea Éliade, « il est difficile de décider si tous les magiciens qui croient pouvoir se transporter à travers les airs ont connu, au cours de leur période d’apprentissage, une expérience extatique ou un rituel de structure ascensionnelle, c’est-à-dire s’ils ont obtenu le pouvoir magique de voler à la suite d’une initiation ou d’une expérience extatique qui déclarait la vocation chamanique. On peut supposer qu’au moins une partie d’entre eux ont réellement obtenu ce pouvoir magique à la suite et par voie d’une initiation. Nombre d’informations, qui attestent la capacité de voler des chamanes et des sorciers, négligent de nous préciser les modalités d’obtention de ces pouvoirs, mais il se peut fort bien que ce silence tienne à l’imperfection de nos sources. Quoi qu’il en soit, dans bien des cas la vocation ou l’initiation chamanique est directement liée à une ascension au ciel{110} ».
On est bien obligé de constater que le « vol magique et chamanique » est à la base de toute connaissance de l’Autre Monde. C’est le lien obligatoire, quel que soit le lieu où sont supposées résider les divinités. « L’ascension céleste joue un rôle essentiel dans les initiations chamaniques. Rites d’ascension d’un arbre ou d’un mât, mythes d’ascension ou de vol magique, de voyages mystiques au ciel, etc., tous ces éléments remplissent une fonction décisive dans les vocations ou les consécrations chamaniques. […] L’expérience chamanique équivaut à une restauration de ce temps mythique primordial et le chamane apparaît comme un être privilégié qui retrouve, pour son compte personnel, la condition heureuse de l’humanité à l’aube du temps. Quantité de mythes […] illustrent cet état paradisiaque d’un illud tempus béatifique que les chamanes, pour leur part, retrouvent par intermittence pendant leurs extases. » Car il s’agit bel et bien d’extases, et ce qui est prêté aux chamanes peut très facilement être attribué aux druides et à tous les héros de l’épopée celtique.
Mais quelle est la nature exacte de l’extase ? Est-elle provoquée par l’absorption de certaines substances hallucinogènes, ou par suite d’un rite magique ? La question n’a jamais cessé d’être débattue. D’ailleurs, il arrive que cette extase soit provoquée par un simple accident. C’est un cas de ce genre concernant un certain Grec du nom de Er que rapporte le philosophe Platon dans le chapitre X de La République : « Blessé dans une bataille, Er fut trouvé dix jours plus tard parmi les morts. On le porta dans sa maison, sans connaissance et sans mouvements. Deux jours après, quand on voulut le placer sur un bûcher pour l’incinérer, il ressuscita, commença à parler et à raconter de quelle manière étaient jugés les hommes après leur mort. Il affirma que son âme, étant séparée de son corps, se rendit en grande compagnie dans un lieu très agréable où se voyaient deux grandes ouvertures qui donnaient entrée à ceux qui venaient de dessus la terre, et deux autres ouvertures pour aller vers le ciel. Er vit les juges qui examinaient ceux qui venaient de ce monde. Quand son tour fut venu, les juges lui dirent qu’il devait retourner sur terre pour annoncer aux hommes ce qui se passait dans l’autre vie. » On croirait lire un de ces nombreux témoignages recueillis auprès de personnes sortant d’un coma profond, et qu’on appelle des « N.D.E. » (near Death experience, c’est-à-dire « expérience près de la mort »). Ce qui est certain, c’est que ce voyage dans l’Autre Monde a été accompli par le double du personnage, son corps demeurant inerte et sans vie, comme s’il avait été dans un état cataleptique.
Pourtant, dans certaines anecdotes, le voyage paraît bien réel, surtout lorsqu’il est la conséquence d’un « charme » magique jeté par un sorcier ou même une malédiction chrétienne prononcée par un clerc. C’est ce qui se passe dans un récit irlandais, la Folie de Suibhné, qui offre certaines similitudes avec les textes les plus anciens, notamment celui du Gallois Geoffroy de Monmouth, concernant la « folie » de Merlin. À la suite d’un acte sacrilège, Suibhné, fils de Colman Cuar, roi de Dal Araidhe, est maudit deux fois par Ronan le Beau, abbé de Drumiskin, dans le comté de Louth. Engagé dans une bataille pour venir en aide à l’un de ses vassaux, il sent tout à coup les effets de la malédiction : « Or, tout à coup, tandis que le combat redoublait de violence, le roi de Dal Araidhe se sentit incapable de bouger, envahi qu’il était par une peur insurmontable. Ses doigts étaient paralysés, ses jambes tremblaient, son cœur battait à une vitesse incroyable, ses sens étaient troublés, sa vue brouillée. Ses armes lui tombèrent des mains, et il ne put se baisser pour les ramasser. »
C’est ici la description assez précise du début d’une « crise » qu’on peut qualifier de démente, mais qui est surtout l’indice d’un état de transe. Suibhné en est arrivé à présent à un point de non-retour : « Il se sentit quitter le sol et voler dans les airs, monter lentement, puis tourbillonner comme s’il était pris dans une tornade, laquelle eut tôt fait de l’éloigner du champ de bataille et de l’emporter au-dessus d’une forêt. Et chaque fois que ses pieds touchaient le sol ou heurtaient un arbre, il rebondissait et reprenait sa course folle à travers l’espace, se demandant quand et comment il lui serait possible de s’arrêter. Il franchit des vallées, des collines, il traversa des plaines, il s’égara au milieu de marécages et, enfin, alors que la nuit tombait, il vint s’abattre sur un if qui se dressait sur les pentes de la Vallée des Fous. C’était ainsi que l’on nommait la vallée d’Ercain, non loin de Ros Bearaig, car elle servait de refuge aux insensés et à tous ceux dont l’esprit était quelque peu dérangé{111}. » Et c’est là, sur les branches de l’if, que Suibhné passe une année entière, dans le plus complet dénuement, chantant de tristes mélopées, déplorant le sort qui s’est abattu sur lui, buvant l’eau des ruisseaux et se nourrissant de racines et de cresson sauvage.
Tous ceux qui viennent le voir l’exhortent à reprendre sa vie normale dans sa tribu. Rien n’y fait. Suibhné persiste dans son isolement farouche tout en déplorant sa triste destinée. Son comportement est en tout cas étrangement semblable à celui de Merlin, dans le récit de Geoffroy de Monmouth : il s’agit bel et bien ici d’une crise de folie qui est caractéristique de l’initiation chamanique. Tout apprenti chamane doit passer par cette période de trouble et d’incertitude qui est authentiquement une aliénation mentale. Mais cette crise est indispensable pour acquérir les pouvoirs du chamane. À condition, bien sûr, de s’en guérir. Or Suibhné, contrairement à Merlin qui retrouve bientôt sa raison après avoir bu l’eau d’une source magique, demeure dans cet état de prostration complète sans pouvoir franchir le pas. Son épouse vient elle-même le supplier de revenir dans sa tribu et le plaint avec beaucoup de tendresse, lui disant : « Je voudrais que des plumes poussant sur ton corps et le mien nous permettent de nous envoler ensemble dans la lumière et les ténèbres et d’y vagabonder jusqu’à la fin des temps{112}. »
L’initiation de Suibhné est donc incomplète, car il est toujours sous le coup de la malédiction de l’abbé Ronan. Celui-ci le poursuit de sa vindicte et, après une période où Suibhné reprend un peu de calme et condescend à retourner dans sa tribu, le moine renouvelle ses incantations : « En accord avec la volonté du puissant Seigneur de toutes choses, je veux que toutes les puissances du mal s’acharnent contre Suibhné, qu’elles le persécutent et le châtient de son orgueil et de sa méchanceté ! Je veux que, cette nuit même, sa frénésie le reprenne et qu’il aille errer dans les espaces infernaux d’où il n’aurait jamais dû sortir. » Ces incantations ne témoignent pas particulièrement d’un esprit de charité chrétienne, mais c’est ainsi, et Suibhné est empêché de profiter pleinement de l’expérience vécue au cours de sa « folie », c’est-à-dire au cours de son initiation. Celle-ci lui est désormais interdite par la volonté délibérée d’un moine qu’on pourrait qualifier de « contre-chamane », et qui, de toute façon, connaît toutes les pratiques magiques des anciens druides.
« Et en effet, vers la minuit, sa frénésie ressaisit Suibhné. Il se réveilla, croyant entendre des armées lancées à sa poursuite, s’élança, bondit par la fenêtre et s’enfuit dans la vallée qui s’ouvrait devant la forteresse. » C’est alors qu’il est en proie aux « êtres de la nuit », c’est-à-dire à toutes ses terreurs fantasmatiques : « Il eut une étrange vision : des troncs sans têtes lui apparurent, surgis de l’ombre. Puis ce furent des têtes sans corps, horribles et grimaçantes, qui s’approchèrent de lui, manifestement disposées à le mordre cruellement, cinq têtes aux cheveux hérissés, qui poussaient des cris affreux. […] Et, dans un élan furieux, toutes les cinq se précipitèrent vers Suibhné qui n’eut que le temps de reculer pour ne pas se trouver culbuté. Alors, il sauta de buisson en buisson dans le fol espoir d’échapper à ces monstres qui le harcelaient sans relâche. Et bien que les vallées fussent larges devant lui, il les franchissait d’un bond, allant d’une cime à l’autre avec la légèreté d’un oiseau et la précision d’une chèvre de montagne. »
Ce vol « magique » de Suibhné dure toute la nuit, et le malheureux non seulement se trouve en proie à ses terreurs qui sont autant de délires incontrôlés, mais il doit subir de dures atteintes physiques : « Suibhné sentait les têtes s’agripper à ses mollets, à ses genoux, à ses cuisses, à ses épaules, à sa nuque, sans qu’il pût même se secouer pour s’en débarrasser. C’était comme s’il recevait en plein corps la violence d’un torrent sauvage dévalant du sommet d’une haute montagne après une tornade{113}. » Cependant, au matin, épuisé, il s’effondre devant un petit bâtiment qui est l’ermitage d’un saint homme nommé Moling. Celui-ci le reconnaît et le recueille avec beaucoup de compassion ; mais Suibhné continue à vivre comme une bête sauvage à côté de l’ermitage, ne se nourrissant que de lait qu’une femme vient verser chaque jour dans un trou creusé à même le sol. Et, par la suite, il périt lamentablement, victime de la jalousie du mari de cette femme qui lui apportait du lait tous les jours. Suibhné n’a donc pas réussi l’épreuve que constitue son état de « frénésie » morbide, et son « vol chamanique » ne peut être qu’un échec total tant physique que psychique.
Dans ce récit, la réalité du vol magique est incontestablement affirmée. Le corps de Suibhné n’est pas resté inerte dans la forteresse où il avait trouvé refuge. Il en sera de même dans un conte populaire de Provence, recueilli à la fin du XIXe siècle, et qui semble une lointaine réminiscence de L’Âne d’Or d’Apulée. Il s’agit d’un jeune homme d’Or d’Apulée qui tombe amoureux d’une jeune fille d’une grande beauté qui vit avec sa mère. Tous les soirs, il va faire sa cour à celle qu’il considère déjà comme sa fiancée, mais toujours sous la surveillance de la mère. Cependant, ces deux femmes ont la réputation d’être des « masques », c’est-à-dire des sorcières et, sans cesse averti par ses amis, le jeune homme décide d’en avoir le cœur net. Un vendredi soir (la nuit du vendredi au samedi étant propice au sabbat), il prolonge la soirée qu’il passe chez sa fiancée en faisant semblant de s’endormir profondément.
Il joue son rôle à merveille et, entre ses paupières, il voit les deux femmes devenir de plus en plus nerveuses aux approches de minuit. « Elles tentèrent un dernier effort pour l’éveiller, puis elles discutèrent à voix basse. Enfin, elles semblèrent prendre une décision. Elles éteignirent la lumière. La pièce se trouva plongée dans l’obscurité. Seuls quelques tisons qui brûlaient dans l’âtre permirent au jeune homme de se rendre compte de ce qu’elles faisaient. Il en fut stupéfait. Elles sortirent en effet d’une armoire cachée un pot qui fut placé sur la table. Elles se dépouillèrent de leurs vêtements et, en un tour de main, elles furent nues. Elles prirent chacune un peu de la pommade qui était dans le pot et s’enduisirent tout le corps d’une manière très méthodique. Elles commencèrent par se frotter les pieds, puis les mollets, puis les cuisses, puis, le ventre, la poitrine, le dos et enfin la tête, en prononçant chaque fois la formule suivante : sur la feuille. À peine eurent-elles terminé ces opérations que, tout à coup, elles furent transformées en chouettes, et elles s’envolèrent par la cheminée en poussant le cri lugubre de l’oiseau de nuit, laissant leurs vêtements sur une chaise de la pièce qui venait d’être le théâtre de cette étrange métamorphose. »
Le jeune homme est désormais fixé : il ne peut plus douter que sa fiancée soit une sorcière. Mais s’il est abasourdi, il n’en demeure pas moins fort curieux. Il décide de tenter lui-même l’expérience et d’aller ainsi rejoindre les deux femmes au sabbat. Il se dénude, répand l’onguent sur tout son corps comme il l’a vu faire, mais il se trompe d’incantation : au lieu de dire sur la feuille, il répète sous la feuille. En tout cas, la métamorphose s’accomplit et c’est sous forme de chouette qu’il s’envole par la cheminée. « Mais, passant devant l’âtre, il se sentit entraîné, malgré toute sa résistance, au-dessous de la branche feuillée qui y pétillait, de sorte qu’il commença à s’y brûler d’une façon très désagréable. »
Et ce n’est pas fini : « À peine était-il arrivé aux champs qu’un supplice extrêmement pénible commença pour lui. En effet, tant qu’il était dans un endroit où la terre était nue, il volait avec aisance, mais dès qu’il parvenait aux abords d’un bosquet, ou près d’un simple arbuste, il ne pouvait s’empêcher de passer sous les branches, ce qui lui fouettait terriblement la tête, le corps et les pattes. Il fut bientôt couvert d’écorchures et de contusions. Il sentait qu’il allait succomber et il croyait toucher à sa dernière heure, quand le jour parut et que le coq se mit à chanter. L’heure des masques était passée. Il tomba rudement sur la terre humide et se retrouva dans sa forme naturelle. »
Encore un échec. Mais il faut bien avouer que le jeune homme de cette histoire, dont le ton ironique n’est pas à démontrer, ne cherchait rien sinon à satisfaire sa curiosité. Il n’empêche que ceux qui osent s’aventurer dans les domaines interdits, sans se faire assister par un introducteur dûment averti par une initiation antérieure, risquent les pires avanies, y compris une mort non souhaitée. Le jeune héros du conte provençal a la chance de s’en tirer avec le minimum de dégâts. Il se retrouve nu et « dans la plus triste situation du monde. Il se releva comme il put et, en boitant, il regagna sa maison en toute hâte avant que l’on pût le voir. Une fois chez lui, il se coucha, en proie à une violente fièvre, et il garda le lit pendant plusieurs jours ».
En fait, l’imprudent « fiancé » s’est laissé aller à un désir insensé de pénétrer par effraction dans un monde auquel il n’avait pas droit. Il est sur le point d’en mourir. Mais sa santé revient. « Et dès qu’il fut guéri, il s’en alla habiter un autre village, sans donner d’explication, et surtout sans aller réclamer à son ex-fiancée et à sa mère les vêtements qu’il avait laissés chez elles{114}. » La conclusion qu’on peut tirer de ces expériences malheureuses est qu’il ne suffit pas de se rendre en simple visite de politesse chez « les êtres de la nuit » quels qu’ils soient, dieux ou défunts, mais qu’il faut d’abord savoir ce que l’on veut, ce que l’on cherche, et surtout connaître exactement les limites impératives qu’imposent l’inconscience et l’incompétence. Les frontières entre les deux mondes, si tant est qu’elles soient imprécises, sont peuplées bien souvent de monstres qui se font un devoir de s’attaquer aux intrus qui ne sont pas détenteurs de l’indispensable « rameau d’or ».
Car le rameau d’or, s’il protège le voyageur dans son errance à travers l’Autre Monde, est essentiellement celui qui permet la vision de ce qui se passe au-delà de la frontière. Le « rameau d’or » n’est qu’un symbole, un objet emblématique qui peut avoir de multiples aspects. Ainsi, dans le cas du vol magique, il n’est pas étonnant de constater que les chamanes utilisent un vêtement ou des ornements comportant des plumages d’oiseaux. « Il est clair qu’au moyen de tous ces ornements, le costume chamanique tend à pourvoir le chamane d’un nouveau corps, magique, en forme d’animal. […] On a rencontré des plumes d’oiseaux un peu partout dans les descriptions des costumes chamaniques. Qui plus est, la structure même des costumes essaie d’imiter le plus fidèlement possible la forme d’un oiseau. […] Le même symbolisme aérien se rencontre un peu partout dans le monde, précisément en relation avec les chamanes, les sorciers et les êtres mythiques que ceux-ci parfois personnifient{115}. » Il est impossible alors de ne pas penser à la description du redoutable druide irlandais Mogh Ruith, lorsqu’au cours d’une bataille entre lui et les druides du parti adverse, il vient de susciter des feux magiques : « S’étant fait apporter sa peau de taureau brun sans cornes et sa coiffure en plumes tachetées, ainsi que tous ses instruments druidiques, il monta dans son char et, s’élevant dans les airs aussi haut que les flammes, se mit à fustiger celles-ci de manière à les orienter vers le nord, tout en chantant des incantations{116}. »
Mais à travers les innombrables mythes concernant le vol du chamane, du sorcier, du druide, ou de tout héros qui s’arroge, par son audace, son courage et son intelligence, des pouvoirs en quelque sorte sacerdotaux, il est difficile de savoir s’il y a réellement métamorphose de l’opérateur ou simplement une vision subjective de celui-ci, un phénomène d’extase, provoqué ou non par des hallucinogènes, par des techniques appropriées ou encore par l’intervention d’un quelconque « gourou », au cours duquel c’est le double qui s’envole hors du corps et revient ensuite raconter tout ce qu’il a vu durant son voyage dans l’Autre Monde, et parfois rapporter des réponses à des problèmes que seul le contact avec l’Autre Monde permet de résoudre.
Il y a certes des témoignages plus que troublants. Des séances chamaniques ont été filmées et nous montrent des transformations psychiques qui se répercutent sur le corps lui-même. Ainsi a-t-on vu des chamanes devenir des sangliers, sans toutefois changer d’aspect, se comportant comme des animaux et fouillant la terre avec leurs dents pour en extraire des racines et les mâcher. C’est un exemple parmi bien d’autres. Et si, comme le fait remarquer prudemment Mircea Éliade, les pouvoirs attribués aux chamanes, aux sorciers – et bien entendu aux druides –, « revêtent souvent un caractère purement spirituel, le “vol” traduisant uniquement l’intelligence, la compréhension des choses secrètes ou des vérités métaphysiques » (Le Chamanisme, p. 373), il est des cas inexplicables. Tels sont, dans le contexte du christianisme et de l’islam, les phénomènes bien répertoriés que sont l’extase mystique, la lévitation et l’ubiquité, sans parler des « stigmates » qui sont plutôt des crises d’hystérie, et des rêves qui, étant individuels, sont absolument incontrôlables{117}. Il faut bien reconnaître que toutes ces manifestations sont entourées du plus grand mystère, mais qu’elles viennent souvent compléter – et parfois éclairer – les mythes et les légendes qu’on a tendance à considérer comme aberrants.
En fait, n’est aberrant que ce qui erre en dehors de la logique habituelle, celle qui est admise à un certain moment par le plus grand nombre d’individus. Mais qu’est-ce que la logique au regard de ce qui échappe à la compréhension humaine ? Autrefois, voler dans les airs était un mythe, autrement dit une utopie. Or, les humains parcourent les airs à bord d’avions, oiseaux métalliques que nos ancêtres considéraient comme du domaine de l’imaginaire. Et ces mêmes humains peuvent même, dans certaines conditions, se retrouver sur la Lune. Si l’on tient compte des immenses possibilités de l’esprit, le « vol magique », qu’il soit physique ou qu’il soit psychique, n’en est pas moins une réalité de la pensée.