25
MICHAEL ÉTAIT TOUJOURS INCONSCIENT quand on le transporta dans sa chambre du deuxième étage. Le Dr Sombat expliqua dans le détail à Harvey les derniers développements.
— Votre inspecteur Bernstein est un homme courageux, dit le médecin thaïlandais. Il a sauvé la vie de M. Silverman.
— Le ravisseur a-t-il été arrêté ?
— Oui. Il est en garde à vue.
— Il… il a fait des aveux, ou dit des choses qui permettraient de résoudre l’affaire ?
— Désolé, docteur Riker, mais je ne possède pas cette information.
— Où est l’inspecteur Bernstein ?
— Il a été appelé, pour une urgence. Il est parti avec le brigadier Monticelli… S’il n’y a rien d’autre, je vais retourner à l’aéroport.
— Non, rien d’autre. Merci pour votre aide.
— Je vous en prie. Comment puis-je me rendre à l’aéroport Kennedy ?
— Demandez à la réceptionniste de vous appeler un taxi. Et merci encore.
Ils se serrèrent la main et le Dr Sombat prit congé, laissant Harvey seul avec Michael dans la chambre silencieuse et sombre.
— Michael ?
Pas de réponse. Harvey vit que Michael avait le nez cassé et perdu beaucoup de poids.
— Je suis désolé, Michael.
Harvey contempla son jeune ami, couché, vulnérable, dans son lit. Une larme roula sur sa joue. Il se pencha et l’embrassa doucement sur le front. Puis il se retourna pour partir.
— Harvey ?
Michael levait vers lui des yeux fatigués.
— Je suis là, Michael. Tu es revenu.
— Sara ? demanda-t-il dans un murmure.
— Elle est partie quelques minutes avant ton arrivée. Je lui ai laissé un message sur son répondeur.
— Je me sens… faible.
— Je sais. Essaie de te reposer. Je te réveillerai dès que Sara arrivera.
Michael tenta d’acquiescer.
— Max a attrapé le tueur.
— Je sais, répondit Harvey en retournant vers le lit. Dors, maintenant. Tout est rentré dans l’ordre. Tu veux que je te donne quelque chose ?
Michael secoua la tête et ferma les yeux.
Harvey quitta la chambre, traversa le couloir et retourna au labo.
— Je suis désolé, Michael, dit-il à voix haute.
Mais il n’y avait personne pour l’entendre.
Il sortit le pistolet de sa poche et enroula une serviette autour du canon pour servir de silencieux. Précaution inutile, en réalité. La pièce réfrigérée était insonorisée. C’est là qu’il avait tué Eric, et personne n’avait entendu quoi que ce soit.
Comment allait-il se débarrasser des corps ? Il savait d’expérience que les morts étaient lourds. Il devrait les placer dans des sacs en plastique. Puis il informerait les infirmières qu’il s’occuperait personnellement de Michael ce soir et que personne ne devait venir au deuxième étage. Il aurait ainsi la possibilité de traîner les cadavres jusqu’à l’ascenseur, de les descendre au sous-sol, de les sortir par le tunnel qu’avait utilisé George et enfin de les mettre dans le coffre de sa voiture.
Et ensuite ?
Il ne savait pas encore. Leur accrocher des poids aux pieds et les balancer dans le fleuve ? N’était-ce pas ce qu’on fait toujours dans les films ? Il devrait redoubler de prudence. Porter des gants. Nettoyer le labo de fond en comble. Il ne faudrait pas que les flics découvrent un long cheveu blond dans la pièce réfrigérée.
Arrivée devant la porte, il colla l’oreille contre la paroi. Froid. À quoi s’attendait-il ? Idiot.
Arrête de tergiverser, Harvey. Sara doit mourir. Elle serait incapable de garder le silence. Pense à tous ces jeunes gens qui meurent quotidiennement. Aux milliers ou aux millions de personnes que tu pourras sauver d’une mort épouvantable. Pense à ton objectif.
Un monde débarrassé du sida.
Galvanisé, Harvey déverrouilla le cadenas et ouvrit.
Deux étages plus bas, Cassandra sourit au vigile en entrant dans la clinique. Elle était passée prendre des provisions chez le Chinois du coin : travers de porc, poulet du général Tsao, bœuf aux brocolis, tous emballés dans des petites boîtes blanches en carton. Dans le fond du sac, elle trouverait sûrement quantité de sauces sucrées et salées, de la moutarde assez forte pour décoller la peinture, et des oranges, puisque, pour une raison qui lui échappait, les restaurants chinois proposaient toujours des oranges comme dessert.
Cassandra traversa le hall en direction du bureau d’Harvey. Elle ne l’avait pratiquement pas vu ces derniers jours, et il lui manquait terriblement. Il n’avait dû ni dormir ni se nourrir correctement. Entre le rapt mystérieux de Michael, le Poignardeur de gays, et maintenant la conspiration de son père, il y avait de quoi devenir fou.
Cassandra avait donc décidé de faire une nouvelle surprise à Harvey. Au bout du hall, elle frappa à la porte.
— Harvey ?
Pas de réponse. Elle fit demi-tour pour aller se renseigner à la réception. La jeune femme à l’accueil lui rendit son sourire et leva l’index pour lui faire signe de patienter une seconde.
— Je suis désolée, expliquait-elle dans le combiné du téléphone, mais je n’arrive pas à trouver Sara Lowell. Elle est peut-être déjà partie. Oui, madame Riker, vous m’avez dit que c’était urgent, mais… oui, je comprends. Voulez-vous que je bipe le Dr Riker ? Non ? D’accord, d’accord, je ne le ferai pas. Calmez-vous.
Cassandra se pencha en avant.
— Un appel pour Sara ?
La réceptionniste posa la main sur le combiné.
— C’est Jennifer Riker, l’ex-femme du Dr Riker. Elle dit que c’est une urgence.
— Passez-la-moi.
Cassandra prit le téléphone.
— Allô, Jennifer ? Ici Cassandra Lowell, la sœur de Sara. Nous nous sommes rencontrées il y a quelques années…
— Je m’en souviens, coupa Jennifer. Où est Sara ?
— Je ne sais pas, je viens d’arriver.
— Trouvez-la, Cassandra. Elle est en danger.
— De quoi parlez-vous ?
— Je parle de la lettre écrite par Bruce.
Le brigadier Willie Monticelli quitta Henry Hudson Parkway au niveau de la 178e Rue, parcourut Fort Washington Avenue à fond de train, dépassa Hood Park et prit la 167e Rue. Puis il tourna à droite dans Broadway, accéléra en passant devant le bâtiment principal de l’hôpital et le centre pédiatrique, et enfin vira à gauche.
Dix secondes plus tard, dans un horrible crissement de freins, la voiture de police s’arrêtait devant l’entrée du pavillon Sidney. Max en avait jailli avant même qu’elle soit complètement immobilisée, suivi de près par Willie. Ils gravirent les quelques marches en sortant leurs insignes. Le vigile s’écarta pour éviter de se faire bousculer.
— D’autres policiers sont déjà arrivés ? s’écria Max sans ralentir l’allure.
— Non, aucun ! cria le vigile en retour.
Max se précipita à la réception.
— Où est Sara Lowell ? demanda-t-il.
La réceptionniste lui lança un regard interrogateur.
— Vous êtes qui, au juste ?
Max brandit son insigne.
— Inspecteur Max Bernstein, police de New York. Où est Sara Lowell ?
— Elle est très demandée aujourd’hui. Vous êtes le deuxième à me poser la question.
— Qui d’autre ?
— Jennifer Riker vient d’appeler. Elle voulait lui parler de toute urgence.
— La femme du Dr Riker ?
— Son ex-femme. Mais comme je n’ai pas réussi à trouver Mlle Lowell, je lui ai passé sa sœur Cassandra.
— Cassandra est ici ?
La réceptionniste haussa les épaules.
— Elle a parlé à Mme Riker, elle est devenue toute blanche puis est partie en courant, sans même avoir la politesse de raccrocher.
— Par où est-elle partie ?
— Elle a pris l’ascenseur et s’est arrêtée au deuxième étage.
Max se tourna vers l’ascenseur. Willie s’y trouvait déjà, maintenant la porte ouverte.
— J’ai un temps d’avance sur vous, Tic.
— Allez, on y va.
Harvey tint le pistolet tout près de lui en ouvrant lentement la porte.
Il avait envisagé la possibilité que Sara tente une attaque futile au moment où il entrerait, mais en regardant autour de lui il comprit qu’il s’était inquiété pour rien.
Sara était avachie dans un coin, les yeux fermés, sa tête, penchée, formant un angle bizarre. Son teint d’ordinaire pâle était livide. Elle avait les lèvres bleues. Elle paraissait minuscule et vulnérable, ainsi recroquevillée dans son coin comme un animal dans une cage.
— Sara ?
Pas de réponse. Sa respiration était laborieuse et irrégulière, ses épaules étaient voûtées, ses bras mous retombaient le long de son corps.
— Sara ?
Toujours aucun mouvement. Un bruit d’étranglement s’échappa de sa gorge. D’un côté, Harvey préférait qu’elle reste inconsciente, mais d’un autre il aurait voulu voir son regard accusateur au moment où il appuierait sur la détente. Cette image ne cesserait ensuite de le hanter : ce serait son châtiment.
Incapable de contempler plus longtemps la forme pathétique de Sara par terre, il tourna le regard vers la rangée de tubes à essai sur l’étagère supérieure. Il était si impliqué dans ses travaux qu’il connaissait tous les numéros de code par cœur. 87m322, c’était Ezra Platt. 98k003, Kiel Davis. Le suivant devait être 39kl0, Kevin Fraine.
— Sara ?
Toujours rien. Elle respirait de plus en plus mal. Harvey sentit des larmes lui monter aux yeux mais il les refoula, comme il l’avait fait lorsqu’il avait commandité le meurtre de Bruce. Ses yeux tombèrent sur la rangée de vases à bec : NaOH, S02, H2S04, ensuite il devait y avoir H3PO4 puis…
Où était le HC1 ?
Le bras de Sara jaillit comme s’il était actionné par un ressort. Dans sa main, elle tenait le vase à bec rempli d’acide chlorhydrique.
Harvey n’eut pas le temps de réagir. Le liquide l’atteignit en plein visage.
Il hurla.
L’acide attaqua sa chair, déchiqueta sa cornée et ses pupilles, mangea le blanc de ses yeux. La douleur le submergea. Des milliers de flèches enflammées lui transperçaient les yeux.
Il porta d’instinct ses mains à son visage dans une tentative inutile pour réduire la douleur. Sa peau et ses yeux grésillaient, et il sentit l’odeur de brûlé qui se dégageait de sa chair.
Alors que Sara s’efforçait de se mettre debout, elle vit le pistolet échapper des mains d’Harvey et tomber sous une étagère. L’esprit embrumé, elle pensa à le récupérer puis décida qu’il valait mieux s’enfuir.
Avant qu’elle ait pu faire un pas, elle entendit Harvey réussir à proférer ses premiers mots après avoir reçu le jet d’acide. Presque inaudibles au début, ils devinrent de plus en plus sonores à mesure qu’il les répétait, comme un mantra :
— Tu dois mourir, Sara. Tu dois mourir.
L’ascenseur montait avec une lenteur désespérante.
— Vous inspectez le premier étage, dit Max à Willie. Je monte au second. Criez si vous voyez quoi, que ce soit.
L’ascenseur s’arrêta au premier. La porte ne s’était pas encore ouverte quand les deux policiers entendirent un long cri primitif.
— Deuxième étage ! s’exclama Max.
Willie appuya frénétiquement sur le bouton du second, mais la course de l’ascenseur était déjà fixée et aucune intervention humaine ne l’en ferait dévier.
Max se précipita hors de la cabine.
— Je prends l’escalier. On se rejoint là-haut.
Willie sortit son pistolet de son étui.
— Compris.
— Tu dois mourir, Sara.
Rassemblant ses maigres forces, Sara passa à côté du corps d’Eric, repoussa Harvey et tituba vers la porte. Même avec le flot d’adrénaline, ses mouvements demeuraient lents. Le froid avait raidi ses membres. Il lui avait fallu tant d’énergie pour envoyer l’acide qu’elle craignait de ne plus en avoir assez pour s’échapper.
Derrière elle, Harvey avait sorti un couteau de sa poche.
— Tu dois mourir. Tu dois mourir…
Sara referma la main sur la poignée de la porte et tourna. Rien. Elle chercha le verrou et l’ouvrit.
C’est alors qu’elle sentit des doigts froids s’enrouler autour de sa cheville. Elle hurla en tentant de se dégager, mais Harvey tira d’un coup et elle s’écroula par terre à côté de lui. Une douleur fulgurante lui remonta le long de la jambe. Elle lui assena des coups de pied, mais Harvey ne parut pas s’en apercevoir. Il était au-delà de la douleur, au-delà de toute forme de rationalité. On aurait dit un robot programmé pour tuer. Pour la faire taire. Pour sauver la clinique.
Il la tira par la cheville et l’attira vers lui. Sara tâtonna autour d’elle pour saisir vin objet qui aurait pu le ralentir : il n’y avait rien.
— … dois mourir.
Il l’agrippa par les cheveux afin de la faire tenir tranquille et se redressa. Sara serra le poing et le frappa à l’entrejambe. Il la lâcha et vacilla. Aussitôt, elle se releva et se précipita sur la porte qui s’ouvrit.
— Non ! hurla Harvey dans son dos.
Sara s’effondra sur le sol du labo au moment où une voix retentissait :
— C’est fini, Harvey. Lâche ce couteau.
Sara leva la tête, incrédule.
— Michael !
Le couteau à la main, Harvey se tourna dans la direction de la voix. À cause de l’acide, son œil droit était devenu inutile, mais du gauche il distinguait encore des formes. Un homme se tenait à quelques mètres devant lui. Michael ! Et la silhouette derrière lui…
Sa voix tourmentée prononça le prénom.
— Cassandra.
— Lâche ce couteau, répéta Michael. C’est fini.
L’inspecteur Bernstein arriva en courant, suivi du brigadier Monticelli, l’arme à la main. Il le pointa vers la tête d’Harvey.
Celui-ci avait déjà lâché son couteau. Il n’y avait plus rien à faire. Il n’offrit aucune résistance quand le policier le plaqua sans ménagement par terre pour lui mettre les menottes.
De son œil voilé, il vit Michael prendre Sara dans ses bras et la serrer longuement contre lui. Cassandra, elle, n’avait pas bougé. Harvey avait vraiment tenu à elle. Peut-être même l’avait-il aimée. Mais comment lui faire comprendre que son bonheur à lui n’avait aucune importance ? Qu’il n’était plus qu’un outil, une arme dans la guerre contre le sida ? Sa vie personnelle ne comptait pas. Seul Harvey le médecin et le chercheur importait ; Harvey l’homme était une quantité négligeable.
Tandis que ses yeux continuaient de brûler, il réfléchit aux solutions dont il disposait. Il allait engager un avocat, qui s’arrangerait pour repousser le procès aussi longtemps que possible. Quelques mois de liberté, il n’en fallait pas plus pour perfectionner le SRI.
— Vous avez le droit de garder le silence, récitait le policier. Tout ce que vous direz pourra…
Et même s’il allait en prison, rien ne l’empêcherait de travailler sous les verrous, ni de correspondre avec d’autres chercheurs à l’extérieur. Il avait lu quelque part l’histoire d’un médecin à qui c’était arrivé. Il pourrait encore apporter sa contribution, offrir son expérience.
Mais d’abord, trouver un avocat. Un excellent avocat. Voilà ce qu’il allait faire.