23

 

 

SAM FRAPPA.

— Entrez ! s’écria Harvey.

En pénétrant dans le bureau, elle fut une fois de plus accueillie par le sourire las d’Harvey.

— Bonsoir, Sara. Tu as des nouvelles de l’inspecteur Bernstein ?

— Pas encore. J’ai entendu ton message sur mon répondeur. Tu voulais me parler du paquet envoyé par Bruce ?

— Tu as eu Jennifer au téléphone ? demanda Harvey.

— Il y a une heure. Tu l’as reçu ?

— C’est arrivé ce matin.

— Et ?

— Je ne comprends toujours pas. J’ai passé des heures à tout examiner, et je ne sais toujours pas qu’en penser.

— Je peux voir ?

Il lui tendit une pile de papiers.

— Tiens. Il y a six dossiers.

— Ceux des patients guéris ?

— Oui. Il y avait aussi six cylindres de polystyrène contenant deux échantillons de sang par patient, marqués A et B.

Elle parcourut les informations concernant Trian puis Whitherson.

— La mention, à la fin, ça veut dire quoi ?

— « ADN A vs B » ? Moi aussi, je trouve ça bizarre.

Elle feuilleta les autres dossiers.

— Ils terminent tous ainsi.

— Je sais. J’imagine que A et B se réfèrent aux échantillons de sang. Mais je ne vois pas le rapport avec l’ADN.

Sara ferma les yeux. Un souvenir lui revenait.

— Tu te rappelles le meurtre de Betsy Jackson, il y a deux ans environ ?

— Le type qui avait tué sa femme avec un couteau de boucher ?

— Oui. L’affaire a fait les gros titres, parce qu’on a eu recours à des tests ADN. Du sang du groupe B avait été retrouvé sur le lieu du crime – le groupe du mari de la victime, Kevin Jackson. Mais son avocat a fait valoir que le groupe B-était très répandu.

— Je m’en souviens. Les tests ADN ont prouvé qu’il s’agissait bien du sang du mari.

— Oui. Son avocat a essayé de contester la validité des analyses, mais la partie civile a apporté la preuve que le test ADN était fiable à 99,7 pour cent.

— Bon, et quel rapport avec Grey ?

— Imagine que Bruce ait voulu comparer les deux échantillons de sang du même patient pour voir s’ils correspondaient.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Il avait peut-être des raisons de penser qu’ils ne correspondraient pas. Il soupçonnait peut-être une manipulation…

— Pas si vite, Sara. Je t’ai expliqué, ainsi qu’à l’inspecteur Bernstein, qu’on était toujours deux à travailler sur les analyses sanguines. Il n’y a pas de manipulation possible.

— Oui, mais tu oublies une chose : Eric a fait une prise de sang à Michael à ton insu. Qui dit qu’il ne l’a pas fait avec d’autres patients ? Et de même pour Bruce…

— Dans quel but ?

— Je l’ignore, mais il y a sûrement un lien. Un, Bruce s’envoie à lui-même des échantillons de sang avec des instructions concernant des tests ADN. Deux, Eric fait un prélèvement sur Michael en contrevenant à tes ordres.

— Tu sous-entends qu’Eric a quelque chose à voir là-dedans ?

— Je ne sous-entends rien du tout, dit Sara. La seule chance de savoir, c’est de faire ces tests ADN sur ces échantillons. Où sont-ils ?

— Au labo.

— Eric a une clé ?

— Évidemment.

Sara sentit une sueur froide lui parcourir le dos.

— Eric est à la clinique actuellement ? demanda-t-elle d’une voix sans timbre.

— Oui.

— Tu l’as vu ?

— Il y a un petit moment. Pourquoi ?

— Tu lui as demandé pourquoi il avait fait une prise de sang à Michael sans ton autorisation ?

— Il m’a dit qu’il en avait besoin pour une vérification par rapport au traitement, c’est tout.

— Et tu l’as cru ?

— Pourquoi je ne l’aurais pas cru ?

— Il avait déjà fait une chose pareille ?

— Non, jamais.

Sara se leva.

— On doit aller au labo !

— Pourquoi ?

— Eric pourrait être en train de détruire les preuves.

— Les preuves ? Mais, Sara, de quoi tu parles ?

— Des échantillons de sang. Pourquoi Bruce les aurait-il envoyés quelques heures avant d’avoir été assassiné, s’ils n’étaient pas importants ? Harvey, écoute-moi : quelqu’un a tué Bruce pour s’en emparer.

Harvey ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma.

— Bon sang !

Il se leva et se précipita vers la porte.

— Eric est au labo en ce moment même.

 

Penché sur un cadavre, Ralph Edmund croquait dans un sandwich grec au moment où Max se précipita à la morgue.

— Willie m’a dit que vous vouliez me voir ?

Ralph leva les yeux. De la sauce s’échappa du pain pita, dégoulina sur ses mains gantées et le long de ses bras.

— Passez-moi une serviette, Tic, s’il vous plaît.

— Elles sont où ?

Il fit un mouvement avec son coude.

— Là, dans le tiroir du bas. Vite, avant que ce truc tombe dans les intestins du gars.

Max alla chercher des serviettes qu’il passa à Ralph en évitant de regarder la forme inerte sur la table d’autopsie. La présence de cadavres le mettait toujours mal à l’aise, et un simple coup d’œil là, en bas, présentait le plus souvent une surprise désagréable. Une victime d’accident au visage broyé. Un sans-abri rongé par les rats. Un nourrisson tombé du quatrième étage.

— Tenez-moi ça.

Ralph lui tendit le sandwich et attrapa les serviettes.

— Écoutez, Ralph…

— Une seconde !

Le coroner s’essuya les mains et les avant-bras, changea de gants et récupéra son sandwich.

— Merci.

— Willie m’a dit que vous aviez les résultats des analyses de Riccardo Martino, insista Max.

— Quand vous m’avez demandé de pratiquer ce test, je n’ai pas compris pourquoi. Il était clair que la mort de Martino n’avait rien à voir avec le sida.

— Je sais.

— Mais quand j’ai vu le reportage à la télé, l’autre jour, et entendu que Martino et deux autres gars porteurs du virus du sida étaient redevenus séronégatifs, je me suis dit que vous aviez une idée derrière la tête.

— Ralph, je n’ai pas beaucoup de temps. Martino était-il séronégatif, oui ou non ?

Ralph sourit.

— Non.

— Vous en êtes sûr ?

— Aussi certain que le test de Martino est positif. J’ai fait deux Western-Blot et deux tests Elisa pour plus de sûreté. Si Martino était guéri du sida, ses analyses ont une drôle de façon de le montrer. Je peux aussi vous dire que son taux de lymphocytes T était dangereusement bas.

— Ce qui veut dire que…

— Riccardo Martino avait le sida.

Max sentit ses jambes chanceler.

— Où est le téléphone ?

— Là-bas.

Max s’y précipita et appela le Dr Zry qui s’occupait des trois patients cachés en lieu sûr.

— Allô ?

— Vous avez reçu les résultats des tests ?

— Oui, ils correspondent.

— Les trois patients sont guéris ?

— Oui. Ils sont séronégatifs.

— Vous êtes sûr ?

— Certain. Krutzer, Leander et Singer sont tous les trois guéris. C’est un miracle, Tic.

— Ils vous paraissent comment ?

— En bonne santé, mis à part quelques effets indésirables du SRI.

Max raccrocha, l’esprit en ébullition. Des éléments épars tourbillonnaient dans sa tête, mais pour la première fois il était capable de les hiérarchiser et d’assembler ceux qui étaient importants. Les analyses sanguines. Les patients de Grey. Ceux de Riker. Eric. Sanders. Le père de Sara. La séropositivité de Martino. La séronégativité des trois autres.

Les analyses sanguines…

Max se remémora l’historique médical des patients. Puis il sortit le tableau qu’il avait dressé dans l’avion :

 

Patients Premières analyses sanguines Analyses ultérieures :

Trian     Grey   Riker

Whitherson    Grey   Riker

Martino   Grey   Riker

*Krutzer   Riker  Grey

*Leander   Riker  Grey

*Singer   Riker  Grey

* Patients admis après l’arrivée d’Eric Blake.

 

Max reposa le papier. Il avait l’impression d’essayer de lire l’étiquette d’un disque tournant sur une platine. Michael qui doit servir de cobaye à Markey. Sara qui croise Eric Blake la nuit de l’enlèvement. Elle remonte dans la chambre. Dépose un document pour Eric. Manque déjouer les plans de Camron et de son commanditaire. George Camron qui se plaint d’avoir été payé avec du retard…

— Oh, non.

Une vague de peur déferla sur lui.

— Cette affaire de Poignardeur de gays devient de plus en plus bizarre, pas vrai, Tic ? fit remarquer Ralph.

Max secoua doucement la tête.

— Non, Ralph. Pour la première fois, ça commence à s’éclaircir.

Le coroner engloutit la fin de son sandwich et se lécha les doigts.

— Vous savez qui a tué ces types ?

Max hocha la tête et se précipita vers la porte.

— Je le sais, oui.

La jambe de Sara l’élançait alors qu’elle essayait de rester à la hauteur d’Harvey. Son cœur s’emballait, mais plus à cause de la peur que de l’effort.

Arrivé devant le labo, Harvey trouva la porte verrouillée.

— C’est normal ? demanda Sara.

— Pas si Eric est au labo, non.

Il sortit sa clé, l’introduisit dans la serrure, et la porte s’ouvrit avec un grincement sinistre.

— Eric ? appela-t-il.

Pas de réponse. Les stores étaient baissés et la lumière éteinte. Harvey appuya sur l’interrupteur, et la pièce s’éclaira d’une lumière fluorescente. Il se précipita vers une paillasse dans un coin.

— Merde !

— Qu’y a-t-il ?

— Les échantillons ont disparu. Je les avais laissés là.

Il chercha sous la paillasse et aux alentours. Rien.

— Va voir dans la pièce réfrigérée, dit-il. Je vais inspecter le casier d’Eric.

— Je croyais que tout était fermé à clé.

— Je vais défoncer ce foutu machin !

Sara passa devant plusieurs paillasses, où becs Bunsen et éprouvettes à l’ancienne côtoyaient microscopes ultra-modernes et autre matériel high-tech.

À l’autre bout de la pièce, Harvey avait déniché une règle en métal et s’attaquait au tiroir supérieur du meuble d’Eric, grognant dans l’effort.

Un courant d’air glacé balaya Sara quand elle ouvrit la porte de la salle réfrigérée. Elle s’avança et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Son cri resta bloqué dans sa gorge. Elle demeura comme paralysée, les yeux écarquillés.

Le corps ensanglanté d’Eric Blake était recroquevillé par terre devant elle.

Un long moment passa avant qu’elle s’arrache au spectacle macabre et se retourne vers Harvey. Il lui faisait face, un pistolet braqué sur elle. Son visage ne trahissait nulle surprise ou panique – on n’y lisait que l’épuisement, l’irritation et la défaite. Harvey poussa un gros soupir, verrouilla la porte du labo et tenta de sourire.

— Je n’ai pas eu le temps de le déplacer, dit-il en guise d’explication.