5

 

 

SARA TRAÎNA LA PATTE DERRIÈRE HARVEY qui se précipitait vers le service des urgences. À dix mètres de l’entrée, il faillit percuter Eric Blake qui arrivait d’un autre couloir.

— Ils vous ont prévenu, vous aussi ? demanda Eric.

Harvey acquiesça. Sans presque ralentir l’allure, les deux hommes se ruèrent dans la zone d’attente. Ils repérèrent aussitôt Reece Porter.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Harvey.

— Je ne sais pas. Mikey s’est agrippé le ventre avant de s’effondrer. Il est là-dedans.

— Venez, Eric.

Les deux médecins disparurent derrière une porte marquée « ENTRÉE INTERDITE ». Une seconde plus tard, Sara arrivait.

Reece parut surpris de la trouver déjà là.

— Qu’est-ce que tu…

Sara l’interrompit :

— Où est-il ? Il va bien ?

— Le médecin urgentiste est avec lui. Harvey et Eric y sont aussi.

— Qu’est-il arrivé ?

— Je ne sais pas. On s’entraînait comme d’habitude, en faisant des blagues et tout. Puis le coach a annoncé une pause, et Michael s’est écroulé. On a appelé une ambulance et j’ai embarqué avec lui. La douleur a paru se calmer un peu pendant le trajet. Quand on est arrivés, j’ai demandé à une infirmière de biper Eric et Harvey.

— Il est conscient ?

— Oui. C’est sûrement une intoxication alimentaire, avec toute cette bouffe chinoise qu’il ingurgite sans arrêt. Maintenant, à toi de répondre à ma question : qu’est-ce que tu fais là ?

— J’avais un rendez-vous chez le médecin dans le service d’à côté.

— Tu vas bien ?

La voix de Reece trahissait un souci sincère. Derrière eux, Sara entendit un enfant murmurer :

— Regarde, maman ! C’est Reece Porter.

Avec ses deux mètres cinq, Reece était dans la moyenne des joueurs de la NBA ; ailleurs, il faisait figure de géant. Sa taille lui valait toujours des regards fascinés.

— Je vais bien, répondit Sara en le serrant dans ses bras. Merci d’être venu avec lui, Reece.

— C’est mon ami, répondit simplement le basketteur. Et ne t’inquiète pas trop pour Mikey. Ce gars est béni des dieux. Tu te rappelles la trouille qu’on a eue la dernière fois qu’on s’est retrouvés à l’hôpital ?

Sara n’avait pas oublié. Tous les ans, Michael et elle partaient en vacances avec Reece et Kureen, sa femme eurasienne, pour déconnecter à la fin de la saison. Cinq ans plus tôt, alors que ça devenait sérieux entre Michael et elle, les deux couples avaient décidé de louer un petit bateau de croisière en Floride pour explorer les Keys et les Bahamas. La saison de basket avait été particulièrement longue, et s’était achevée par une victoire des Knicks sur les Seattle Supersonics au terme d’un match acharné et exténuant. Tous quatre avaient hâte d’échapper au monde, aux fans et à la presse.

Le troisième jour de leurs vacances, aux Bahamas, Michael et Reece avaient engagé un gamin avec un speed boat pour faire du ski nautique. Le môme avait effectué une fausse manœuvre, et Michael, sur les skis, avait été précipité sur un récif. Comme il perdait beaucoup de sang, on l’avait emmené d’urgence à l’hôpital local, où il avait passé les trois semaines suivantes alité.

— Comme dirait une de nos jeunes recrues, reprit Reece, Mikey est un vieux chnoque solide. Il s’en remettra.

Sara tenta de puiser du réconfort dans les paroles de leur ami, mais au fond d’elle-même une petite voix lui soufflait que Michael ne s’en remettrait pas si facilement, et que rien ne serait plus comme avant.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Harvey.

Le jeune interne, John Richardson d’après son badge, leva les yeux.

— On ne sait pas encore. Il souffre d’une forte douleur abdominale. D’après l’examen physique, le foie est palpable quatre centimètres en dessous du rebord costal droit. Il est extrêmement sensible.

— Ça fait un mal de chien, vous voulez dire, corrigea Michael, couché sur le lit.

— Fonctions vitales ?

— Toutes stables.

Harvey s’approcha.

— Ça a l’air d’aller, champion.

— J’ai mal à crever, coach.

— Je plaisantais. Tu as une mine épouvantable.

Michael réussit à rire.

— Mais avec vous, j’ai la meilleure équipe, maintenant. Comment ça va, Eric ?

— Bien. Est-ce que j’appelle le Dr Sagarel, Harvey ?

Harvey lui fit signe que oui.

— À plus tard, Michael.

— Je t’attends ici, répondit Michael.

Puis, se tournant vers Harvey :

— Qui est le Dr Sagarel ?

— Un gastro-entérologue.

— Bien sûr. J’aurais dû le savoir.

— Bon sang, Michael, qu’est-ce que c’est que ce short ? Il est affreux… même selon tes critères.

— J’ai demandé un médecin, pas un critique de mode.

Harvey lui palpa la région du foie.

— Ça fait mal ?

— À hurler.

Harvey se tourna vers l’interne.

— Vous avez réalisé les examens sanguins ?

— Oui.

— Faites-lui passer une radio abdominale.

— J’aurais aussi besoin d’un historique, dit Richardson. Ça pourrait venir d’un aliment…

— Impossible. Il souffre depuis plusieurs semaines. Et il a un ictère.

Eric rentra dans la salle.

— Le Dr Sagarel passera dans une demi-heure environ.

— Michael, demanda Harvey, est-ce que tu as remarqué quelque chose d’anormal dans tes urines dernièrement ?

— Il en est sorti une Harley, l’autre jour.

— Hilarant. À présent, réponds à ma question.

Harvey vit l’ombre de la peur traverser le regard de son ami.

— Je ne sais pas. La couleur était peut-être un peu plus sombre.

Les médecins échangèrent des regards entendus.

— Quoi ? demanda Michael. Qu’est-ce que j’ai ?

— Je ne sais pas encore. Eric, assurez-vous qu’ils fassent un dépistage de l’hépatite. Et une sérologie EBV et CMV. Puis descendez-le pour un ultrason abdominal.

— C’est comme si c’était fait.

— Traduction ? demanda Michael.

— Tous les symptômes font penser à une hépatite, expliqua Harvey. Eric et le Dr Richardson vont t’emmener faire une échographie. On se revoit plus tard.

 

Le Dr Raymond Markey, sous-secrétaire à la Santé au ministère du même nom, regardait par sa fenêtre le complexe verdoyant de Bethesda, dans le Maryland. Le National Institutes of Health1 lui évoquait un croisement entre une station thermale européenne et une base militaire. De son bureau d’angle, on aurait pu penser que le site était perdu en pleine nature. En réalité, Markey avait tout à fait conscience qu’à quinze kilomètres de là son patron, le président des États-Unis, devait entamer son rendez-vous hebdomadaire avec le vice-président. Les deux hommes se retrouvaient presque tous les lundis pour un brunch léger et une discussion qui l’était beaucoup moins. Raymond avait participé à quelques-unes de ces réunions. Ni la conversation ni la nourriture ne lui avaient beaucoup plu.

Il poussa un profond soupir, retira ses lunettes et se frotta les yeux. Lorsqu’il regardait le paysage environnant sans ses lunettes, le monde se transformait en un grand tableau abstrait. Les couleurs vives dégoulinaient les unes sur les autres et paraissaient se déplacer en motifs kaléidoscopiques.

Se détournant de la vue apaisante, il reporta son attention sur les deux rapports posés sur son bureau. Le premier, marqué « confidentiel », se trouvait dans une enveloppe scellée et spécialement traitée afin qu’on ne puisse voir son contenu par transparence. C’était beaucoup de précautions, mais elles étaient parfois nécessaires.

La seconde enveloppe indiquait « Pavillon Sidney, Columbia Presbyterian Médical Center, New York ». La sécurité entourant celle-là, quoique non négligeable, était un peu plus limitée.

Sous-secrétaire au ministère de la Santé était un titre pas très ronflant pour une position éminemment stratégique. Le département de Raymond Markey, en charge de la santé publique aux Etats-Unis, contrôlait la Food and Drug Administration, les Centers for Disease Control et le National Institute of Health. Pas vraiment ce qu’on appelait un poste subalterne ou honorifique.

A l’aide de son coupe-papier, Markey décacheta l’enveloppe confidentielle. Puis il posa les deux rapports l’un à côté de l’autre. Le rapport officiel émanait du Dr Harvey Riker, et pour la première fois la signature du Dr Bruce Grey n’y figurait pas. Dommage. Quant au rapport confidentiel… eh bien, par prudence, mieux valait ne pas penser à sa source. Prononcer à voix haute le nom de son auteur pourrait se révéler dommageable pour la santé. Voire fatal.

Markey compara les deux rapports, à la recherche de différences. Une lui sauta immédiatement aux yeux.

Le nombre de patients.

D’après le dossier de Riker, la clinique suivait quarante et un malades, dont deux avaient été assassinés ces dernières semaines. Le compte rendu était factuel et ne présentait pas de conclusions ; cependant, Riker mentionnait l’étrange coïncidence qui avait voulu que deux patients décèdent de multiples coups de couteau à quinze jours d’intervalle. Markey remarqua aussi que le médecin ne parlait jamais du décès de Bruce Grey comme d’un suicide, mais évoquait un « drame », une « mort incompréhensible ».

Étrange description…

Le rapport confidentiel affirmait sans équivoque qu’il n’y avait pas quarante et un, mais quarante-deux patients. Il ne pouvait s’agir d’une erreur : à ce niveau, personne n’en faisait. Alors, comment expliquer cet écart ?

Markey retourna au début du rapport confidentiel. Pas de doute pour lui : le problème venait d’Harvey Riker. Il le connaissait bien et ne lui faisait pas confiance. De nombreuses années plus tôt, alors que Raymond était à la tête de l’hôpital Saint Barnabas, dans le New Jersey, il avait fait la connaissance d’un jeune interne fougueux appelé Harvey Riker. À l’époque déjà, ce dernier détestait les règles et les règlements. Et maintenant que ces règles venaient du gouvernement, Markey se doutait que Riker était encore plus enclin à les enfreindre. Cet homme avait un talent fou, mais peu de respect de la discipline. Il fallait le surveiller de très près.

Et voilà. Page 2.

Le rapport confidentiel recensait tous les membres du personnel et les patients du pavillon Sidney. Markey feuilleta le rapport de Riker pour y chercher la liste des patients. Il les compta. Oui, quarante-deux dans le rapport confidentiel. Quarante et un dans celui du médecin. Quel nom avait été omis dans celui-là ?

Il ne mit pas longtemps à le trouver.

Les mains tremblantes, Raymond décrocha le téléphone derrière son bureau – sa ligne privée, l’autre étant très probablement sur écoute. On répondit à la troisième sonnerie.

— Oui ?

— J’ai le rapport confidentiel sous les yeux. Il est arrivé ce matin.

— Et ?

Markey déglutit.

— Je ne l’ai pas encore étudié en détail, mais je crois qu’on doit agir vite. Ils se rapprochent.

— On va peut-être devoir envoyer quelqu’un à Bangkok. Quand puis-je en avoir une copie ?

— Je vous l’envoie aujourd’hui même.

— Bien.

— Il y a autre chose.

— Oui ?

— Le Dr Riker s’occupe en secret d’un important patient, dit Markey. Il ne l’a pas mentionné dans son rapport.

— Qui est-ce ?

— Bradley Jenkins. Le fils du…

— Je sais qui c’est.

Il y eut un bref silence.

— Ça explique beaucoup de choses, Raymond.

— Je sais, dit Markey.

— Faites-moi parvenir le rapport immédiatement.

— Il sera sur votre bureau demain matin.

— Merci, Raymond. Au revoir.

— Au revoir, révérend Sanders.

 

Sara se dirigeait vers la chambre de son mari, l’esprit en ébullition. Tout arrivait en même temps. La maladie de Michael, sa possible grossesse et l’étrange mystère entourant la clinique d’Harvey. Deux patients assassinés. Une coïncidence ? Possible, mais Sara en doutait. Elle prit note mentalement d’appeler Max Bernstein à la première occasion. Il était peut-être au courant de quelque chose.

Elle poussa la porte de la chambre de Michael. Son pied, tout raide aujourd’hui, lui faisait l’effet d’avoir un poids attaché à la jambe en lieu et place de chair et d’os.

Dès que Michael la vit entrer, son visage s’éclaira. Elle s’approcha du lit et l’embrassa.

— Tu te sens mieux ?

— Beaucoup mieux.

— Tu m’as fait une peur bleue. J’ai prévenu mon père. Il ne devrait pas tarder.

— Sara, demanda-t-il, qu’est-ce que tu faisais à l’hôpital ?

Elle hésita.

— Je ne voulais rien te dire avant d’être sûre.

Michael se redressa.

— Sûre de quoi ? demanda-t-il d’une voix soucieuse. Tout va bien ?

Elle hocha la tête. Son regard à la fois inquiet et tendre lui alla droit au cœur.

— J’ai six semaines de retard…

Il écarquilla les yeux.

— Tu es enceinte ?

— Je ne sais pas encore. On devrait avoir le résultat du test dans quelques heures.

— Enfin, Sara, pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

Elle s’assit à côté de lui sur le lit et lui prit les mains.

— Je ne voulais pas susciter de faux espoirs. Je déteste te voir déçu…

Elle détourna les yeux, mais Michael l’obligea gentiment à le regarder.

— Sara, je t’aime. Et le fait qu’on n’ait pas encore réussi à avoir d’enfant n’y change rien.

Elle se blottit contre sa poitrine.

— Tu le penses ?

— Bien sûr que je le pense.

— En m’épousant, tu t’es retrouvé avec un fruit pourri.

— Pourri peut-être, mais délicieux. Surtout au lit.

— Je te rappelle que tu es censé être malade.

— Ça ne m’interdit pas quelques pensées coquines de temps en temps. Au contraire, le médecin affirme que c’est bon pour moi.

— C’est drôle, je ne l’ai pas entendu dire ça.

— Ah bon, et qu’as-tu entendu ?

— Que tu avais la jaunisse et que c’était peut-être une hépatite.

— Et alors, c’est vrai, j’ai la peau jaune ?

Elle l’examina.

— On dirait un poussin.

— Merci.

— C’est mignon, un poussin.

Un coup sonore retentit à la porte, et le père de Sara passa la tête dans l’entrebâillement.

— Je dérange ?

— Entrez, répondit Michael. J’ai bien besoin de tous les médecins disponibles.

John Lowell pénétra dans la chambre. De taille moyenne, l’homme était extrêmement séduisant. Sa crinière de cheveux blancs soigneusement peignée lui conférait une incroyable distinction. Il avait une fossette au menton et d’autres qui se creusaient sur ses joues lorsqu’il souriait, mais on était surtout attiré par ses yeux − des yeux aussi verts que ceux de Sara. Il traversa la pièce, embrassa sa fille et serra la main de Michael.

— Je crains de ne pas être dans ma spécialité. Qui vous a examiné ?

— Harvey et Eric – vous vous rappelez mon ami Eric Blake ?

— Bien sûr. J’ai entendu dire qu’il travaillait avec le Dr Riker à… à la clinique.

À ce mot, le visage de John Lowell s’assombrit. Michael décida de laisser glisser. Mais pas Sara.

— En effet, déclara-t-elle. Et la clinique fait des progrès extraordinaires.

— Tant mieux pour eux, répondit son père, d’un ton signifiant que le sujet était clos. Alors, Michael, quel semble être le problème ?

— On attend le résultat des analyses, mais ils penchent pour une hépatite.

— Quel spécialiste Harvey recommande-t-il ?

— Le Dr Sagarel.

— Un homme compétent. Écoutez ce que vous dit Sagarel, Michael, plutôt que vos deux amis épidémiologistes.

— Tu sais bien qu’Harvey Riker est un médecin exceptionnel, intervint Sara. L’un des meilleurs dans son domaine.

— J’en suis sûr…

— Et la clinique est au seuil d’une avancée majeure dans la lutte contre le sida.

— Je suis ravi de l’apprendre. Le plus tôt sera le mieux. On a besoin de ces fonds ailleurs.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ?

— On ne va pas recommencer, si ? soupira son père. C’est une simple question économique.

— Économique ? répéta Sara. C’est plus important que de sauver des vies ?

— Je t’en prie, n’utilise pas cet argument simpliste avec moi, répondit son père d’un ton égal. Je m’en suis trop souvent servi moi-même devant les sous-commissions du Sénat. Le nœud du problème, c’est qu’une somme d’argent limitée est consacrée à la santé et la recherche médicale. Une partie va à l’Association de lutte contre les maladies cardiaques, une autre à mon Centre contre le cancer, sans parler de la dystrophie musculaire, de la polyarthrite chronique évolutive, de la gériatrie et autres… On se bat tous pour décrocher des subventions. Et aujourd’hui, le sida arrive et rafle la mise.

— À t’entendre, c’est une sorte de compétition, fit remarquer Sara. Est-ce que la compassion…

— Redescends sur Terre, l’interrompit son père. Dans le monde réel, il faut tenir compte des réalités économiques. La réalité, c’est que chaque dollar consacré au sida ne va pas à ces autres organismes.

— Faux, déclara une voix.

John Lowell se retourna et découvrit Harvey Riker dans l’embrasure de la porte.

— Les fonds pour la recherche contre le sida sont souvent levés séparément, poursuivit-il.

— Une partie peut-être, répliqua Lowell. Mais Liz Taylor et ses amis pourraient aussi bien organiser des vide-greniers au profit de l’Association de lutte contre les maladies cardiaques ou du Centre contre le cancer. Rappelez-moi quel est le plus gros contributeur de votre clinique ?

Au bout d’une minute, Harvey répondit :

— Le gouvernement fédéral et le conseil d’administration de l’hôpital.

— Et où irait cet argent s’il n’allait pas dans votre clinique ? Au traitement du cancer, de la polyarthrite ou des maladies cardiaques. Beaucoup de gens vont mourir du sida cette année, mais bien davantage vont décéder du cancer ou de maladies du cœur. Des victimes innocentes qui ne se sont pas adonnées à des activités immorales et autodestructrices…

— Non, mais écoutez-vous ! le coupa Harvey. On dirait le révérend Sanders.

Lowell fit un pas vers Harvey, ses yeux lançant des éclairs.

— Je ne connais pas Sanders personnellement, mais je vous interdis de me comparer à cet individu uniquement intéressé par l’argent. Et ne jouez pas les naïfs. Vous savez comme moi qu’il doit y avoir des priorités dans la recherche médicale – le nier, c’est nier la réalité. Certaines maladies doivent avoir la priorité sur d’autres.

— Et d’après vous, le sida ne devrait pas être prioritaire ?

— Cette maladie peut être évitée dans presque cent pour cent des cas, docteur Riker. Pouvez-vous en dire autant du cancer ? des maladies cardiaques ? de l’arthrite ? C’est la raison pour laquelle j’ai voté contre le financement de votre clinique à la réunion du conseil d’administration. Vous n’êtes pas idiot, docteur Riker. Vous savez que la communauté gay a ignoré tous les signaux d’alarme. Le virus Epstein Barr s’est propagé à travers eux, mais ils l’ont ignoré. Le cytomégalovirus et quantité d’autres virus ont infecté la communauté homosexuelle dans des proportions terrifiantes, sans qu’ils modifient en quoi que ce soit leurs pratiques débauchées.

— Donc, la promiscuité doit être punie de mort ? contra Harvey. C’est bien ce que vous dites ? Dans ce cas, beaucoup d’hétérosexuels devraient eux aussi prendre garde.

— Je dis simplement ceci : ils ont été avertis. Mais tous ceux qui se sont élevés contre leurs pratiques sexuelles débridées se sont fait traiter de bigots et d’homophobes. Avec toutes ces infections virales qui frappent la communauté homosexuelle depuis des années, ils s’attendaient à quoi ?

— C’est ridicule.

— Vraiment ? Vous ne trouvez pas que ces hommes sont responsables ? Qu’ils l’ont un peu cherché ?

— Papa !

Harvey parla d’une voix froide.

— Ils n’ont jamais demandé à mourir, docteur Lowell. Vous aurez beau faire, vous ne vous débarrasserez pas de cette maladie en niant son existence. On ne parle pas d’un mal qui affecte des animaux, des créatures bizarres ou des espèces de sous-hommes. Des milliers d’êtres humains connaissent une mort atroce à cause du sida.

— Je le sais bien, dit Lowell, et Dieu sait que j’aimerais voir ces garçons guéris. Mais il est scandaleux de dépenser autant d’argent pour le sida alors que l’abstinence pourrait enrayer la contagion.

Harvey secoua la tête.

— Vous vous trompez, docteur Lowell. Même d’un point de vue économique. Est-ce que vous savez combien nous coûtera le sida, au final, si on ne trouve pas de remède ? Est-ce que vous avez une idée des dépenses faramineuses nécessaires au traitement des patients du sida ? Tous les programmes sociaux et médicaux vont y passer. La facture sera si lourde que des villes entières vont faire faillite.

— Les malades n’ont qu’à payer eux-mêmes, répondit Lowell. Il y a d’autres priorités ; d’autres façons de dépenser cet argent.

Sa voix commença à trembler, et Sara sut ce qui allait venir. Elle ferma les yeux et attendit.

— J’ai vu le cancer tuer ma femme. Je l’ai vu ronger mon Erin jusque…

Il s’interrompit, la tête baissée, le visage douloureux.

— Et votre engagement est tout à fait admirable, dit Harvey. De mon côté, hélas, je n’ai pas eu l’occasion de voir mon frère mourir. Sidney a souffert seul, le corps ravagé par des lésions et des infections qui ont fini par le détruire. Tout le monde l’a fui ; sa famille l’a rejeté, même moi. La plupart de ces jeunes gens – des garçons de vingt ans, de trente ans – sont morts en lépreux. Si ce fléau avait touché un autre segment de la population, le gouvernement aurait réagi vite et en injectant beaucoup d’argent. Mais là, tout le monde s’est dit que c’était une maladie de « pédés », et qui se soucie d’une bande de pédés ?

— Ils auraient dû montrer un peu plus de tempérance.

— Vous ne pouvez pas jouer à Dieu, docteur Lowell. Et si je partage en partie vos prises de position musclées contre les fumeurs, j’aimerais savoir où vous posez les limites. Les minces devraient-ils avoir la priorité sur les obèses ? Doit-on dire à ceux qui ignorent les mises en garde de leur médecin à propos de leur taux de cholestérol qu’ils ont « bien cherché » leur crise cardiaque ? Où placez-vous la limite, docteur Lowell ? Et qui a le droit de se prendre pour Dieu ?

John Lowell ouvrit la bouche pour poursuivre la discussion, puis la referma. Son visage trahissait l’épuisement.

— Il n’empêche que les ressources sont limitées. Et qu’il faut faire des choix difficiles.

— Et qui va faire ces choix ?

John agita la main, comme pour écarter la question.

— Assez parlé de ça, dit-il d’une voix nerveuse. Je veux savoir comment va Michael.

 

L’inspecteur Max Bernstein, dit « Tic » Bernstein, détestait la fournaise qu’était New York l’été. Mais il ne connaissait rien d’autre. Il était né et avait grandi à Manhattan, avait fait ses études à la New York University de Manhattan, vivait avec Lenny à Manhattan et travaillait dans la police de Manhattan. Au service criminel. Les affaires marchaient bien en toute saison à la criminelle de Manhattan, mais en été tous les tarés semblaient de sortie.

Max gara sa Chevy Caprice banalisée (banalisée, tu parles, comme si les délinquants ne reconnaissaient pas une voiture de flic au premier coup d’œil) et s’approcha des barrières de police. Il ne ressemblait pas à un inspecteur de la criminelle. Trop jeune, les cheveux trop longs et bouclés, une moustache trop fournie, le nez et le visage un peu trop allongés et fins. On l’aurait plus volontiers imaginé en train de livrer des pizzas que de traquer les meurtriers.

Il contourna le bâtiment, dont la porte était surmontée de l’enseigne « BLACK MAGIC BAR AND GRILL ». À une époque plus libre et plus insouciante, Max avait fréquenté l’établissement. Toujours en secret. Et sous un nom d’emprunt.

Il montra son insigne à deux uniformes et s’engagea dans la ruelle. Le brigadier Willie Monticelli le salua.

— Comment ça va, Tic ?

Bernstein n’appréciait que moyennement le surnom qu’on lui donnait. D’abord, parce qu’il n’avait pas de tics. Certes, il s’agitait beaucoup, faisait de grands gestes, se rongeait les ongles, tripotait tout ce qui lui tombait sous la main et était incapable de rester assis ou immobile, au point qu’on lui demandait toujours quand il avait arrêté de fumer.

Mais il n’avait pas de tics.

— J’allais mieux avant de recevoir cet appel, répondit-il. Dites-moi, vous n’avez pas un peu grossi, Willie ?

Monticelli tapota sa petite bedaine.

— Ça fait du bien de croiser quelqu’un qui échappe à la folie des régimes, hein ?

— Sûr.

Bernstein sortit son stylo, le porta à sa bouche et mâchouilla. L’objet ressemblait déjà à un jouet pour chiens très usé.

— Alors, c’est quoi, l’histoire ?

— Un éboueur l’a trouvé il y a une demi-heure. Vous voulez voir ?

Sentant déjà son estomac se soulever, Max hocha la tête en mordant plus fort dans son stylo. Il détestait ce moment.

— Bien obligé. C’est pour ça qu’on me paie aussi cher.

— Oui, je vois ça à votre jolie bagnole.

Willie s’approcha de la forme étalée dans les ordures et souleva le drap. Max ravala sa nausée, puis se pencha pour examiner ce qui avait un jour été un homme vivant.

— Atroce.

— J’ai l’impression que le Poignardeur de gays est de retour, déclara Willie. C’est le même mode opératoire qu’avec les deux autres.

— À une grande différence près, dit Max, presque à voix basse. Et ne l’appelez pas comme ça. La presse va s’en délecter.

— Ils s’en délecteront de toute façon.

— Ils ne sont pas au courant, pour les deux premières victimes.

— Ils sauront, pour celle-là.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Vous savez qui c’est ?

Bernstein baissa les yeux vers le visage défiguré puis les releva.

— Même sa mère ne le reconnaîtrait pas.

— Ça ne va pas vous plaire…

— Ce ne sera pas la première fois.

— D’après ses papiers, il s’appelle Bradley Jenkins. Je me suis renseigné. Son père est…

— Un sénateur, je sais.

Max se détourna et, les yeux fermés, caressa sa moustache.

— Exact. Bradley vit dans la 12e Rue. Ses parents ont une maison dans les Hampton. Bizarre, non ? Un sénateur de l’Arkansas qui passe ses vacances à Long Island ?

— Le sénateur Jenkins a toujours habité ici, depuis son entrée à la maternelle, expliqua Max. Je doute qu’il soit jamais resté cinq jours d’affilée dans l’Arkansas, sauf pendant les campagnes électorales.

— Comment savez-vous tout ça ?

Max passa plusieurs fois la main dans ses épaisses boucles noires.

— D’abord, parce que c’est le chef de la minorité au Sénat. Ensuite, parce qu’il m’arrive de lire les journaux.

— Et enfin ?

— Bradley est un ami intime de Sara Lowell. Je l’ai rencontré une fois.

— Oh, dommage, dit Willie. Vous pensez que Sara va couvrir l’affaire ? Ce serait bien d’avoir un représentant de la presse de notre côté, pour une fois.

— Ça m’étonnerait.

— Je vois, elle ne va plus perdre son temps avec nous. C’est une star, maintenant. Vous avez vu l’émission, hier ?

Max hocha la tête sans cesser de marcher de long en large, cinq pas dans un sens, cinq pas dans l’autre.

— Vous avez le Herald d’aujourd’hui dans votre voiture ?

— Bien sûr, pourquoi ?

— Allez le chercher. J’ai quelque chose à vous montrer, Willie obéit et tendit le journal à Bernstein, qui le feuilleta rapidement, déchirant quelques pages dans sa hâte.

— Eh oh, Tic, du calme.

— C’est juste là…

— Quoi donc ?

— Vous avez lu le carnet mondain ?

— Vous rigolez ? Je ne lis jamais ces conneries. Mais j’ai regardé les résultats sportifs.

— Ça, ça devrait beaucoup nous aider, fit remarquer Max.

Son stylo à la bouche, son pied droit martelant le pavé avec impatience, il tourna encore quelques pages.

— Voilà ! Regardez-moi ça.

Sur toute la page, des photos montraient les gens en grande tenue qui avaient participé à la soirée de gala du Dr John Lowell la veille. Max désigna un cliché dans le coin supérieur droit.

— Là.

— Putain, murmura Willie.

La légende disait : « La lumineuse Sara Lowell profite de la fête après ses débuts triomphants à News-Flash avec (à droite) son séduisant époux et star des Knicks Michael Silverman et (à gauche) Bradley, le fringant fils du sénateur Stephen Jenkins. »

— C’est lui ! s’exclama Willie en le pointant du doigt. C’est Bradley Jenkins.

— Exact.

— Même s’il n’y a plus trop de ressemblance. Peut-être un peu au niveau des oreilles.

— Très drôle.

— Bon sang, je déteste les grosses affaires, dit Willie. Le maire ne va pas nous lâcher. Tout le monde voudra des réponses.

— Alors, autant se mettre au boulot. Je veux que vous ratissiez le périmètre, au cas où quelqu’un aurait vu quelque chose.

— Il y a forcément eu des cris ou des bruits de lutte.

Bemstein secoua la tête.

— Je ne crois pas que le meurtre ait eu lieu ici.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Regardez le corps. Bradley Jenkins est mort hier soir, non ?

— J’en ai bien l’impression.

— La nuit, cette ruelle est pleine de clients du Black Magic.

— Des clients ? C’est comme ça qu’on les appelle, maintenant ?

Bernstein accueillit la remarque avec un petit sourire en coin. Oh, Willie, si vous saviez…

— Si le meurtre avait été commis ici la nuit dernière, il y aurait des témoins. En plus, il n’y a du sang que sur le cadavre, pas autour. S’il avait été lardé de coups de couteau ici, le sang aurait giclé partout dans la ruelle. Non, je crois que Jenkins a été tué ailleurs, et qu’on a déposé son corps ici. C’est en cela que le mode opératoire est différent.

Willie suivait des yeux les déambulations du jeune inspecteur, tournant la tête de gauche à droite comme s’il regardait un match de tennis.

— C’est pas logique, Tic. Il y a beaucoup d’autres endroits moins risqués pour se débarrasser d’un cadavre. Pourquoi ici ?

— Je ne sais pas.

— Voulez-vous que je découvre si Bradley était gay ?

Sentant naître un sérieux mal de tête, Max se massa les tempes du bout des doigts. Le fils d’un sénateur conservateur de premier plan retrouvé poignardé derrière un bar gay… Même l’aspirine ne serait d’aucun secours.

— Inutile, répondit-il. Je vais poser la question à Sara.

— Vous lui transmettrez mes condoléances.

— OK. Je veux que les gars du labo passent cette ruelle au peigne fin et qu’on quadrille tout le quartier. Demandez si quelqu’un a remarqué quoi que ce soit de particulier hier soir ou cette nuit.

— Compris. Oh, et encore une chose…

— Quoi ?

— Bonne chance avec la presse. Ces salauds. En moins de deux, on aura tous les tarés du coin qui avoueront le meurtre ou imiteront le meurtrier.

Max acquiesça et serra les dents. Le stylo dans sa bouche se brisa en deux, manquant lui entailler les gencives.

La semaine s’annonçait mauvaise.