7

 

 

— C’EST ASSEZ RARE, CE QUE J’AI DÉCOUVERT dans la note du Dr Grey, disait l’expert graphologue.

— Je sais, acquiesça l’inspecteur Bernstein. Ça explique peut-être tout.

— Comme quoi ?

— Plus tard, dit Max. J’ai un million de choses à faire.

— OK, je vous laisse.

Max serra la main de Swinster et lui donna une bourrade dans le dos.

— Merci encore, Bob. J’apprécie vraiment.

— Pas de problème, Tic. Ravi d’avoir pu vous aider.

Robert Swinster s’éloigna du bureau de Bernstein au moment où Sara s’en approchait.

— Salut, Max.

— Merci d’être venue aussi vite. Assieds-toi.

Sara examina son ami. Elle le retrouvait tel qu’en lui-même – les yeux rougis, les ongles rongés, le front barré de rides de concentration, les doigts, qui jouaient avec le stylo, la main qui frictionnait sans cesse le visage pas rasé. Son bureau était jonché de trombones sectionnés.

Depuis trois jours, Max et ses hommes enquêtaient sur le meurtre à sensation du jeune Bradley Jenkins par le maintenant tristement célèbre Poignardeur de gays. Très éprouvé, le sénateur Jenkins se refusait à tout commentaire à propos des rumeurs entourant la mort de son fils.

Son porte-parole au Sénat débitait toujours le même discours : le meurtre était un complot fomenté par certains groupes subversifs pour ruiner la réputation et la vie privée du sénateur.

Max avait interrogé Jenkins la veille, après l’enterrement de son fils. Au cours de ses années à la Criminelle, il avait vu la tragédie détruire les hommes les plus endurcis, mais n’en avait pas moins été décontenancé par l’apparence du sénateur : sa peau couleur de cendre, ses yeux hagards, ses épaules tombantes, son allure vaincue. Le sénateur avait répondu aux questions de Max d’une voix plate et distante, mais apparemment il ne savait pas grand-chose qui aurait pu les aider à découvrir le meurtrier.

— Qui était-ce ? demanda Sara.

— Robert Swinster, un graphologue. Il revérifiait la note laissée par Bruce Grey.

— Il a trouvé quelque chose ?

Le téléphone sur le bureau trilla. Max fit signe à Sara de patienter une seconde et décrocha.

— Oui ?

— Vous avez le Daily News sur la ligne cinq. Et ABC-TV sur la huit.

— Je ne parle pas à la presse pour l’instant, répliqua-t-il, avant de raccrocher brusquement. Foutus journalistes. C’est à devenir dingue !

— Du calme, du calme.

— Tout le monde hurle qu’on ne fait pas notre boulot, mais comment pourrait-on faire quoi que ce soit avec la presse qui nous harcèle sans arrêt ? Une bande de charognards – toi mise à part, évidemment. Tu sais quoi ? Je pense que les médias espèrent que le tueur va encore frapper.

— Ça fait partie du job, répondit Sara.

— Je sais, mais la pression devient insoutenable. L’autre jour, à la conférence de presse, je me suis fait l’effet d’être un quartier de viande fraîche devant une meute de dobermans affamés. Et je ne te parle pas du reste. Le maire qui exige des réponses. Tous les militants de la cause gay qui sortent du bois pour accuser la police fasciste de discrimination contre les homosexuels. Et rien qu’aujourd’hui j’ai eu une dizaine d’aveux bidons. Tout le monde veut être le Poignardeur de gays.

Il prit une profonde inspiration.

— Ah, laisse tomber… Comment va Michael ?

— Mieux. Ses coéquipiers sont avec lui en ce moment.

— Bien. J’avais besoin de discuter de tout ça avec toi.

— C’est l’heure du brainstorming ?

Max eut un sourire las. Quelques années plus tôt, Sara l’avait aidé à retrouver un tueur qui avait abattu quatre policiers en l’espace d’une semaine. De cette expérience, Max avait appris qu’il aimait bien lancer des idées devant un auditeur intelligent, or il n’y avait pas d’esprit plus affûté que celui de Sara. Il leur arrivait souvent de se dire des choses dingues, de formuler des hypothèses dingues, de se traiter de dingues, mais à la fin les affirmations irrationnelles commençaient à s’emboiter avec les faits rationnels, jusqu’à former des solutions solides.

— Cette affaire est-elle particulièrement difficile pour toi ? demanda-t-elle.

— Ce qui veut dire ?

— Tu le sais très bien.

Il eut un sourire nerveux, et regarda autour de lui pour s’assurer que personne n’était à portée de voix.

— Ça ferait un angle journalistique intéressant, pas vrai ? Le flic pédé chargé de mettre la main sur le Poignardeur de gays ?

Elle ne dit rien.

— Sara, tu es toujours la seule à savoir, en dehors de Lenny et de ma mère. Je regrette de ne pas pouvoir en parler, mais tu as idée de ce qui m’arriverait si ça se savait dans la police ? Je perdrais tout. Et j’aurais de la chance s’ils me laissaient encore travailler comme aubergine.

— Tu n’as pas à te justifier vis-à-vis de moi, Max.

Il acquiesça de la tête, les yeux baissés.

— Au fait, tu as le bonjour de Lenny.

— Comment va-t-il ?

— Il est tout le temps sur mon dos, mais je l’aime.

— Tant que vous êtes heureux.

— J’ai l’impression d’entendre ma mère ! Bon, revenons à notre affaire.

— OK, dit Sara. Qu’est-ce que tu as jusqu’ici ?

— Pas grand-chose. On a un poivrot qui a vu quelqu’un balancer le corps de Bradley derrière le Black Magic tôt dans la matinée. On a aussi localisé la voiture que le tueur conduisait à ce moment-là. C’est à peu près tout.

— Développe.

— Le témoin en question, un certain Louis Bluwell, était apparemment en train de cuver son gin sous des sacs-poubelle quand il a entendu une voiture, et vu un homme qu’il a décrit comme un « gros malabar » en sortir et jeter le cadavre dans les ordures. D’après M. Bluwell, il s’agissait d’une vieille Chevy verte. On a retrouvé le véhicule, abandonné sur Riverside Drive au niveau de la 145e Rue. Le coffre est plein d’une grande quantité – pour ne pas dire des litres – de sang de la victime. La voiture avait été volée le soir précédent.

— Le labo a relevé autre chose dedans ?

— Une série d’empreintes digitales et des cheveux, appartenant à la victime.

— Logique, commenta Sara. Rien d’autre ?

— D’après M. Bluwell, le type était énorme et brun. Pas de traits distinctifs.

— Et qu’est-ce que ça t’inspire ?

Bernstein se cala dans son fauteuil, joignit les mains, les index contre son nez, et posa les pieds sur son bureau.

— Je trouve ça intéressant.

— En quoi ?

— Parce que ça cloche.

— Quoi donc ?

— OK, j’ai besoin de ton aide là-dessus. Que sait-on jusqu’ici ? Premièrement, les trois victimes sont homosexuelles. Deuxièmement, elles étaient toutes les trois suivies dans la même clinique, une clinique spécialisée dans la lutte contre le sida. Troisièmement, elles sont toutes les trois mortes de blessures à l’arme blanche au cours des trois dernières semaines.

— Alors ?

— Alors, examinons les trois cas un par un.

Max se redressa vivement, ouvrit son calepin et lut :

— Première victime : Scott Trian. Retrouvé attaché à son lit, bras et jambes écartés, dans son appartement, le 8G, au 27 Christopher Street. Atteint de vingt-sept coups de couteau. Le tueur lui a tranché l’oreille gauche, les deux pouces et le téton gauche – pendant qu’il était encore en vie, probablement. Il l’a aussi castré.

— Incroyable, marmonna Sara.

— Plus incroyable encore, la presse n’est pas encore au courant pour la torture et les mutilations.

— Ça ne durera pas, fit remarquer Sara. Quelqu’un finira par l’ouvrir.

— C’est vrai, mais en attendant ça me permet d’éliminer tous les Poignardeurs de gays autoproclamés. Quand on leur demande des détails concernant les meurtres, aucun ne mentionne ces mutilations. Ils ne savent que ce qu’ils ont lu dans les journaux… Mais on s’éloigne du sujet. Passons à la deuxième victime.

Bernstein mouilla son index et tourna quelques pages.

— Deuxième victime : William Whitherson. Le compagnon de M. Whitherson, un certain Stuart Lebrinski, a quitté leur appartement de l’Upper West Side pour aller faire quelques courses. Quand il est revenu, une heure plus tard, Whitherson était mort. De vingt-trois coups de couteau. Pas de mutilation ni de traces de torture.

— Le temps manquait, dit Sara. Le copain n’est sorti qu’une heure.

— Possible, admit Max. Mais écoute, les choses deviennent intéressantes. Troisième victime : Bradley Jenkins.

Une fois encore, Max tourna plusieurs pages avant de continuer :

— Un chauffeur de maître dépose Bradley devant son immeuble après la soirée caritative chez ton père. Un voisin croit avoir vu Jenkins ressortir de l’immeuble quelques minutes plus tard avec un autre homme qu’il décrit comme « très gros ».

— Sûrement le type qu’a vu l’ivrogne.

— Ça se tient, acquiesça Max. Tout ce qu’on sait, c’est qu’ensuite on retrouve le corps de Jenkins derrière le Black Magic. Plusieurs clients du bar ont reconnu Bradley d’après sa photo, mais tous assurent ne pas l’avoir vu de la soirée.

— Normal. Il est resté très tard chez mon père.

— Autre chose : la porte de l’appartement de Bradley a été forcée.

— Le gros type a donc dû entrer par effraction, dit Sara. Je ne vois pas ce qui cloche.

Max reposa son calepin.

— Regarde l’ensemble, Sara. D’abord, Bradley revient chez lui après la fête. Puis un gros type force la serrure et pénètre dans l’appartement. Jusque-là, tu me suis ?

— Continue.

— D’après l’état de l’appartement de Bradley, la lutte − si lutte il y a eue – a été très brève. Ensuite, Bradley et le tueur sortent de l’immeuble et s’en vont. À en juger par la quantité de sang qu’il y avait dans le coffre, on peut avancer l’hypothèse qu’il a été tué alors qu’il se trouvait à l’intérieur. Pas de mutilation mais, comme pour les deux autres, une vingtaine de coups de couteau au visage, à la poitrine et à l’aine. Le tueur laisse le corps dans le coffre pendant toute la nuit et le balance derrière un bar gay le lendemain matin.

— Bradley connaissait peut-être le meurtrier, dit Sara. Non, attends, on oublie ça. S’ils se connaissaient, le type n’aurait pas eu besoin de forcer la serrure.

Max eut un petit sourire.

— Et moi qui m’apprêtais à souligner ton erreur…

— Désolée de te gâcher ton plaisir.

— Tant pis. Mais tu négliges la question la plus importante.

— Qui est ?

— Pourquoi le tueur a-t-il emmené Bradley hors de l’appartement ? Réfléchis. Trian et Whitherson ont tous deux été tués chez eux. Le tueur les a surpris seuls, a réglé son affaire et laissé les cadavres sur place. Mais dans le cas de Bradley, il s’est donné la peine de le faire sortir. Ce qui signifie d’abord qu’il a dû voler une voiture. Ensuite, qu’il a pris le risque d’être vu en quittant l’immeuble puis en se débarrassant du corps derrière le Black Magic. Pourquoi ? Pourquoi ne s’est-il pas contenté de le tuer, comme il l’avait fait avec les deux autres ? Et pourquoi jeter le corps derrière un bar gay ?

— Je vois ce que tu veux dire, commenta Sara, songeuse. Écoute, Max, je sais que ça chauffe de plus en plus pour toi, mais je ne vais pas pouvoir retenir l’info beaucoup plus longtemps. Je ne parlerai pas des mutilations de Trian, mais je dois informer le public du lien entre les trois meurtres et la clinique.

— Sara…

— De toute façon, ça sortira bientôt, et le père de Bradley ne peut pas être plus touché qu’il ne l’est déjà.

Elle agrippa sa canne.

— Surtout, Harvey est décidé à communiquer sur les succès de la clinique. Il a besoin de lever des fonds. Il y aura un reportage d’une heure consacré à son traitement contre le sida dans News-Flash.

Max lâcha un sifflement.

— Ça, c’est un sacré scoop, dit-il. De quoi décrocher un prix Pulitzer, Sara. Ce serait dommage de passer à côté.

— Tu es injuste, Max.

— Je sais. Encore mon préjugé contre les journalistes. Désolé.

— OK, on oublie.

Elle le regarda commencer à ronger non plus ses ongles, mais ses doigts.

— Max, tu ne crois pas que le lien avec la clinique est important ?

— Décisif, répondit-il, sortant ses doigts de sa bouche pour se frictionner le visage. Mes agents sont en train de passer en revue tous les gens en rapport avec cet endroit.

— C’est le nœud de l’affaire, pas vrai ? Tout le monde pense qu’un psychopathe s’en prend à des homosexuels, mais en fait ses cibles pourraient plutôt être des patients traités contre le sida ou, plus spécifiquement encore, des patients du service d’Harvey.

— Très possible.

— Que penses-tu de la peur d’Harvey que quelqu’un veuille saboter la clinique ?

Bernstein se leva et se mit à marcher de long en large.

— Pas impossible, mais ce serait aller chercher un peu loin. D’après Harvey, personne en dehors de la clinique − ni la FDA ni qui que ce soit d’autre – ne savait à quel point ils étaient près de trouver un traitement. Certes, il y a eu des rumeurs, mais en général on n’essaie pas de saboter une rumeur.

— Je ne suis pas d’accord avec toi là-dessus. On a tous les deux déjà vu des gens agir sur la foi de rumeurs beaucoup moins substantielles que celle-là.

— C’est vrai, mais regarde : si quelqu’un voulait détruire le travail d’Harvey et de Bruce, pourquoi se donnerait-il la peine de tuer ces hommes de cette manière abominable ? Pourquoi ne pas plutôt mettre le feu à la clinique ? Ou éliminer simplement… ?

Sa voix dérailla.

— J’allais dire : pourquoi ne pas éliminer les médecins ?

Il y eut un long silence.

— Max, qu’a dit le graphologue ?

— Que la note a bien été écrite par Bruce Grey, sans aucun doute possible.

— Ça confirme qu’il s’est vraiment suicidé ?

— Pas nécessairement, répondit Max en se grattant le menton. À cause de cette note, le suicide n’a pas été mis en doute. L’affaire a été classée.

— Et maintenant ?

— Il y a tellement de trous noirs, Sara ! J’ai vérifié l’historique de Grey. Il avait l’air assez heureux, assez normal, et ne présentait aucun signe de dépression ou de troubles psychologiques.

— Mais si Bruce a écrit ce mot…

— Oui, mais comment l’a-t-il écrit ?

— Je ne te suis pas.

— Eh bien, l’expert a remarqué que l’écriture était inhabituellement tremblée. Les lettres et les mots se chevauchent. Alors, certes, le message a bien été écrit par Grey, mais pas de son écriture habituelle. Il était très pressé ou sous pression.

— N’est-ce pas normal dans le cas d’un suicide ?

— Pas vraiment. D’habitude, l’écriture est lente, régulière et assez normale. Grey écrivait toujours très soigneusement, même quand il rédigeait une ordonnance. Or la lettre de suicide est particulièrement brouillonne. Elle a pu être écrite – et je dis bien « pu » – sous la contrainte.

Sara se pencha en avant.

— Quelqu’un aurait obligé Bruce à l’écrire ? En lui mettant un pistolet sur la tempe ?

— Tout doux, Sara. Pour l’instant, on ne sait rien du tout.

— Et si c’est le cas, Harvey pourrait être en danger.

Bernstein parut sceptique.

— Ne commence pas à te monter la tête. Il y a plein d’explications plus satisfaisantes. Si ça se trouve, Grey avait simplement froid au point que ses mains tremblaient en écrivant le mot.

— Mais tu n’y crois pas.

Max empocha ses clés.

— Où vas-tu ? lui demanda Sara.

— Au Days Inn. Je veux examiner la chambre de Grey.

 

— Salut, Mikey ! Comment tu te sens ?

Michael sourit en voyant Reece et Jérôme entrer dans sa chambre, suivis de près par la moitié de l’équipe de Knicks.

— Quelle jolie bande d’infirmières vous faites ! s’exclama Michael.

— Et regarde ce qu’on t’apporte, dit Jérôme en levant un sac en papier brun.

— Qu’est-ce que c’est ?

— La nourriture à l’hôpital est infecte, non ?

— Tu parles ! Deux jours à ce régime et je suis déjà en train de devenir fou.

— Tiens, dit Reece. En direct du Hunan Empire.

— Oh, je crois que je vous aime, les gars.

— Pas trop d’effusions avec nous, vieux.

— Je vais essayer de me retenir.

— Alors, Mikey, comment ça va ?

— Correctement.

— Quand est-ce que tu reviens ?

— Probablement pas avant la saison prochaine.

— Merde.

— Comme tu dis. Mais bon, vous savez quoi, les gars ?

Il y eut un instant de silence.

— Je vais être papa.

Une explosion de joie retentit dans la chambre. Tous les joueurs l’entourèrent pour le féliciter.

— Eh, vieux chnoque, comment vas-tu m’apprendre quoi que ce soit de ton lit d’hôpital ? demanda Jérôme quand le calme fut revenu.

— Regarde les enregistrements des anciens matchs, suggéra Reece. Tu verras comment jouait Mikey dans sa folle jeunesse.

— Il y avait déjà des caméras, à l’époque ? s’étonna faussement Jérôme.

Reece rigola.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Michael. Je te rappelle que tu n’as qu’un an de moins que moi.

— Je sais. C’est pour ça que je voudrais te voir revenir. Je n’ai pas envie d’être le nouveau « vieux chnoque ».

— Tu m’étonnes. Alors, comment se passe l’entraînement ?

— Tu nous manques, Mikey, dit Reece.

— Sympa à entendre.

— Ouais, lança Jérôme, ça me manque, de ne plus bloquer tes tirs et t’en mettre plein la vue.

— Passe-moi mes petits plats, Jérôme, avant que mon médecin ne les voie.

— Trop tard.

Les joueurs des Knicks se retournèrent pour découvrir Harvey, appuyé contre le montant de la porte.

— Salut, Harvey, dit Reece.

— Comment vas-tu, Reece ?

— Pas trop mal.

— Pourriez-vous tous me laisser quelques minutes seul avec Michael ?

— Bien sûr que non.

— Parfait, répliqua Harvey. En attendant, je vais demander à des infirmières de vous emmener faire un tour au pavillon pédiatrique. Il y a là-bas des gamins dont vous allez pouvoir faire le bonheur.

— Avec plaisir, dit Reece. Allez, les gars, on y va.

Une fois les équipiers de Michael sortis, Harvey referma la porte et s’approcha du lit.

— Alors, quoi de neuf ? demanda Michael.

— On vient d’avoir le résultat de tes tests sanguins, commença Harvey. Tu es HBV positif.

— Ce qui veut dire ?

— Que tu as une hépatite.

— Ce n’est pas ce que vous attendiez ?

— Oui et non.

— Explique-moi, s’il te plaît.

— Franchement, c’est un peu bizarre. Tu as une hépatite B, pas une hépatite A.

— C’est si grave que ça ?

— Quatre-vingt-dix pour cent des patients atteints d’hépatite B guérissent complètement en trois ou quatre mois. Avec un peu de chance et un bon entraînement, tu pourrais même assurer la fin de la saison et les matchs de qualification.

— Super.

— Mais nous aimerions effectuer quelques examens supplémentaires, dit Harvey, dont une numération des lymphocytes T et un test VIH.

Michael se redressa et chercha le regard d’Harvey.

— Un test VIH ? Ce n’est pas…

— Si, c’est un test censé indiquer si tu es porteur du virus du sida.

— Pourquoi devrais-je faire cet examen ?

— C’est une simple précaution. On est sûrs que tu n’as pas le sida. Tu n’es ni homosexuel ni un consommateur de drogue par intraveineuse, si bien que les risques que tu l’aies sont quasi nuls.

— Eh bien, alors ?

— Eric et moi en avons discuté. Nous avons aussi consulté le Dr Sagarel, le gastro-entérologue. Le problème, c’est qu’on ne comprend pas comment tu as contracté l’hépatite B.

— Des fruits de mer pas frais ?

— Là, tu penses à l’hépatite A, rectifia Harvey. L’hépatite B se transmet par transfusion sanguine, par la salive ou le sperme. Bon, tu vas m’en vouloir de te poser la question, mais je dois le faire quand même. Et il est important que tu me dises la vérité.

— Je t’écoute.

— Je sais que tu aimes Sara, mais as-tu eu des aventures extraconjugales ? Un écart lors d’un déplacement des Knieks ?

— Non, répondit Michael. Jamais.

— Normalement, on n’aurait pas pensé à te faire le test du VIH, mais quand Eric a étudié ton dossier, il a vu que tu avais reçu une transfusion sanguine après ton accident de bateau aux Bahamas.

— Mais c’était il y a des années.

— Justement. Si c’était plus récent, je ne m’inquiéterais pas autant. Aujourd’hui, on dispose de la technologie nécessaire pour analyser les dons de sang, de sorte qu’il est presque impossible qu’un patient reçoive du sang contaminé. À l’époque, ce test n’existait pas.

— Donc, tu es en train de me dire…

— Je ne dis rien. Écoute, Michael, Eric et moi avons le VIH en tête à cause de la clinique. Mais tu n’as pas le sida, j’en suis presque sûr. En d’autres circonstances, j’aurais procédé aux examens sans t’en parler.

— Et le Dr Sagarel est d’accord avec Eric et toi là-dessus ?

L’espace d’une seconde, le visage d’Harvey parut s’assombrir.

— Oui, Michael, il est d’accord.

— Écoute, Harvey, je ne veux pas mettre en cause ton jugement…

Harvey agita la main.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Tu as eu raison de poser la question.

— Bon, et maintenant ?

— Je voudrais te faire une prise de sang, si tu es d’accord.

Michael haussa les épaules, même si son regard trahissait encore sa peur.

— C’est vous les médecins, finit-il par dire.

— Bien. Donne-moi ton bras.

— Tiens, choisis ta veine.

Harvey inséra la seringue.

— Crois-moi, Michael, c’est une simple formalité.

— Je l’espère.

Une fois le sang prélevé, Harvey se dirigea vers la porte.

— Janice ?

Sur les ordres d’Harvey, Janice Matley, son infirmière la plus fidèle et la plus digne de confiance, attendait dans le couloir. Il n’aurait confié la tâche à personne d’autre.

— Oui, docteur ?

Il lui tendit l’échantillon de sang.

— Donnez ça à Eric ou Winston. À personne d’autre. S’ils ne sont pas là, attendez.

Elle acquiesça d’un signe de tête et s’éloigna. Harvey rentra dans la chambre de Michael.

— Quand aura-t-on les résultats ? demanda celui-ci.

— Dans une semaine, répondit Harvey. Maintenant, arrête de te tracasser. Il n’y a aucune raison de croire que tu as autre chose qu’une hépatite.

M. Philip Adams, le directeur adjoint de l’hôtel Days Inn, déverrouilla la porte.

— Voilà, dit-il. Chambre 1118.

— Aïe, fit l’inspecteur Bernstein.

— Un problème ?

Max sortit son doigt de sa bouche.

— J’ai des petites peaux qui me font mal. Ça me rend dingue.

Avec un air presque horrifié, Philip Adams regarda l’inspecteur de police régler le problème d’un coup de dents.

— Il y aura autre chose ?

— Quelqu’un a-t-il utilisé cette chambre depuis le suicide ?

— Eh bien, l’activité a été un peu molle ces derniers temps, donc non, elle est restée vide.

— A-t-elle été nettoyée depuis l’incident ?

— Oui, bien sûr.

— Pouvez-vous me trouver la femme de chambre qui s’en est occupée ?

— Elle est en congé aujourd’hui.

— Quand sera-t-elle là ?

— Demain matin.

— J’aimerais qu’elle m’appelle à son arrivée.

— Bien sûr, inspecteur, mais pourquoi enquêtez-vous maintenant ? Le suicide remonte à plus de quinze jours.

— J’essaie juste de répondre à quelques interrogations restées en suspens. Pouvez-vous également me trouver le réceptionniste qui était là la nuit du suicide ?

— C’est Hector qui a accueilli le Dr Grey, dit Adams. Vos collègues lui ont déjà parlé.

— À quelle heure arrive-t-il ?

— Il est là.

— Dites-lui de monter, s’il vous plaît.

— Pas de problème.

— Avez-vous fait des travaux dans la chambre depuis le drame ?

Adams toussa dans sa main.

— Nous avons remplacé la fenêtre cassée, évidemment.

— Rien d’autre ?

— Non.

— Très bien, merci.

— Voici la clé, inspecteur.

— Je vous la déposerai en repartant.

— Merci.

Resté seul, Bemstein fit le tour de la pièce, en espérant saisir l’atmosphère du lieu. Puis il ferma les yeux et tenta de se mettre dans la peau du bon docteur. Il l’imagina, se présentant à la réception de l’hôtel, prenant l’ascenseur jusqu’au onzième étage, introduisant la clé dans la serrure et entrant dans la chambre. Puis essayant d’ouvrir la fenêtre et s’apercevant qu’elle était scellée. Qu’avait-il fait après ? Il avait dû décider de prendre son élan pour se jeter à travers la vitre. Max l’imagina se reculant, s’élançant, la brisant en mille morceaux et se coupant dans la manœuvre. Pas très propre, comme suicide. Et douloureux.

Quelque chose cloche, là, Tic.

En effet. Pourquoi venir ici ? Pourquoi se jeter par la fenêtre ? Pourquoi se jeter par la fenêtre en brisant une vitre ? Ça ne collait pas. L’homme était au seuil d’une percée médicale majeure. Il était divorcé depuis sept ans, avait un enfant qu’il ne voyait pas assez, aimait la lecture, aimait son travail, et était assez casanier. D’après Harvey Riker et plusieurs autres amis de Bruce, celui-ci voyageait peu et n’était allé que trois fois à l’étranger – à Cancun, au Mexique, très récemment (pour des vacances, juste avant un suicide ?), et deux fois à Bangkok, au cours des dernières années, là la clinique conservait tous les échantillons de sang et les résultats des analyses. Max avait appris qu’Harvey et Bruce avaient une peur panique des fuites, sabotages, interférences gouvernementales et autres – d’où la décision de mettre données et matériaux sensibles dans un endroit sûr en Thaïlande. À l’époque, ç’avait pu apparaître comme de la paranoïa, mais maintenant…

Le fil des pensées de Max fut brusquement interrompu.

Son regard se fixa sur le mur, à gauche de la porte. Lentement, il traversa la chambre et examina la chaîne de sécurité, qui pendait en deux morceaux séparés, l’un accroché au mur, l’autre à la porte. Max se penchait pour mieux voir quand un coup frappé à l’huisserie le fit sursauter.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Hector Rodriguez, répondit une voix à l’accent hispanique. M. Adams m’a dit que vous vouliez me voir.

Bernstein ouvrit.

Un homme en uniforme de l’hôtel entra. Mince, le teint mat, il portait une barbiche qui semblait avoir été dessinée sur son visage.

— Dites, Hector, quelqu’un a-t-il remarqué ça ?

Le réceptionniste examina la chaîne.

— Je ne pense pas. La chambre n’a pas été utilisée depuis le suicide.

— Et c’est courant, les chaînes de sécurité cassées, dans cet établissement ?

— Non, monsieur, pas du tout. Je vais la faire remplacer sur-le-champ.

Bernstein se demanda si la chaîne était déjà brisée quand Bruce Grey était arrivé. Il en doutait.

— Vous vous souvenez de l’arrivée du Dr Grey ?

— Un peu, répondit Hector. Vous comprenez, il s’est jeté par la fenêtre cinq minutes après.

— Qu’est-ce que vous vous rappelez de lui ?

— Il était très blond…

— Je ne parle pas de son physique. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont il se comportait. Est-ce qu’il était déprimé, par exemple ?

— Non, répondit l’employé. Pas déprimé ; je dirais plutôt nerveux. Il transpirait comme un cochon.

— Je vois…

Max s’interrompit soudain et leva les mains.

— Attendez ! Vous avez dit que le Dr Grey était blond ?

— Très blond.

Perplexe, Max ouvrit son dossier et regarda une photo récente de Bruce Grey Il avait les cheveux d’un noir de jais.

— C’est bien l’homme qui a pris une chambre ?

Hector contempla la photo pendant dix bonnes secondes.

— Je ne suis pas sût. Il est très différent. Il n’avait pas de barbe et, comme je viens de vous dire, il était blond.

Bernstein feuilleta de nouveau le dossier. Jusqu’ici, il avait évité de regarder les clichés de police parce qu’il n’aimait pas beaucoup regarder les cadavres, mais cette fois il y était contraint. Le visage était trop amoché pour qu’il sache si la victime portait une barbe ; cependant, en dépit des épaisses taches de sang, il était clair que les cheveux étaient blonds. Comme l’avait dit Hector, très blonds.

Max referma le dossier et les yeux. Pourquoi ce changement soudain d’apparence ? Se faire une nouvelle couleur de cheveux et un rasage complet avant de se jeter par la fenêtre paraissait un tantinet bizarre.

— Racontez-moi ce que vous a dit le Dr Grey en arrivant.

— Rien de spécial. Il m’a juste dit qu’il voulait une chambre. Je lui ai demandé pour combien de nuits et il m’a répondu : « Une. »

— C’est tout ?

— Je lui ai demandé : « Vous réglez comment ? » Il m’a dit : « En liquide. » Ensuite, je lui ai donné la clé et il s’est éloigné.

— Rien d’autre ?

— Non.

— Vous en êtes certain ?

Hector se creusa la tête.

— Certain.

— Il n’a pas eu de requête spéciale concernant la chambre ?

— Non.

— Il n’a pas réclamé un étage en particulier ?

— Non. Je ne suis même pas sûr qu’il ait regardé le numéro sur la clé avant d’entrer dans l’ascenseur.

Bernstein sentit une sueur froide glisser le long de sa poitrine. Instinctivement, il porta le doigt à sa bouche, mais il n’y avait plus rien à ronger. Toute cette histoire commençait à se compliquer, et à sentir très mauvais. Bruce Grey n’avait pas réclamé de chambre en particulier : une chambre avec vue, ou près d’un ascenseur, ou une de ces nouvelles chambres non-fumeur. Surtout, il n’avait pas spécifié qu’il désirait un étage élevé. De toute évidence, il aurait pu se retrouver avec une chambre au rez-de-chaussée.

— Il y a autre chose, inspecteur ?

— Non, c’est tout pour le moment.

Hector Rodriguez se retourna pour partir, puis s’arrêta.

— J’ai vu votre nom dans le Herald, inspecteur. J’espère que vous attraperez ce dingue avant qu’il ne coupe les parties de quelqu’un d’autre.

Max releva brusquement la tête.

— Qu’avez-vous dit ?

— Trancher les couilles d’un homme… c’est de la folie, hein, inspecteur ?

— Vous avez lu ça où ?

— Dans l’édition du soir. C’était à la une. Comment peut-on faire un truc pareil ? Cette ville est pleine de tarés.

Une fois encore, Max se frictionna le visage de la main droite. La presse. Le maire. Les militants gays.

Au secours !