13

 

 

CASSANDRA S’APPRÊTAIT À PRONONCER DES PAROLES qu’elle regretterait plus tard.

Elle était venue voir Harvey à son bureau pour lui parler des lettres trouvées dans le tiroir de son père, mais ce furent des mots bien différents qui sortirent de sa bouche.

— J’ai passé la nuit avec un autre homme, dit-elle, la tête baissée afin de ne pas croiser son regard.

Harvey en eut un coup au cœur.

— Le… directeur marketing ?

Elle hocha la tête.

— Je vois.

Le visage impassible, il fit le tour de son bureau, s’assit et se mit à prendre des notes dans un dossier.

— C’est tout ce que tu vas dire ? demanda-t-elle.

— Que veux-tu que je te dise ?

— Ça ne te dérange pas ?

— Tu voudrais que ça me dérange ?

— Arrête de répondre à mes questions par d’autres questions.

— Je ne comprends pas ce que tu attends de moi, Cassandra. Tu viens me voir pour m’expliquer que tu as couché avec quelqu’un d’autre. Comment voudrais-tu que je réagisse ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi me l’as-tu dit ? Je ne l’aurais jamais découvert. Alors, quel intérêt ?

Elle ouvrit la bouche, la referma, haussa les épaules, puis répondit d’une voix hésitante :

— Je voulais être franche avec toi.

— Parfait. Tu as été très franche. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai beaucoup de travail.

— Attends…

— Je suis désolé, Cassandra. Sincèrement. Je croyais qu’on était heureux ensemble. Je croyais… je ne sais pas… qu’il y avait quelque chose de spécial entre nous.

— C’est le cas.

— On n’a pas la même notion du mot « spécial ». Je ne peux pas me permettre d’avoir de nouveau le cœur brisé. Ça fait trop mal. Ça affecte ma concentration, mon travail.

— Ça n’arrivera plus. Je te le jure. Je ne voulais pas te…

— C’est sans importance. Ça n’aurait jamais dû aller si loin. C’était une erreur depuis le début. J’ai été idiot de croire…

Il secoua la tête.

— Au revoir, Cassandra.

Il se remit à écrire.

— Harvey ?

— Au revoir, Cassandra, répéta-t-il d’une voix plus ferme, sans lever les yeux.

Une sensation bizarre, dure et douloureuse, étreignit la poitrine de Cassandra. Elle voulut ajouter autre chose, mais l’expression glaciale d’Harvey l’en dissuada. Elle fit volte-face et sortit.

— Michael donne une conférence de presse dans cinq minutes.

Reece Porter, qui laçait ses Nike, leva les yeux vers le coach.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Richie Crenshaw traversa les vestiaires, enjambant des baskets éparpillées, des jockstraps et des longues jambes. Les Knicks étaient en déplacement à Seattle pour disputer un match amical d’avant-saison contre les Supersonics.

— Michael va faire un communiqué au début de News-Flash.

— Quel genre de communiqué ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

Jérôme Holloway et Reece échangèrent un coup d’œil étonné.

— Et ça passe sur une chaîne nationale ?

— Il semblerait, répondit le coach.

— Qu’est-ce que Michael peut bien avoir à dire qu’un magazine d’info voudrait couvrir en direct ? s’étonna Reece.

— Une info sur son hépatite, sûrement.

— Oui, mais ça, ça intéresse les chaînes sportives, pas CBS.

— En plus, renchérit Jérôme, la presse est déjà au courant de son hépatite.

— Ça me dépasse, dit le coach. Allume la télé, Jérôme, on verra bien.

La jeune recrue obéit, et tous les coéquipiers de Michael cessèrent ce qu’ils étaient en train de faire pour regarder l’écran. Ils affichaient pour la plupart une expression de curiosité, détendue. Sauf Reece. Reece était inquiet. Un athlète, quelle que soit sa popularité, ne donne pas de conférence de presse s’il n’a pas une vraie révélation à faire. Une révélation qui transcende le sport.

Aussi Reece Porter regarda-t-il Michael et Sara s’avancer vers l’estrade avec un terrible sentiment d’angoisse.

George était au milieu de sa troisième série de cent pompes, bandant les muscles à chaque mouvement, lorsqu’il entendit la bande-annonce :

« Restez avec nous pour un numéro spécial de News-Flash. Quel est le point commun entre le grand joueur de basket Michael Silverman, le Poignardeur de gays et l’épidémie de sida ? Vous le découvrirez en suivant News-Flash. Dans un instant, sur CBS. »

George se figea. Michael Silverman, le mari de Sara Lowell et le gendre de John Lowell. Le basketteur présent au gala de charité, le soir où George avait tué Bradley Jenkins, s’apprêtait à faire une déclaration en direct à la télévision.

George avait très envie d’entendre ce qu’il avait à dire.

La bande-annonce évoquait un lien avec le Poignardeur de gays. Et parlait d’un reportage choc sur l’épidémie de sida. La coïncidence était trop grande. Michael Silverman, le Poignardeur de gays, l’épidémie de sida.

Quelqu’un avait fait des rapprochements.

Pour George, la vraie question concernait la déclaration de Silverman. La police ayant découvert le lien entre les victimes des meurtres et la clinique du sida, les faites à la presse étaient inévitables. Mais que venait faire là-dedans le mari de Sara Lowell ? Existait-il un rapport entre Michael Silverman et les meurtres, et, si oui, lequel ?

Tout doux, George. Ton job, c’est d’éliminer les clients, pas de tout comprendre.

OK, mais il devait aussi assurer ses arrières. On l’obligeait à prendre des risques plus grands que d’habitude. Le Poignardeur de gays faisait les gros titres. L’enquête s’intensifiant, la logique lui dictait d’en apprendre davantage sur le pourquoi de ces meurtres afin de se protéger.

Travail bâclé, George. Pas du tout professionnel.

À la fin de la pause publicitaire, il se releva et alla s’asseoir sur le bord de son grand lit, pour regarder Sara et Michael s’avancer vers l’estrade. Sara Lowell était sublime. Au point que George ressentit un pincement de jalousie vis-à-vis de Silverman.

Ce connard couchait avec Sara Lowell tous les soirs.

Parfois, la vie était injuste.

— Ohé, je suis rentré ! s’écria Max.

— Je suis dans la chambre, répondit Lenny. Tu as pensé à prendre du lait ?

— Oui. Et un pack de Diet Coke.

Lenny rejoignit Max dans le salon et l’accueillit avec un baiser.

— Fatigué ?

— Crevé. Et toi ?

— Pareil, fit Lenny en le déchargeant de son sac d’épicerie. J’ai passé sept heures au tribunal pour rien. Mon client ne s’est pas présenté.

— Il a violé sa libération sous caution ?

— À ce qu’il semble.

— Nous, les flics, on s’évertue à les attraper. Et vous, les avocats, vous les laissez filer.

— Oui, mais sans nous vous n’auriez plus de boulot. Au fait, j’ai commandé une pizza. Je me suis dit que tu n’aurais pas envie de ressortir.

— Tu as bien fait.

Lenny emporta les courses dans la cuisine.

— Tu travailles, ce week-end ?

— Hein ?

— Arrête de te ronger les ongles deux minutes et écoute-moi. Est-ce que tu travailles ce week-end ?

— Sans doute, pourquoi ?

— C’est mon week-end avec Melissa.

Âgée de douze ans, Melissa était la fille de Lenny.

— J’essaierai d’être là.

— Ce serait gentil. Oh, et j’ai loué le film que tu voulais voir.

Max décrocha le téléphone et composa un numéro.

— On ne pourra pas le regarder ce soir. News-Flash commence dans quelques minutes.

— J’avais oublié.

Lenny revint de la cuisine.

— Max ?

— Quoi ?

— Sors tes doigts de ta bouche, avant que je te les fasse avaler de force.

— Désolé.

— Tu appelles qui ?

— Mon appartement.

— Quel gâchis…

— Ne commence pas, Lenny, s’il te plaît.

— Pourquoi gardes-tu cet appartement depuis six ans ? Il est vide, à l’exception d’un téléphone et d’un répondeur.

— Tu sais très bien pourquoi.

— Ah, c’est vrai. Tu as peur que quelqu’un découvre que tu vis avec – oh, quelle horreur ! – un homme. Que tu es un authentique petit pédé.

— Lenny…

— Donc, tu conserves ta garçonnière de la 87e Rue pour la galerie – non, plutôt parce que tu es parano. Ça nous reviendrait moins cher de dire à tout le monde que nous sommes deux célibataires qui partageons un appartement, non ? Comme dans Trois hommes et un bébé.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu ne te rappelles pas ce film ? Tom Selleck, Ted Danson et Steve Guttenberg vivaient ensemble sans que personne ne s’interroge sur leurs préférences sexuelles. Et Oscar et Félix dans Drôle de couple ? Murray, le flic, n’a jamais pensé qu’ils couchaient ensemble.

— Tu es pénible…

Pas de message sur le répondeur. Max raccrocha.

— Tu as déjà nourri Simon ? demanda-t-il.

— Il y a deux minutes. Il a mangé huit poissons rouges l’autre jour, et il est en train d’en gober encore autant. Tu veux voir ?

— Non, merci.

— C’est ton serpent, fit remarquer Lenny.

Deux ans plus tôt, Max avait acheté Simon, un serpent inoffensif, sur un coup de tête, pensant que ce serait amusant de l’avoir à la maison. Il avait omis un détail : sa peur panique de ce genre de bestiole. S’il adorait Simon et se plaisait à le regarder évoluer dans sa cage, il avait peur de le toucher – et même de s’approcher de lui. Pire, Simon se nourrissait exclusivement de poissons rouges, qu’il attrapait d’un mouvement ultrarapide de sa gueule, avant de les avaler tout crus. On voyait distinctement la forme du poisson encore vivant glisser tout le long du corps mince de Simon.

Immonde.

Heureusement, Lenny s’était pris d’affection pour lui − une affection peu ragoûtante, en réalité. Il lui arrivait même d’inviter des amis à assister au repas du serpent, durant lequel ils pariaient sur le poisson qui se ferait dévorer en dernier.

Absolument immonde.

La sonnerie de l’entrée retentit. Lenny alla ouvrir au livreur et revint dans le salon avec la pizza. En le regardant, Max mesura à quel point sa vie avait changé depuis qu’il avait croisé le regard bienveillant de Lenny, sept ans plus tôt. L’année 1984 avait été une année de transition. Les nuits de sexe anonyme, les orgies à Soho, dans les backrooms et les bains publics, se faisaient plus rares sous l’assaut cinglant de l’épidémie de sida. Malgré sa peur constante d’être découvert, Max avait participé à cette vie-là. Combien d’amants avait-il eus ? Impossible à dire. Combien d’amis avait-il perdus, victimes du sida ? Ils étaient eux aussi trop nombreux pour qu’on puisse en faire le compte. De tous ces morts ne restait qu’un kaléidoscope de visages flous.

Pourquoi, se demandait Max, nous sommes-nous tous vautrés dans cette débauche ? Était-ce seulement pour l’excitation physique, ou y avait-il autre chose ? Voulions-nous nous rebeller ? Était-ce une façon de conjurer l’angoisse accumulée après des années de désirs refoulés dans une société corsetée ? Qu’est-ce que nous cherchions ? Ou plutôt, qu’est-ce que nous fuyions ?

Au moins Max avait-il échappé à l’épidémie. Un coup de chance, même s’il se sentait parfois coupable de ne pas avoir contracté le virus, comme un survivant d’Auschwitz se demande pourquoi il a été épargné.

Lenny, lui, venait d’une famille traditionnelle. À dix-neuf ans, il avait épousé Emily, sa petite amie de lycée, avec qui il avait eu une fille l’année suivante. Pendant un certain temps, il avait réussi à nier sa véritable orientation sexuelle. Mais au bout de quatre ans de mariage, Emily et lui avaient vu la façade hétérosexuelle se craqueler, avant de voler en éclats. Ils avaient révélé la vérité à leur famille. Emily et Lenny s’étaient quittés bons amis.

Max alluma la télévision et s’assit à côté de Lenny sur le canapé. Celui-ci posa la tête sur son épaule.

— Je suis ce qui t’est arrivé de mieux dans la vie, tu sais, dit Lenny.

— Mais oui, je sais.

Quelques minutes plus tard, main dans la main, ils regardèrent Sara et Michael se diriger vers l’estrade.

 

— Papa ? appela Cassandra.

Perdu dans la contemplation d’une vieille photographie, John Lowell ne répondit pas.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle doucement.

Avec un profond soupir, il reposa délicatement la photo, telle une fragile porcelaine.

— Rien.

Cassandra traversa la pièce. Comme elle le soupçonnait, son père regardait la photo de sa mère.

— Moi aussi, elle me manque, dit-elle, les larmes aux yeux.

— Elle t’aimait énormément, Cassandra. Elle voulait que tu sois heureuse.

Cassandra effleura du bout des doigts l’image de sa mère.

— Sara vient d’appeler, dit-elle.

— Où était-elle passée ?

— Elle ne l’a pas précisé. On le découvrira en regardant News-Flash, soi-disant.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je ne sais pas.

John ouvrit les bras et, pour la première fois depuis de longues années, père et fille s’étreignirent. Cassandra se blottit contre lui, frottant la joue contre le pull de laine. L’espace d’un instant, elle oublia les lettres trouvées dans le tiroir, la voix du révérend Sanders dans le bureau paternel et même ses soupçons délirants. C’était son père. Elle se sentait à sa place dans ses bras, comme si elle était redevenue une petite fille, en sécurité, au chaud, et pourtant.

— Vous êtes tout ce que j’ai, murmura-t-il. Sara et toi.

Ils s’accrochèrent l’un à l’autre, comme aiguillonnés par un étrange besoin, semblable à une faim dévorante qu’aucune nourriture ne parvient à assouvir. Aucun d’eux ne parla, mais tous deux savaient qu’ils songeaient à la même chose. Ils n’auraient pas su dire comment ils connaissaient les pensées de l’autre, ni comment expliquer l’affreux sentiment de désolation qui imprégnait la pièce. Ç’aurait dû être un moment de tendresse et de bonheur, mais une force maléfique rôdait dans un coin, prête à déchirer, briser et détruire.

Cassandra finit par s’écarter. Ils se regardèrent avec embarras, comme s’ils partageaient un secret honteux.

— L’émission va commencer.

— Tu as raison, dit-il.

Ils quittèrent la pièce, sans plus se tenir la main ni même se toucher. Cependant, la chaleur de cette étreinte resta autour de Cassandra comme un châle. Elle regarda son père allumer la télévision et se sentit submergée par une vague d’amour. C’était un homme tellement bon, qui avait consacré sa vie à soigner les autres. Jamais il ne ferait de mal à quiconque. Jamais. Elle en était sûre. Ses soupçons étaient ridicules. Après tout, deux lettres et un entretien avec le révérend Sanders ne signifiaient pas qu’il était coupable de quoi que ce soit. En réalité, ça ne signifiait rien du tout. Et elle se félicitait maintenant de ne pas avoir parlé des lettres à Harvey, de ne pas avoir trahi la confiance de son père.

Soulagée, Cassandra s’enfonça dans le canapé, s’efforçant d’ignorer la petite voix du doute qui résonnait encore dans sa tête.

 

La lumière des flashs faisait comme un stroboscope, donnant l’impression que Michael et Sara avançaient au ralenti. Ils arrivèrent ensemble devant l’estrade ; Michael y monta tandis que Sara demeurait derrière lui et légèrement de côté. Michael avait la tête baissée, les yeux clos. Quelques secondes plus tard, il fit face à la salle pleine de journalistes.

Sara ne le quittait pas des yeux. Il était beau dans son costume gris et sa cravate bleu dur, mais ces vêtements ne lui correspondaient pas. Il manquait les explosions de couleur, les motifs fleuris, les pois… Son visage sombre, cireux, fatigué, était à l’image de sa tenue : sans vie.

Il sortit de sa poche un morceau de papier, le déplia, le lissa de la paume sur le podium, regarda les mots qui y étaient écrits puis le repoussa et releva lentement la tête. Après, il resta là quelques minutes sans dire une parole.

Derrière les flashs des appareils photo, Sara sentait le malaise de l’assemblée. Des murmures montèrent du parterre de journalistes, de plus en plus sonores. Sara s’avança et prit la main de Michael qu’elle serra. Elle était glaciale. Il se tourna alors vers elle et sourit – pas d’un sourire contraint ou las, non, d’un sourire sincère et merveilleux. Elle en fut à la fois réconfortée et effrayée. Le sourire disparut lentement alors qu’il pivotait vers le micro.

— Hier, commença Michael, j’ai appris que j’avais contracté le virus du sida.

Silence immédiat. Les murmures cessèrent, comme s’ils avaient été enregistrés et qu’on eût arrêté la bande.

— Je vais entrer dans une clinique privée que vous allez découvrir dans le reportage qui va suivre. C’est tout ce que j’ai à vous dire. Merci.

Il se recula, sourit de nouveau à Sara et lui prit la main.

— On s’en va.

Les journalistes tirèrent à vue :

— Michael, depuis quand êtes-vous homosexuel ?

— Sara, depuis combien de temps savez-vous que votre mari est gay ?

— Le mariage était-il une mascarade ?

— Avez-vous eu des relations sexuelles avec certains de vos coéquipiers ?

À chaque question, Michael tressaillit involontairement. Enfin, il se rapprocha du podium pour rétablir la vérité. Mais lorsqu’il atteignit le micro et que le silence retomba, il tourna le dos sans dire un mot. Il se pencha et embrassa Sara.

— Viens, on s’en va.

 

Harvey regarda l’émission seul.

Cette solitude ne le dérangeait pas, elle était dans l’ordre des choses. Sa liaison avec Cassandra avait été une erreur depuis le début. Cas classique d’aveuglement − sous l’effet de quelle drogue s’était-il imaginé qu’une femme comme elle pourrait s’intéresser à un type comme lui ? De plus, il avait la clinique. Il ne pouvait pas se permettre des distractions qui gêneraient sa concentration et affecteraient son travail.

Chassant de ses pensées Cassandra et ses déboires sentimentaux, il reporta son attention sur le reportage de News-Flash.

Donald Parker faisait un excellent boulot en présentant les faits, rien que les faits. Pour préserver l’anonymat de la clinique, ni le nom ni l’adresse du pavillon Sidney ne furent révélés. Dans le cas contraire, ils auraient dû gérer un bazar épouvantable.

Mieux encore, seul le nom d’Eric fut cité, pas celui du « principal chercheur ». Parker avait même indiqué un numéro vert et une boîte postale pour ceux qui voudraient faire un don, et il suggérait d’écrire ou de télégraphier au Congrès pour demander des financements supplémentaires en faveur de la clinique « sans nom ».

Les yeux bleus de Donald Parker semblaient plonger dans le regard de ses millions de téléspectateurs. Harvey comprit pourquoi il passait pour le meilleur dans le métier. Il réussissait à vous faire oublier que vous étiez devant la télévision ; il devenait un invité, un membre de la famille assis avec vous dans le salon et non pas en studio.

— Plus troublant encore, poursuivait le journaliste de sa voix profonde, est le lien existant entre la clinique et celui qu’on a appelé le Poignardeur de gays, qui terrorise la communauté homosexuelle de New York depuis deux mois. Voici notre reportage.

Le direct fit place à un enregistrement.

« Des jeune gens dans la fleur de l’âge, retrouvés poignardés et mutilés », disait la voix off.

Des clichés de draps ensanglantés recouvrant des cadavres, laissant apparaître un bras ou une jambe, défilèrent sur l’écran.

« Tout le monde pensait qu’un tueur psychopathe s’en prenait à la communauté homosexuelle. Mais de nouveaux éléments sont apparus, qui mettent à mal cette théorie et suggèrent une conclusion encore plus dramatique. »

Une pause étudiée.

« Celui qu’on appelle le Poignardeur de gays s’en prend à des malades du sida. Or toutes les victimes ont un point commun : elles étaient traitées dans la clinique que nous vous avons présentée ce soir. »

Après un silence destiné à ménager le suspense, Parker réapparut à l’écran.

« La première victime s’appelle Scott Trian. »

La photo d’un Trian souriant s’afficha.

« Trian, un agent de change de vingt-neuf ans, a été assassiné dans son appartement d’une manière effroyable. Il a été torturé et mutilé à l’arme blanche avant de mourir, vidé de son sang. »

Le visage de William Whitherson remplaça celui de Trian.

« William Whitherson, un des vice-présidents de la First City Bank, a été la deuxième proie du Poignardeur de gays. Il a reçu une vingtaine de coups de couteau au visage, à la poitrine et à l’aine. Il a été découvert chez lui par son compagnon, Stuart Lebrinski, qui s’était absenté moins d’une heure. Le sang coulait encore des blessures de M. Whitherson lorsque M. Lebrinski est rentré du supermarché. »

La photo de William Whitherson disparut…

… remplacée par celle de Bradley Jenkins.

Harvey sentit son cœur se contracter dans sa poitrine.

« Le meurtre de Bradley Jenkins, le fils du sénateur Stephen Jenkins, traité en secret à la clinique du sida, a donné une nouvelle notoriété au Poignardeur de gays. Bradley a été retrouvé derrière un bar gay de Greenwich Village… »

Harvey n’entendait plus rien.

— Non, murmura-t-il, choqué. Vous vous rendez compte de ce que vous venez de faire ?

 

Mauvais, très mauvais, se disait le révérend Sanders en regardant le reportage. Pour autant, il ne se mit pas en colère. La colère embrumait l’esprit et empêchait toute pensée rationnelle. Or il avait besoin de réfléchir posément.

Dixie était en haut dans leur chambre, évanouie sur leur lit après avoir trop bu. Pour la troisième soirée consécutive. Cependant, il l’aimait. Elle était d’une beauté extraordinaire, même ses ennemis le reconnaissaient, très éloignée de l’image qu’on se faisait d’une femme de pasteur. Il la couvrait de cadeaux et lui offrait ce qu’il y avait de mieux, mais elle le méprisait – il le voyait dans son regard quand il entrait dans une pièce. Leur fils, Ernie Junior, avait à son tour embrassé la carrière religieuse. Bon connaisseur de l’Évangile, jeune homme séduisant et orateur passionné, il gagnait beaucoup d’argent et détestait lui aussi son père.

Heureusement, Dixie, Ernie et les deux filles, Sissy et Mary Ann, adoraient son argent. Sanders se rappelait son propre père récitant la Règle d’Or : celui qui possède l’or fait la loi. Sanders avait la fortune. Donc, le pouvoir. Le contrôle.

Et il avait son ministère. Certains le considéraient comme un sauveur, un prophète, un homme de Dieu. D’autres le voyaient comme un fanatique, un voyou, un hypocrite.

Où était la vérité ? D’accord, il n’avait jamais eu de « vision » de Dieu ainsi qu’il le prétendait dans son émission. Jésus ne l’avait jamais visité la nuit dans sa chambre. Pas plus qu’il n’avait entendu de voix mystérieuse ou été témoin d’un vrai miracle. Et alors ? Les gens voulaient y croire. Il leur donnait ce dont ils avaient besoin. L’homme a besoin d’air, de nourriture, de divertissements, et aussi de croire en quelque chose. Les gauchistes croyaient en leurs dieux – la laïcité, le monde théorique, les médias. Pourquoi les Américains traditionnels n’auraient-ils pas les mêmes droits ? Eux ont besoin d’un chef puissant, de quelqu’un qu’ils puissent suivre sans se poser de questions. Les politiciens avaient recours à la tromperie et à un bel emballage pour créer l’image de personnes dignes de confiance. Pourquoi un évangéliste n’utiliserait-il pas les mêmes méthodes ?

Ernest Sanders se moquait de ses détracteurs qui l’accusaient d’abuser de ses ouailles. Il suffisait d’observer le visage extasié de ses paroissiens le dimanche matin. Comment mettre un prix là-dessus ? Il suffisait de voir leurs yeux briller pendant qu’ils l’écoutaient, attentifs et confiants. Oui, il suffisait de regarder ces Américains durs à la tâche, qui ne demandaient rien de plus que quelques minutes de ferveur religieuse, qui voulaient croire qu’il existait autre chose que leur quotidien ennuyeux, qui voulaient se fier à Dieu plutôt qu’à l’homme.

Ernest Sanders leur donnait tout ça et plus encore. Et il ne volait pas l’argent qu’il gagnait. Il rendait le monde meilleur et apportait de la joie à des milliers, voire des millions de gens. Dieu ne lui avait peut-être pas montré un buisson ardent ou permis de marcher sur les eaux. Mais il lui avait donné le pouvoir de toucher les gens avec ses mots, et peut-être était-ce là la volonté divine. Pas de miracles époustouflants en cette époque technologique et bureaucratique – mais le simple pouvoir de communiquer Son message.

Qui sait ? Peut-être était-il vraiment engagé dans une sainte bataille. Peut-être Dieu l’avait-Il choisi pour diriger le camp des justes, rassembler Ses troupes et les guider jusqu’à la Terre promise. Pour débarrasser le monde des impies et combattre les scélérats qui essaieraient de l’arrêter.

Le générique de News-Flash défilait. Avec un soupir, Sanders décrocha le téléphone et composa le numéro du domicile de Raymond Markey.

— Allô ?

— Vous avez regardé ? demanda Sanders.

— Oui.

— Très fâcheux. Ça va être un tollé général.

— Mais Riker fait notre jeu en les laissant mentionner Bradley Jenkins, dit Markey. Nous avons à présent la preuve que ses rapports ont été falsifiés. Ses découvertes peuvent être considérées comme invalides.

— Peut-être, admit Sanders, mais ne comptez pas trop là-dessus. Il faudra sans doute envisager d’autres plans.

Markey se racla la gorge.

— Si vous le jugez vraiment nécessaire…

— En effet. Maintenant que Riker a impliqué Silverman, je ne vois pas quel autre choix nous avons : je vais contacter le beau-père de Silverman.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Prenez un avion pour New York et allez confronter Riker en face.

— Bien, répondit Markey. Et il y a autre chose.

— Oui ?

— Les meurtres commis par le Poignardeur de gays… C’est très étrange.

— En effet.

Markey fit une pause, avant de demander.

— À votre avis, qui est derrière ?

Ernest Sanders pesa soigneusement ses mots.

— Pour être honnête, je ne sais vraiment pas.