22

 

 

HARVEY CONTEMPLA LA NOUVELLE AUBE qui se levait par la fenêtre de la clinique. Il avait réussi à rattraper quelques heures de sommeil sur le canapé de son bureau la nuit précédente, mais s’était réveillé avec une migraine carabinée. Pourquoi ? Il l’ignorait. L’angoisse, probablement. La patience, indispensable dans son domaine, n’avait jamais compté parmi ses principales qualités. D’autant que les enjeux avaient pris des proportions démentielles. Quelque chose allait se passer aujourd’hui, il en était sûr. Quelque chose de capital.

Lié au paquet de Bruce.

Celui-ci n’allait pas tarder à être livré. Harvey tenta de juguler son malaise. Le colis ne contenait peut-être rien d’important. Bruce avait pu s’envoyer ces dossiers pour une quantité de raisons. Par exemple, il aurait voulu…

Harvey se creusa la cervelle sans rien trouver.

Il se massa les tempes en essayant de se relaxer, mais une autre pensée lui revenait sans cesse à l’esprit, qui pouvait se révéler pire que le paquet de Bruce. Eric Blake avait effectué un prélèvement de sang sur Michael, alors qu’il l’avait formellement interdit. Pourquoi ? Eric avait toujours strictement respecté le protocole et suivi les règles. Pourquoi pas cette fois ?

Autant de questions angoissantes. Dont les réponses pouvaient l’être encore davantage.

Harvey consulta sa montre. Eric ne devrait pas tarder à arriver. Il le confronterait aussitôt.

L’interphone retentit.

— Un colis pour vous, docteur Riker.

— Envoyez-le-moi.

Quelques minutes plus tard, un employé d’UPS entrait dans le bureau. D’une main tremblante, Harvey signa le reçu, verrouilla la porte derrière le livreur et retourna à son bureau. Il sentit son cœur s’accélérer. Sa respiration devenir plus superficielle.

Harvey ouvrit le paquet et commença à en inspecter le contenu.

 

— Fatigué ? demanda Max.

Michael était couché sur un lit de camp. Quelques heures plus tôt, il était encore prisonnier de George Camron. À présent, Max, un médecin thaïlandais et lui occupaient une section privée à l’arrière d’un jet qui survolait le Pacifique.

— Disons plutôt anxieux.

— Pas étonnant.

Max porta un crayon à sa bouche et entreprit de le mâcher.

— D’un certain côté, c’est aussi bien que Sara n’ait pas été chez vous. Ce n’est pas le genre de nouvelle qu’on a envie d’apprendre par téléphone.

Michael réussit à se redresser et à s’asseoir.

— C’est un sacré bluff que tu as tenté tout à l’heure.

— Je n’avais pas le choix, répondit Max. Si j’avais laissé Camron s’enfuir, il nous aurait fait sauter. En plus, ce n’était pas vraiment du bluff. Je voulais juste que ce soit lui qui prenne la décision de vivre ou de mourir. Or Camron ne voulait pas mourir. C’est aussi simple que ça.

Michael hocha la tête.

— Comment va ton cou ?

Max effleura le pansement sur sa gorge.

— La plaie est superficielle. Mais ce n’est tout de même pas beau à voir.

— Tu peux me raconter ce qui s’est passé pendant que j’étais retenu par Camron ?

— Je peux essayer.

— Pourquoi ai-je été kidnappé ?

Max se mit à faire les cent pas dans l’allée étroite. Il raconta tout ce qu’il savait sur l’affaire du Poignardeur de gays. Michael ne le quitta pas des yeux. Son visage ne trahit aucune émotion, même quand il apprit le rôle de son beau-père dans la conspiration de Washington.

— Alors, à ton avis, qui est derrière tout ça ?

— Je ne suis sûr de rien.

— Le groupe de Sanders ? Ils semblent être les suspects les plus probables.

— Oui et non, je n’y crois pas vraiment. Si Sanders avait été prêt à commettre des meurtres pour détruire la clinique, il n’aurait pas eu besoin de toutes ces mises en scène – il lui aurait suffi de supprimer quelques médecins ou de faire exploser le pavillon.

— Les autres – Markey, Jenkins ou mon beau-père − auraient-ils pu agir seuls ?

— Mais pour quel motif ? Mystère.

— Tout à l’heure, tu as parlé de l’ordre des meurtres…

— Ça n’a peut-être aucune importance, mais je bloque sur ce point. Il y avait six patients guéris.

Il prit un bout de papier et se mit à griffonner :

 

Trian, S.

Whitherson, W.

Martino, R.

Krutzer, T.

Leander, P.

Singer, A.

 

— Et Bradley Jenkins ? demanda Michael.

— Il n’a jamais été guéri, donc, laissons-le de côté pour le moment.

Max montra la liste de noms.

— C’est l’ordre dans lequel ils sont arrivés à la clinique. Trian, Whitherson et Martino – les victimes du Poignardeur de gays – y ont été admis entre un an et demi et un an avant les trois autres. En fait, c’est Whitherson qui est entré le premier.

— Donc, l’ordre est faux puisque Trian a été tué d’abord.

— Exact, admit Max. Mais la vraie question, c’est : pourquoi les trois premiers patients guéris ont-ils été assassinés et pas les trois autres ?

— Ils l’auraient peut-être été un peu plus tard, fit remarquer Michael. Tu les as peut-être mis à l’abri avant que Camron ait eu le loisir de passer à l’action.

— Peut-être. Mais le commanditaire avait sûrement envisagé cette possibilité. Il devait bien se douter qu’on ferait très vite le lien et que le Poignardeur de gays ne pourrait pas s’en prendre de la même façon aux trois autres, sauf si…

— Sauf s’il ne voulait pas les éliminer tous les six.

— Exactement.

— Alors, qu’est-ce qui distingue les trois premiers patients guéris des trois autres ?

— Bonne question. Essayons de comprendre.

Pendant l’heure suivante, Max compulsa les dossiers d’Harvey.

— Intéressant, dit-il finalement.

— Quoi donc ?

— Trian, Whitherson et Martino ont tous les trois été admis par Bruce Grey.

— C’est important ?

Max haussa les épaules et tourna une page.

— Autre chose ?

— Ton copain Eric Blake a rejoint la clinique après l’admission de Trian, Whitherson et Martino, mais avant l’arrivée des trois autres.

— Je ne vois pas le rapport.

— Moi non plus. Pour l’instant.

— Qui a admis ces trois-là ?

Max consulta les dossiers.

— Harvey.

— Tous les trois ?

— Oui.

— Eric n’a admis aucun patient ?

— Non. Il n’a que le droit d’assister les médecins en chef.

— Autre chose ? demanda une nouvelle fois Michael.

Max continua de farfouiller dans les dossiers.

— Regardons qui s’est occupé de leurs premières analyses sanguines. Voyons… C’est Bruce qui s’en est chargé pour les trois premiers. Théoriquement, ça veut dire qu’Harvey a dû procéder aux examens suivants, pour voir s’ils étaient redevenus séronégatifs.

— C’est le cas ?

Max tourna quelques pages.

— Oui. C’est Harvey qui a procédé aux derniers tests. Maintenant, voyons si Bruce s’en est chargé pour les patients admis par Harvey.

Il fit de nouveau défiler quelques pages avant de refermer les dossiers.

— Alors ?

— Oui, Bruce a procédé aux analyses comme prévu. Ils ont laissé Eric en faire sur Krutzer et Leander par mesure de précaution.

— Donc, tout est normal.

— C’est ce qu’il semble.

Max prit le crayon rongé et commença à rédiger un tableau succinct :

 

Patients

Premières analyses sanguines

Analyses ultérieures

Trian

Grey

Riker

Whitherson

Grey

Riker

Martino

Grey

Riker

*Krutzer

Riker

Grey

*Leander

Riker

Grey

*Singer

Riker

Grey

* Patients admis

après l’arrivée d’Eric Blake,

 

 

—  Alors, qu’est-ce qui cloche ?

— Rien. Poursuivons.

Michael s’assit sur son lit, sous l’œil réprobateur du médecin thaïlandais.

— Et qu’en est-il des motivations des « associés » de Sanders ?

Encore absorbé par la question des analyses, Max écrivit machinalement les noms sur un autre morceau de papier :

 

Sous-secrétaire à la Santé Raymond Markey

Sénateur Stephen Jenkins

Dr John Lowell.

 

Le Dr Sombat se leva et s’avança vers eux.

— Excusez-moi, déclara-t-il, mais M. Silverman doit se reposer. Il est encore très faible.

— Ça va, dit Michael.

— Non, le docteur a raison, Michael, dit Max. Repose-toi. Tu as une mine épouvantable.

— Je suis trop énervé.

Le médecin sortit une seringue.

— Ceci va vous aider. Ne bougez pas, s’il vous plaît. Tandis que Michael s’endormait, Max continua de contempler les trois noms inscrits sur la feuille devant lui. Markey, Jenkins et Lowell.

On aurait dit le nom d’un cabinet d’avocats new-yorkais.

Sara entra chez elle en s’appuyant lourdement sur sa canne. Elle enclencha le répondeur automatique. Les deux premiers correspondants avaient raccroché sans laisser de message. Le troisième était Harvey.

— Sara, c’est Harvey. Rappelle-moi à la clinique. C’est… c’est assez important.

Elle tendait la main vers le téléphone quand il sonna.

— Allô, Sara ? C’est Jennifer Riker.

— Bonjour, Jennifer. Comment vas-tu ?

— Bien, merci.

Silence.

— Sara, tu as eu des nouvelles…

— Rien.

— J’aimerais pouvoir t’aider en quoi que ce soit.

— On va le retrouver.

— J’espère que le paquet que j’ai envoyé à Harvey vous sera utile.

— Quel paquet ?

— Harvey ne t’a pas appelée ?

— Il m’a laissé un message, mais je n’ai pas eu le temps de le rappeler. Quel paquet, Jennifer ?

— Bruce s’est envoyé un colis à sa boîte postale en Californie le jour où il s’est suicidé. C’est probablement sans importance, mais…

— Qu’est-ce qu’il y avait dedans ?

— Tout un tas de dossiers médicaux et des échantillons de sang. Harvey a dû les recevoir à l’heure qu’il est.

— Merci d’avoir appelé, Jennifer. Je ne veux pas te presser, mais…

— Je comprends. Bon courage, Sara.

Sara raccrocha puis se dépêcha de composer le numéro de la clinique.

— Dr Riker, s’il vous plaît. De la part de Sara Lowell.

— Il fait ses visites. Voulez-vous que je le bipe ?

— Inutile. Dites-lui que je suis en route.

— Très bien, mademoiselle Lowell.

Sara attrapa sa canne et se dirigea vers la porte.

 

Aéroport JFK, New York.

Le brigadier Willie Monticelli montra son insigne, monta dans l’avion et se dirigea vers la section privatisée à l’arrière.

— Salut, Tic.

— Bonjour, Willie.

— L’ambulance est là, pour Silverman.

— La presse est au courant ?

— Pas encore. On va l’embarquer sur le tarmac. Il fait nuit noire. Personne ne le verra.

— Vous avez localisé Sara ?

— Elle est à la clinique.

— Vous lui avez parlé ?

— Vous m’aviez dit de ne pas le faire.

Max se mit à faire les cent pas.

— Bien. Je vais accompagner Michael dans l’ambulance.

— Je ne vous le conseille pas, Tic. J’ai reçu un appel du bureau du coroner. Ralph Edmund a des informations cruciales sur Martino. Il vous attend à la morgue.

Max sentit une excitation familière s’emparer de lui. Si ses soupçons concernant les tests de Martino se confirmaient.

— Le Dr Sombat que voici pourra accompagner Michael à l’hôpital. Willie, emmenez-moi à la morgue. Vite.

Willie sourit.

— Pas de problème.

 

— Et voici, ma petite dame.

— Merci.

Susan paya le chauffeur de taxi. Après une longue (trop longue) coupure, son fils et elle étaient enfin de retour chez eux. En ville. Avec des gens. Dans la vraie vie. Tout ça lui avait manqué, raison pour laquelle ils étaient rentrés deux jours plus tôt que prévu. Vadrouiller dans les bois avait été amusant au début, bénéfique même, mais Tommy et elle s’étaient vite lassés et avaient eu hâte de retrouver la civilisation. L’électricité. L’eau chaude. Les hommes sans barbe. Les femmes aux jambes épilées. La télévision. Un épisode de La Roue de la fortune. Un exemplaire de Cosmopolitan. Un centre commercial. Une conversation où n’apparaisse pas le mot « muesli ».

Au moins, leur retraite avait produit l’effet escompté. Sans rien d’autre à faire, Tommy et elle avaient bien été obligés d’affronter leurs problèmes, de discuter du suicide de Bruce, de la direction de leurs vies. Les choses n’étaient pas encore parfaites, mais au moins étaient-ils revenus à des relations à peu près normales. Tommy ne lui reprochait plus la mort de son père, c’était déjà ça.

Si seulement j’arrivais à arrêter de culpabiliser…

Tommy empoigna la valise de sa mère.

— Je m’en occupe, m’man, dit-il.

Son sourire, si semblable à celui de son père, lui serra le cœur.

Pourquoi, Bruce ? Tu n’étais pas du genre suicidaire. Pourquoi te donner la mort ? Pourquoi priver ton fils de son père ?

Susan s’était posé ces questions des milliers de fois, sans pouvoir y apporter de réponses. Elle ne saurait sans doute jamais, et pouvait seulement espérer qu’un jour elle cesserait de s’interroger et reprendrait le cours de sa vie.

— Jennifer ? appela-t-elle dès qu’elle pénétra dans l’appartement.

— Susan ? C’est toi ?

— On est rentrés un peu plus tôt ! Les bois commençaient à nous taper sur les nerfs. Quoi de neuf dans le monde civilisé ?

Jennifer ne répondit pas, mais sortit de la cuisine pour venir les accueillir. Susan eut un choc en voyant le visage livide de sa sœur, ses yeux cernés, comme si elle n’avait pas dormi depuis des semaines. Elle semblait fragile et très fatiguée.

Dans sa main gauche, elle tenait une enveloppe blanche.

— Jen… ?

— Ceci est arrivé pour toi, dit-elle.

Susan prit l’enveloppe et dut retenir un cri en reconnaissant l’écriture.