12
JENNIFER EXAMINA LE CONTENU DE L’ENVELOPPE. D’abord, il y avait les dossiers médicaux. Étant femme de médecin, elle en avait déjà vu beaucoup, mais ceux-ci lui parurent très vagues. Il y avait peu de données précises, plutôt des commentaires généraux notés par Bruce à propos du patient. Presque comme un journal intime. Elle lut le nom soigneusement dactylographié sur l’étiquette du premier dossier : Trian, Scott. Au début figurait tout une liste de chiffres et de lettres :
9/1 897a83
16/1 084c33
23/1 995d42
30/1 774c09
6/2 786m60
Et ça continuait ainsi sur deux pages. Jennifer devina que 9/1 signifiait le 9 janvier, 16/1 le 16 janvier et ainsi de suite. D’après le calendrier, le 9 était un lundi, comme tous les autres jours mentionnés ensuite. À quoi correspondait le code formé de cinq chiffres entrecoupés d’une lettre ? Elle n’en avait aucune idée.
Jennifer poursuivit sa lecture. Beaucoup de jargon médical lui échappait, mais une information, qu’elle ne comprit que trop bien, l’arrêta très vite :
Séropositif. Très bas taux de lymphocytes T. Signes du sarcome de Kaposi.
Le mot n’était pas écrit, mais Jennifer savait : le sida. En fait, l’acronyme ne figurait nulle part dans le dossier, comme s’il devait être évité, chuchoté, ou écrit avec un stylo facile à effacer.
Quelques pages plus loin, un autre paragraphe retint son attention. L’écriture de Bruce paraissait plus légère, lumineuse, reflétant à l’évidence son état d’esprit du moment. Jennifer avait vu à quel point le métier de chercheur, avec ses hauts et ses bas, influait sur la vie d’un homme : comment chaque revers le plongeait dans la dépression, alors que toute avancée générait l’euphorie. L’humeur pouvait se modifier d’un jour, voire d’une heure à l’autre.
Bonne nouvelle. Trian a l’air d’aller mieux. Ses progrès sont tout à fait comparables aux résultats positifs obtenus sur les animaux de laboratoire. Le SRI a été dur à supporter, mais pour la première fois le patient apparaît en bonne santé. S’agit-il d’une simple rémission ou de quelque chose de beaucoup plus important ?
Puis, dix mois plus tard :
Nous sommes enfin prêts. Demain, nous saurons. J’ai du mal à y croire. Harvey et moi sommes tellement sur les dents que nous n’arrêtons pas de nous chamailler et de rabrouer quiconque passe à proximité. Pauvre Eric. Harvey lui a sonné les cloches pour une vétille. Il l’a regretté ensuite, comme chaque fois qu’il se met en colère. Et il a essayé de se racheter en le complimentant longuement pour son travail.
Comment en vouloir à Harvey d’être à cran ? On y est presque. Le moment tant attendu arrive.
De quoi parlait-il ? Qu’est-ce qu’ils attendaient ? Jennifer nota la date. C’était il y a neuf mois. Tant de choses avaient changé dans sa vie en neuf mois – elle avait quitté Harvey, emménagé en Californie − mais en lisant ce qui était arrivé le lendemain, elle mesura à quel point ces bouleversements étaient dérisoires. Les mots de Bruce mettaient son petit monde personnel en perspective et, pour la première fois depuis de nombreux mois, le sentiment de sa propre inutilité réapparut des profondeurs de son esprit.
— Mon Dieu, dit-elle tout haut. Ce n’est pas possible. Elle relut la page, sûre d’avoir mal compris.
Je n’ai pas honte d’admettre que je pleure en écrivant ces mots. De puissantes émotions déferlent en moi. C’est presque trop. Jamais je n’aurais imaginé entendre ça. Mais j’anticipe. Il me faut revenir en arrière et essayer d’être aussi précis que possible pour la postérité.
Harvey et moi voulions voir de nos yeux les résultats de Trian. Après tout, ce n’est pas le genre de choses pour lequel on attend le rapport d’un laborantin. Nous sommes donc allés au labo, avec la hâte fébrile des enfants partant en récréation sous l’œil attentif de la maîtresse. Winston a paru surpris de nous voir et nous a demandé ce qu’on faisait au labo. Je lui ai dit que nous voulions consulter les résultats du 443t90. Pourquoi cette urgence ? a demandé Winston. Harvey s’est impatienté, ce qui était compréhensible compte tenu des circonstances, et il lui a demandé de lui passer le dossier. Ce qu’a fait Winston.
Nous étions trop nerveux pour l’ouvrir dans le labo, aussi sommes-nous repartis dans mon bureau, tels des gamins excités. Janice a voulu nous poser une question au passage, mais on a filé sans s’arrêter. Elle nous a regardés comme si on était devenus fous. On s’est précipités dans mon bureau. Harvey m’a tendu le dossier. Je ne peux pas regarder, m’a-t-il dit.
Je l’ai ouvert. Trian était séronégatif. Son taux de lymphocytes T était presque normal. J’avais le cœur au bord des lèvres. Harvey demeurait figé. Je crois qu’il était sous le choc. Nous avons fait venir Eric pour lui apprendre la nouvelle. Lui et moi nous sommes mis à sauter et hurler comme des vainqueurs du Super Bowl, mais pas Harvey. Il restait à l’écart et regardait dans le vide. Qu’y a-t-il ? lui ai-je demandé. On a réussi.
Harvey a secoué la tête. Pas si vite, a-t-il dit. Il nous reste beaucoup à faire.
J’ai insisté : Regarde les résultats ! Il est séronégatif.
Harvey : Oui, mais pour combien de temps ? C’est encourageant, mais on n’est sûrs de rien. Il faudra le tester de nouveau.
Moi : Mais c’est exactement ce qu’il nous fallait pour pouvoir avancer ! On avait besoin de ce coup de pouce. Le ministère va nous donner plus d’argent. Ils ne pourront faire autrement que d’augmenter notre dotation.’
Harvey : Le timing est déterminant.
Moi : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Harvey : Je veux dire qu’il faut rester discrets. Vous imaginez le tapage si la nouvelle s’ébruite ? La presse, la surveillance ? Nous perdrons notre anonymat.
Eric se taisait.
Harvey : Non, mes amis, pour l’instant, il ne faut rien dire. Nous donnerons des informations au compte-gouttes – juste assez pour maintenir l’intérêt et les financements. En attendant, tout doit être parfaitement référencé. Envoyez l’échantillon à Bangkok vendredi.
Jennifer avait du mal à croire à ce qu’elle lisait. Séronégatif ? Ils avaient réussi à rendre séronégatif un patient auparavant séropositif. Cette découverte la heurta de plein fouet.
Il avait guéri le sida !
Ça paraissait très optimiste, et pourtant la preuve était là, devant elle. Ils avaient découvert un traitement contre le virus du sida. Et Harvey ne le lui avait jamais dit.
Sous le choc, elle ferma les yeux, voulant digérer l’incroyable information avant de reprendre sa lecture. Mais la fatigue eut raison d’elle. Sa tête s’inclina en arrière. Alors qu’elle glissait dans le sommeil, une question la taraudait toujours :
Pourquoi Bruce s’était-il suicidé juste après avoir posté ces documents ?
Ralph Edmund, le coroner du comté, passa devant Max en poussant le brancard. Il avait tout à fait le physique de l’emploi : la peau cireuse, le corps maigre, les cheveux noirs et clairsemés, les doigts longs et effilés. En revanche, il ne s’habillait pas du tout comme un croque-mort, privilégiant les couleurs vives, les motifs bariolés et d’ostentatoires bijoux en or. Son attitude non plus n’était pas celle qu’on aurait attendue dans sa branche. Ralph était émotif, il parlait fort et jurait comme un charretier. En plus, il avait la charmante habitude de chiquer du tabac dont il recrachait le jus jaunâtre où et quand bon lui chantait.
— Je veux que l’autopsie soit faite sans délai, lui murmura Max.
— C’est pour ça que vous m’avez fait venir ici en personne ?
— Exact. Vous vérifiez tout.
— OK, acquiesça Ralph, une épaisse boule de tabac lui gonflant la joue. Je m’y mettrai cet après-midi.
— Non, tout de suite. Et prélevez des échantillons de sang. Vous devrez procéder à toute une batterie d’analyses.
— Comme quoi ?
— On verra ça plus tard.
— Eh, Tic, pourquoi vous chuchotez comme ça ? Il va pas se réveiller, ha, ha !
— Très drôle. Contentez-vous de découvrir de quoi il est mort.
Max se détourna et s’avança vers Harvey. Le médecin était pâle et semblait épuisé.
— Où est le camarade de chambre de Martino ?
— Kiel Davis ? Je l’ai fait transférer ailleurs. On lui a administré un sédatif.
— Je dois lui parler.
— Plus tard, répondit Harvey.
Il secoua la tête, avant d’ajouter :
— Mon Dieu, je n’arrive pas à y croire.
— Croire à quoi ? demanda Max en feuilletant son carnet. Il n’y a pas de traumatisme visible, pas de sang, pas de blessures par balle ni à l’arme blanche, pas de signes de lutte. La victime était soignée dans une clinique dédiée aux malades du sida, on peut donc en déduire qu’il n’était pas en bonne santé. Tout laisse à penser à une mort naturelle, non ?
Harvey ne répondit pas tout de suite.
— Ricky Martino n’était pas un ange, dit-il enfin. C’était un toxicomane. Il revendait même de la drogue dans un lycée du coin.
— Rien à voir. Où en était sa maladie ?
— En fait, Martino était guéri.
— Il n’avait plus le sida ?
— Non. D’après ses derniers tests, il était redevenu séronégatif. Il suivait encore le traitement, bien sûr, mais il était sur la voie d’une totale guérison.
— Intéressant, déclara Max.
— Pour être franc, poursuivit Harvey, je n’étais pas ravi de traiter Martino.
— Pourquoi ?
— Parce que c’était un type peu recommandable. Pour commencer, il était accro à l’héroïne.
— Dans ce cas, pourquoi l’avez-vous pris ? demanda Sara. Avec tant de candidats prêts à essayer n’importe quel traitement, pourquoi avoir choisi Martino ?
— On voulait différents patients – pas uniquement des hommes homosexuels. C’est pour ça que Bruce l’a admis. Il aimait bien Martino. Il croyait en lui.
— Et pas toi ?
— Les usagers de drogue par intraveineuse sont en général assez problématiques. Je reconnais que je n’aime pas trop les traiter – par pour des questions morales, mais parce qu’ils ne fournissent pas de données fiables. On ne peut pas leur faire confiance. En plus, ils ont pour la plupart tellement malmené leur corps que celui-ci est moins armé pour pouvoir combattre le virus.
— Alors, qu’est-ce qui l’a tué, d’après vous, docteur ? questionna Max.
— Je ne sais pas… Je ne comprends pas. Je suis passé dans cette chambre il y a moins d’une heure.
— Avant de vous faire assommer ?
— Juste avant.
— Et Martino avait l’air d’aller bien ?
— Il respirait, si c’est à ça que vous pensez… Écoutez, Martino n’était peut-être pas en parfaite santé, mais il n’avait rien qui aurait pu mener à cette mort subite. Et avec le rôdeur de cette nuit… ça me paraît tout de même une sacrée coïncidence.
Max croisa les bras, le visage plissé par la concentration.
— Si Martino a été assassiné, toute l’affaire prend une autre tournure.
— Que voulez-vous dire ? demanda Harvey.
— Nouveau mode opératoire, pour commencer. Il n’a pas été poignardé.
— Mais Bruce non plus, fit remarquer Harvey.
Bernstein se mit à faire les cent pas.
— Ralentissons un peu. Cinq personnes sont mortes, quatre patients et un médecin. Parmi elles, trois – Trian, Whitherson et Jenkins – ont été poignardées, quoique en des circonstances différentes.
— On sait tout ça, intervint Harvey.
— Encore un peu de patience, s’il vous plaît. Quels sont les points communs entre ces trois patients ?
— Ils étaient gays, déclara Sara, et tous les trois traités dans cette clinique spécialisée.
— Ajoutons maintenant Martino, en supposant qu’il ait lui aussi été tué.
— Dans ce cas, on peut éliminer un tueur de gays, fit remarquer Harvey. Martino était hétérosexuel.
Son biper résonna à ce moment-là.
— Je dois y aller.
— J’aurai besoin de vous reparler, dit Max. Je veux aussi voir vos dossiers sur les victimes.
Une fois Harvey parti, Bernstein cessa ses déambulations et regarda gentiment Sara.
— Tu dois être crevée. Pourquoi tu ne vas pas dormir un peu ?
— Je me sens bien.
— Sara…
— Ne commence pas, Max. Pleurer et gémir ne m’aidera en rien. Au contraire, je dois m’occuper l’esprit.
— OK. Où en étions-nous ?
— Riccardo Martino.
— Bien. Si on l’ajoute à l’équation, que reste-t-il comme similitudes ?
— Deux choses, répondit Sara. Le sida et la clinique. Comme l’a dit Harvey, on peut éliminer la piste gay puisque Martino ne l’était pas.
— Ajoutons Bruce Grey aux quatre autres. Quel est le dénominateur commun ?
— La clinique. Quelqu’un s’en prend à des gens liés au pavillon Sidney.
Le regard de Max se perdit dans le vague, et ses dents trouvèrent un coin d’ongle à mâchouiller.
— On passe à côté d’un truc, là, dit-il au bout d’un moment. Un truc important.
— Comme quoi ?
— Si je le savais !
— Tu penses que quelqu’un cherche à saboter la clinique ?
— Possible.
Elle lança un regard à la pendule au-dessus de la porte.
— Je vais retourner auprès de Michael. Il ne va pas tarder à se réveiller.
— Et moi, je vais aller consulter les dossiers des patients du Dr Riker.
— À plus tard.
— Sara ? Encore une chose…
— Oui.
— C’est l’ami qui te parle, pas le flic.
— Je t’écoute.
— Tu es dans le déni. Mais la réalité va te frapper bientôt.
— Je sais, Max.
Il entendait l’eau couler.
— Non ! S’il te plaît !
— La ferme, sale petit chialeur.
Michael, sept ans, leva des yeux apeurés. Son beau-père était penché au-dessus de la baignoire. Sa chemise de travail bleue, ornée du nom Marty brodé en lettres rouges sur la poche de poitrine, était ouverte, révélant un tee-shirt blanc déchiré en dessous. Son visage était déformé par une expression de colère et de haine. Son haleine puait le tabac et l’alcool.
— Viens par ici, Michael.
— S’il te plaît…
— Ne m’oblige pas à venir te chercher, sinon…
Il ne finit pas sa phrase, laissant l’imagination de Michael le faire à sa place.
Michael voulut s’enfuir, mais ses pieds étaient collés au sol. Il ne pouvait pas faire un mouvement.
Marty l’attrapa par les cheveux et lui plongea la tête sous l’eau.
— Tu comptes t’amuser encore dans ma chambre ? hurla Marty.
Comment Michael aurait-il pu répondre ? Il n’arrivait pas à respirer. Il secoua la tête frénétiquement, cherchant de l’air. L’eau lui rentra dans la gorge, et il suffoqua.
Marty resserra sa prise.
— J’ai rien entendu. Tu comptes t’amuser encore dans ma chambre ?
La pression s’accumula dans la tête de Michael. Ses poumons semblaient sur le point d’exploser. Il entendait l’eau éclabousser autour de lui…
Michael se redressa d’un bond dans son lit. Il était en sueur.
Ce n’était qu’un cauchemar.
Il regarda autour de lui, s’attendant presque à voir le visage de Marty dans un coin de la chambre obscure. Mais son beau-père n’était pas là. Michael était seul à la clinique. La clinique du sida. Il avait le sida. Du couloir lui parvint un bruit d’eau qui coule. Quelqu’un nettoyait. Aucune raison d’avoir peur.
Il se leva et, les bras enroulés autour de la poitrine, s’approcha de la fenêtre. Sacrée vue ! Juste une ruelle sale. Des ordures répandues partout. Deux sans-abri qui jouaient aux cartes. Des chats qui rongeaient un os de poulet. Seul signe indiquant qu’il se trouvait dans un centre hospitalier : un camion d’un blanc étincelant marqué de l’inscription : « SERVICE SANITAIRE – RÉCUPÉRATION DES DÉCHETS MÉDICAUX ».
Des pensées sans suite lui traversaient l’esprit. Elles passaient si vite qu’il ne parvenait pas à les isoler, comme s’il essayait de lire la plaque d’immatriculation d’une voiture en train de filer. Il tenta de les ralentir, mais c’était impossible. À la fin, un seul mot émergea de la confusion : Sara.
C’était étrange, mais Michael n’avait pas peur de mourir. Abandonner Sara l’effrayait davantage. Seule. Avec le bébé. Le futur lui importait, à présent. Il avait des responsabilités. Alors, pourquoi ça arrivait maintenant ? Pourquoi lui faire entrevoir un avenir pour mieux le lui arracher ?
Arrête de te lamenter sur ton sort, Michael. Tu me rends malade.
Il songea à la conférence de presse qu’il lui faudrait donner ce soir-là et se demanda ce qu’il allait dire. Il imaginait déjà les questions que les journalistes se délecteraient de lui poser : « Avez-vous toujours été homosexuel ? »… « Votre femme était-elle au courant ? »… « Combien d’amants avez-vous eus ? »…
Oh, Sara, qu’est-ce que je suis en train de te faire endurer ? Moi qui voulais seulement te protéger. Et à présent, je te jette au milieu de tout ça. Si seulement je pouvais continuer comme si rien n’était arrivé. Si seulement je pouvais t’éloigner, t’épargner tout ça !
Mais c’était impossible. Sara ne le permettrait jamais. Et il savait que si les rôles avaient été inversés, Sara n’aurait jamais réussi à le persuader de l’abandonner. Non. Elle allait vouloir être là et, si égoïste que ce soit, il avait besoin de sa présence. Il ne pourrait pas surmonter les épreuves sans elle.
Si seulement il n’était pas aussi terrifié.
— Michael ?
Se retournant, il découvrit Sara à la porte. Si belle… Il sentit les larmes perler à ses yeux et se força à les refouler.
— Je t’aime, dit-il.
Elle boita jusqu’à la fenêtre et le serra fort.
— On va battre cette foutue maladie, hein ? ajouta-t-il en s’accrochant à elle.
Sara se recula pour le regarder et esquissa un petit sourire.
— On ne lui laissera aucune chance.
Elle l’embrassa de nouveau, s’efforçant de croire à ses propres mots.
Plus tard dans la matinée, l’inspecteur Bernstein trouva Harvey Riker dans le labo, en train de passer en revue ses dossiers personnels.
— Tout est là ? demanda l’inspecteur.
— Oui, mais quelqu’un les a consultés. Certains sont dans le désordre.
— Celui de Michael ?
— Oui. Vous avez déjà des nouvelles du coroner ?
— Il a relevé des traces de cyanure, annonça Bernstein, qui tordait de la main droite un trombone. On lui en a injecté dans le bras droit.
— Donc, c’était un meurtre ?
— Ça y ressemble, oui.
Harvey poussa un profond soupir.
— Avez-vous parlé à Kiel Davis ?
— Oui. Il n’a rien vu, rien entendu et ne sait rien.
Comme Harvey s’apprêtait à répondre, Winston O’Connor entra.
— Bonjour, Harvey.
— Bonjour. Winston, je vous présente l’inspecteur Bernstein.
O’Connor tendit la main.
— Enchanté. Vous n’êtes pas un peu jeune pour être inspecteur ?
Ignorant la question habituelle, Max étudia le nouveau venu. La quarantaine, taille moyenne, cheveux blonds grisonnants, franc sourire, fort accent du Sud.
— Vous êtes le technicien chef du laboratoire ?
— C’est exact. Qu’est-ce qui vous amène par ici, inspecteur ?
— Quelqu’un s’est introduit dans le labo cette nuit, dit Bernstein, omettant volontairement de mentionner Martino.
— Vous plaisantez ? Un cambriolage ici ? Qu’est-ce qui a été volé ?
— Rien, répondit Bernstein. Le Dr Riker a surpris l’intrus.
— Tu n’as rien, Harvey ?
— Non.
— Où étiez-vous la nuit dernière, vers trois heures du matin ? demanda Max.
Le visage d’O’Connor refléta sa surprise.
— Je suis suspect ?
— Personne n’est suspect. J’essaie seulement d’établir ce qui s’est passé.
— J’étais chez moi toute la nuit.
— Vous vivez seul ?
— Oui.
— Quelqu’un peut-il confirmer vos dires ?
— Pourquoi quelqu’un devrait-il confirmer ?
— Contentez-vous de répondre à la question, s’il vous plaît.
— Non, en général, je ne me soucie pas d’avoir des témoins pour m’observer quand je suis chez moi.
— À quelle heure êtes-vous parti d’ici hier soir ?
— Vers minuit.
— Étiez-vous le dernier à quitter le labo ?
— Non, répondit Winston, sa voix montant d’une octave. Eric Blake était encore là.
— Seul ?
— Oui. J’ai rangé, comme je le fais tous les soirs, et je l’ai abandonné ici.
Winston lança un regard furieux à l’inspecteur qui détourna le sien, refusant de laisser l’autre le regarder dans les yeux.
— Maintenant, est-ce que je peux aller me chercher un café, inspecteur, ou dois-je vous donner d’abord le nom de jeune fille de ma mère ?
— Allez-y.
Winston fit volte-face et s’en alla.
— Un peu susceptible, fit remarquer Bernstein.
— Mais un type bien, dit Harvey. Et un gros bosseur.
— Vous le connaissez depuis combien de temps ?
— Quinze ans.
— Depuis quand vit-il à New York ?
— Environ vingt ans.
Max se caressa le menton.
— Intéressant.
— Quoi donc ?
— Rien. J’ai quelques questions supplémentaires à vous poser, si vous voulez bien.
— Je vous écoute.
Bernstein commença ses déambulations. Et ne regarda jamais Harvey en parlant.
— Combien de patients confidentiels traitez-vous ?
— Ils sont tous confidentiels, inspecteur.
— D’accord, mais combien sont « ultraconfidentiels », et gardés à l’écart des autres derrière cette porte pleine au bout du couloir ?
— En ce moment, uniquement Michael. J’ai eu cette idée de chambre isolée quand on a commencé à suivre Bradley Jenkins.
— Comment avez-vous rencontré Jenkins ?
Harvey se remit à trier ses dossiers.
— Par l’intermédiaire de son père.
— Comment avez-vous rencontré le père ?
— Il est venu me voir un jour, disant qu’il voulait en savoir plus sur ce qu’on faisait. J’étais sur mes gardes, évidemment. Le sénateur Stephen Jenkins n’est pas du genre à soutenir notre cause. Au bout d’un moment, il m’a dit qu’il avait eu vent de rumeurs comme quoi on était capables de guérir le sida. J’ai démenti et affirmé que nos succès étaient encore minuscules. Mais il a insisté. Et c’est alors qu’il m’a parlé de son fils.
— Il a admis que Bradley avait le sida ?
— Oui. Il était désespéré, inspecteur : son fils était malade et risquait de mourir. En dépit de ses positions politiques parfois extrémistes, il m’a promis d’aider discrètement la clinique si je prenais Bradley.
— Et vous avez accepté ?
Harvey hocha la tête, avant de s’apercevoir que l’inspecteur lui tournait le dos.
— Je ne pensais pas qu’il nous aiderait vraiment. J’espérais surtout l’empêcher de nous nuire.
— Jenkins a pris un sacré risque en vous faisant confiance.
— Quel autre choix avait-il ? Il voulait sauver la vie de son fils. On a mis au point des mesures de sécurité encore plus draconiennes – entrée secrète par la cave et ce genre de choses. Les mêmes qu’on a utilisées pour Michael.
— En dehors de vous, qui connaît le nom des patients d’ici ?
— Presque personne. Bruce. Eric en connaît la plupart, mais pas tous. Et…
Il s’interrompit.
— Qui d’autre ? insista Max.
— Le Dr Raymond Markey.
— Qui est-ce ?
— Le sous-secrétaire à la Santé. Nous dépendons directement de lui.
— Vous lui faites confiance ?
— Pas beaucoup. C’est plus un politicien qu’un médecin.
— Mais il savait que Bradley Jenkins était là ?
— Non. On le lui a caché.
— Comment avez-vous fait ?
— J’ai menti.
— Comment ?
— J’ai omis le nom de Bradley dans la liste des patients que j’ai envoyée à Markey.
— Et Markey n’a jamais mis en doute votre liste ?
— Non.
— Sait-il que vous avez trouvé un traitement ?
— Oui et non. Il en sait juste assez pour ne pas pouvoir nous retirer nos subventions.
— Et il vous croit sur parole ?
Harvey lâcha un petit rire.
— Pas vraiment, non. Nous accompagnons systématiquement nos déclarations de preuves irréfutables. Un bon chercheur se prémunit toujours contre l’accusation d’avoir falsifié ses résultats. Un simple soupçon de ce genre pourrait ruiner une clinique comme la nôtre. C’est pour cette raison que j’ai instauré une procédure dans laquelle au moins deux médecins travaillent sur chaque cas à des moments différents.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre.
— Prenez les analyses sanguines. Si je me charge du premier examen du patient, c’est Bruce ou. Eric qui fait les tests au cours des phases suivantes du traitement, et vice versa. Je vous donne un exemple. J’ai diagnostiqué le virus du sida chez Teddy Krutzer il y a deux ans. Par conséquent, c’est Bruce qui a procédé aux tests sanguins quand on a refait des analyses pour savoir s’il était devenu séronégatif. Autre exemple : Scott Trian, la première victime, a été déclaré porteur du virus du sida par Bruce Grey il y a trois ans et…
— … vous ou Eric avez procédé aux analyses sanguines pour voir s’il était guéri.
— Exact. De cette façon, nous nous protégeons contre toute accusation de falsification.
Max secoua la tête.
— Cette affaire devient de plus en plus étrange.
— Pas tant que ça.
— Ah bon ?
— Je crois que c’est très simple, au contraire.
— Alors, expliquez-moi.
— Quelqu’un cherche à détruire la clinique. Quelqu’un a eu vent de ce que nous avions découvert et veut nous empêcher de le révéler au monde. Je l’ai soupçonné dès le début. C’est pour ça que j’ai mis en place tous ces garde-fous en interne.
— Mais…
— Écoutez, inspecteur, c’est exactement ce que j’ai expliqué à Sara au début. Si je voulais vous démontrer que je suis capable de soigner le sida, quelle preuve la plus convaincante vous montrerais-je ? Des patients guéris. Si on élimine les patients guéris, il ne me reste que des tableaux, des graphiques et des fichiers inutiles. Je dois tout recommencer depuis le début. Et la découverte d’un vaccin peut être différée de plusieurs années.
— C’est assez logique, commenta Bernstein sans cesser de marcher. Combien de cas probants sont toujours en vie ?
— Trois.
— Il vous reste trois patients guéris, répéta Max. Ces trois-là ont besoin de protection. Il faut les mettre en lieu sûr.
— Je suis d’accord.
— La proposition que je vais vous faire risque cependant de ne pas vous plaire, poursuivit Max. Si ce complot est aussi vaste que vous le soupçonnez, n’importe qui peut y être mêlé. Ils sont déjà allés très loin, et ça ne s’arrêtera sûrement pas là. Je pense qu’il est plus sûr que personne ne sache où sont les patients, pas même vous. Moins il y aura de gens au courant, moins il y aura de risques de fuite – volontaire ou extorquée.
— Vous pensez vraiment…
— Cinq hommes ont déjà été assassinés, le coupa Bernstein.
— Mais ces patients doivent être suivis par un médecin qualifié.
— Je connais un médecin dont le métier est de se taire. Vous lui direz que faire et il le fera. Si vous avez besoin de les voir, je vous y emmènerai. Les yeux bandés.
— Ça me paraît raisonnable. Mais je veux votre parole qu’on ne touchera pas aux patients sans autorisation expresse. Si votre médecin ne leur donne pas le bon traitement ou les soumet à des tests inutiles…
— Vous avez ma parole. Je voudrais aussi consulter les dossiers médicaux des quatre victimes.
— Bien sûr, inspecteur. Mais je dois vous poser une question…
— Oui ?
— Si cette conspiration est aussi puissante, qu’est-ce qui me prouve que vous n’en faites pas partie ?
Bernstein cessa de déambuler, leva les yeux et enroula une mèche de cheveux autour de son index.
— Question intéressante, répondit-il.
Puis il sortit.
Jennifer Riker se réveilla sur le canapé, le contenu de l’enveloppe répandu autour d’elle. Elle alla prendre une douche, s’habilla, puis se servit un bol de Triple-Bran, la dernière en date d’une série de boîtes de céréales censées tout guérir, du cancer au tétanos. Celles-là avaient un goût d’écorce. C’était sa sœur qui achetait tous ces aliments soi-disant bons pour la santé, rentrant du supermarché en s’exclamant : « Je viens d’acheter du… (remplir les pointillés), et mon amie… (remplir les pointillés) jure qu’on va se sentir dix fois plus… (remplir les pointillés). »
En soupirant, Jennifer retourna dans le salon avec son bol, ouvrit le dossier de Scott Trian et feuilleta les pages pour repérer l’endroit où elle s’était arrêtée la veille. Là. Trian était redevenu séronégatif. Elle reprit sa lecture. La situation de Trian s’améliorait progressivement, même s’il y avait des rechutes. Bruce avait noté :
À certains moments, Scott est tellement affaibli par les injections de SRI que j’ai peur pour lui. Harvey et moi en avons discuté hier soir. Nous devons trouver un moyen d’atténuer les effets secondaires. Certes, l’alternative – la mort – est bien pire que ce qu’on voit chez Trian.
Le dossier ne contenait pas d’autres révélations, seulement quelques notes éparses sur les réactions de Trian au SRI. La dernière intervention de Bruce disait :
ADN ? A VS. B
Qu’est-ce que ça signifiait ? Mystère. Jennifer prit le dossier suivant. Whitherson, William. Son contenu était assez semblable à celui de Trian. Lui aussi était redevenu séronégatif, même s’il avait des problèmes d’une autre nature.
La famille de William est tellement peu solidaire ! Son père ne veut plus entendre parler de lui ; sa mère se sent coincée entre son mari et son fils, et a peur de parler à ce dernier parce que son mari y verrait une sorte de trahison. Des imbéciles, l’un comme l’autre. Le pire, c’est que William reste très attaché à eux. Il les appelle tout le temps. Je l’ai entendu les supplier au téléphone, d’une voix étouffée, plaintive : Mais vous ne comprenez pas ? Je suis en train de mourir… Aucune réaction en face.
Et une dernière note identique :
ADN ? A VS. B
Ensuite, Jennifer parcourut le dossier de Krutzer, Theodore. Sa situation ressemblait à celle des deux autres, à quelques différences près :
Contrairement à la famille de Whitherson, celle de Teddy a l’air remarquable. Ses parents ont non seulement accepté l’homosexualité de leur fils, mais ils reçoivent son petit ami chez eux tous les week-ends. Le père et le copain vont à la pêche ensemble.
Puis plus loin :
Encore un patient guéri. C’est trop beau pour être vrai. La maladie de Krutzer n’en était qu’aux premiers stades, il souffrait d’une hépatite et de quelques éruptions cutanées. Et le voilà guéri. Harvey a fait aujourd’hui une suggestion qui me paraît pertinente. La conversation entre lui, Eric et moi s’est passée comme suit :
Harvey : Tu fais tous les tests sur Krutzer, Bruce. Que personne d’autre que toi ne s’occupe de ce cas. Tu réalises toi-même les analyses en laboratoire.
Eric : Pourquoi ?
Harvey : Recherche indépendante. Si différentes personnes gèrent différents cas, personne ne pourra accuser un homme de falsifier les résultats. Je te suggère d’essayer de faire venir Markey.
Moi : OK, je vais l’appeler. Mais je ne pense pas qu’il sera intéressé.
Harvey : Au moins, on pourra dire qu’on le lui a proposé.
Eric : Je ne comprends pas la nécessité de faire ça. On n’a pas le temps de jouer aux laborantins.
Harvey : C’est trop important, Eric. Dans nos recherches, il ne doit y avoir aucune faille que nos ennemis pourraient exploiter.
Les autres dossiers ressemblaient aux précédents, hormis les particularités propres à chaque patient. Rien d’étonnant là-dedans. Ce qui était bizarre, cependant, c’est que tous se terminaient par la même note étrange :
ADN ? A VS. B
Jennifer allait s’attaquer au dernier dossier quand elle se rappela les petits cylindres de polystyrène, posés au bord du canapé. Chacun était étiqueté au nom d’un patient. Elle prit celui de Scott Trian. À l’intérieur se trouvaient deux petits tubes marqués A et B.
Qu’est-ce que…
Elle les sortit. Ils contenaient des prélèvements de sang. Elle examina les autres cylindres de polystyrène : tous portaient le nom d’un patient et abritaient deux échantillons de sang marqués A et B.
Pour quoi faire ?
C’est alors qu’elle remarqua le coin de la petite enveloppe blanche tombée sous le canapé. Une enveloppe ordinaire, sans adresse d’expéditeur, sans timbre. Au recto, Bruce avait écrit « SUSAN ». Jennifer retourna l’enveloppe et eut un coup au cœur en découvrant les mots inscrits au dos : « À OUVRIR À MA MORT ».
— Tu as besoin d’aide ?
Max Bernstein leva les yeux vers Sara.
— Oui, entre. Comment va Michael ?
— Il est en train de recevoir ses soins, répondit Sara. Ce sont les dossiers des patients ?
Le stylo dans la bouche de Max s’agita quand il fit oui de la tête.
— Cette histoire devient de plus en plus tordue.
Sara s’assit, décrocha son orthèse et se massa la jambe.
— Je t’écoute.
— OK, voici les dossiers médicaux de toutes les victimes. Commençons par Trian. Il a été admis ici il y a trois ans, parmi les tout premiers. Whitherson est arrivé à peu près au même moment. Pareil pour Martino, le toxicomane.
— Et Bradley ?
— Bradley fait justement figure d’exception. Il est suivi depuis moins d’un an. Il réagissait bien au traitement, mais demeurait séropositif. Ça ne colle pas. Harvey t’a résumé notre conversation ?
— Oui.
— Il t’a énoncé sa théorie selon laquelle quelqu’un tenterait de saboter la clinique ?
— Oui. Ça nous paraît plausible, à Michael et moi.
— À moi aussi, mais il reste tellement de trous noirs ! Prends Bradley Jenkins, par exemple. Supposons que les comploteurs veuillent éliminer les patients guéris – la preuve de leur succès, pour reprendre les mots d’Harvey. Dans ce cas, pourquoi avoir supprimé Jenkins ? Et pourquoi avoir jeté son corps à l’arrière d’un bar gay ? Encore autre chose : si l’objectif, c’est de détruire cet endroit et si l’on n’est pas à quelques meurtres près, pourquoi tourner autour du pot ? Pourquoi ne pas y aller franco, incendier le pavillon Sidney, assassiner Harvey et Eric puis détruire leurs dossiers ?
— Je vois ce que tu veux dire.
— Quelque chose ne colle pas. Pourquoi l’assassin a-t-il rendu les meurtres aussi explicites ?
— Parce que c’est un dingue.
— Dingue, un type qui a réussi à pénétrer dans le sanctuaire de cette clinique ? Je ne crois pas.
— Il a peut-être cherché à brouiller les pistes en faisant croire qu’il ciblait la communauté gay.
— Comment ça ?
— Ses deux premières victimes étaient des homosexuels affichés, tués d’une manière barbare, expliqua Sara. Il devait penser que la presse se jetterait là-dessus. Et qu’on y verrait l’œuvre d’un fou homophobe. On chercherait le Poignardeur de gays, un type qui tue des homosexuels au hasard, et pas un assassin calculateur déterminé à se débarrasser des patients d’une clinique clandestine.
— Mais la presse n’a pas vraiment relayé l’affaire…
— Jusqu’au moment où il s’en est pris au fils d’un célèbre sénateur. Ça explique le meurtre de Bradley. Pour attirer l’attention des médias. Tout le monde s’intéresse enfin au Poignardeur de gays.
Max se gratta le visage, pensif.
— Peut-être, mais ça ne colle toujours pas. Pourquoi avoir laissé le corps de Bradley derrière le bar gay ?
— Afin que tout le monde sache qu’il était homo, suggéra Sara. Le tueur voulait faire croire qu’il était un Poignardeur de gays, qui terrorisait la communauté homosexuelle. Trian et Whitherson étaient des homosexuels notoires, alors que les préférences sexuelles de Bradley étaient un secret bien gardé. Quel meilleur moyen de révéler la vérité que de se débarrasser de son corps derrière un bar gay dans le Village ?
— OK, disons que c’est une première théorie. Je ne suis pas sûr d’être convaincu, mais avançons.
— Moi non plus, en fait. Autre hypothèse : le tueur aurait-il pu en avoir uniquement après Bradley ?
— C’est-à-dire ?
— Le meurtrier a-t-il pu assassiner Trian et Whitherson pour faire croire à un tueur en série, alors que sa vraie cible était Bradley ? Quelqu’un a-t-il voulu ruiner la carrière du sénateur Jenkins en s’en prenant à…
— Oublie. J’y ai pensé, et ça n’a pas de sens. Sinon, pourquoi avoir tué Martino après coup ? Pourquoi avoir pénétré dans le labo ? Et que devient le lien avec la clinique ? Et le prétendu suicide de Grey…
— Ça suffit, j’ai compris. On enterre l’hypothèse.
— Désolé.
Max empila les dossiers et les mit de côté.
— Comment tu te sens avant la conférence de presse de ce soir ? demanda-t-il ensuite.
— J’ai peur. Mais la maladie me terrifie bien davantage.
— Michael est solide, Sara. Harvey réussira à le guérir.
Harvey Riker décrocha sa ligne privée.
— Allô ?
— Salut, beau brun, susurra Cassandra. J’aimerais pouvoir t’arracher tes vêtements.
— Désolé, vous vous trompez de numéro.
— Encore mieux.
— Comment s’est passée ta réunion avec la Northeastern Air ?
— Elle n’est pas terminée. Et toi, ta journée ?
Il envisagea de lui parler de Michael, puis chassa cette idée. Ce n’était pas à lui de le faire.
— Mauvaise. Nous avons perdu un patient hier soir. Sans doute assassiné.
— Encore un ?
— Oui.
Cassandra hésita avant de demander :
— Tu crois vraiment que le révérend Sanders est lié à tout ça ?
— Je ne l’exclurais pas.
— Et mon père ?
Harvey choisit ses mots avec soin.
— Je trouve étrange que le jour même où il affirme ne pas connaître Sanders personnellement, tu les entendes tous les deux se disputer dans son bureau. Pourquoi nous a-t-il menti ? Qu’est-ce qu’il a à cacher ?
Avant qu’elle ait pu répondre, l’interphone trilla sur le bureau d’Harvey.
— Une seconde, Cassandra.
Il appuya sur le bouton.
— Oui ?
— Docteur Riker ? Un appel pour vous sur la ligne sept.
— Je suis occupé. C’est important ?
— C’est le Dr Raymond Markey.
Harvey frémit. Un appel du sous-secrétaire à la Santé n’était jamais bon signe.
— Une seconde, dit-il à la standardiste. Cassandra, je te rappelle plus tard.
Il appuya sur un bouton.
— Docteur Markey ?
— Bonjour, docteur Riker. Comment allez-vous ?
— Pas très bien.
— Ah ?
— Un autre de nos patients est mort hier soir. Il se peut qu’il ait été assassiné.
— Assassiné ? Mon Dieu, Riker, ça fait combien ?
Harvey se retint juste avant de répondre « quatre ».
— Euh, trois.
— Quel est le nom de la dernière victime ?
— Martino.
— Martino, Martino… Ah, le voici. Riccardo Martino ? Toxicomane.
— C’est lui.
— Voyons voir. Les deux autres étaient Trian et Whitherson. Deux homosexuels. Multiples coups de couteau. Même chose pour Martino ?
— Non.
— Comment est-il mort ?
— D’une injection de cyanure.
— Mon Dieu, c’est épouvantable !
— En effet. Je commence à m’inquiéter pour la sécurité de mes autres patients.
— Oh, eh bien, je ne m’inquiéterais pas trop pour ça. Je suis sûr qu’il s’agit seulement d’une terrible coïncidence.
Une terrible coïncidence ?
— Avec tout votre respect, monsieur, trois patients de la même clinique viennent de se faire assassiner.
— Oui, mais vous oubliez une chose importante : Bradley Jenkins, le fils du sénateur, a lui aussi été retrouvé mort poignardé. D’après la police, il a été tué par l’assassin de Trian et Whitherson, le soi-disant Poignardeur de gays. Et Jenkins n’était pas un patient de votre clinique. J’ai votre liste sous les yeux et il n’y figure pas.
Harvey se figea, piégé. Et il était sûr qu’à l’autre bout du fil Markey souriait.
— Oui, c’est vrai, mais…
— Donc, il n’y a pas de souci à se faire. Si Jenkins avait été suivi dans votre clinique, là, j’avoue qu’on aurait eu un problème. Vos rapports ne seraient pas exacts. Et dans ce cas, tout ce qui y figure pourrait être sujet à caution. Nous serions amenés à penser que d’autres erreurs pourraient exister. Toutes vos analyses devraient être réexaminées. Vous risqueriez de perdre votre subvention…
Harvey sentit son ventre se contracter. L’émission du soir. Le reportage sur la clinique, sur les meurtres…
… sur Bradley Jenkins.
Les paroles de l’inspecteur lui revinrent :
« Et quels sujets va-t-il aborder exactement ? Le traitement contre le sida ? Le lien avec le Poignardeur de gays ? Le fait que le fils du sénateur Jenkins était soigné dans cette clinique ? »
Et la réponse de Sara : « Tout ça. »
Raymond Markey resta silencieux un moment, laissant ses mots flotter entre eux.
Ce salaud est déjà au courant pour Jenkins, songea Harvey. Mais comment ? Et pourquoi n’y ai-je pas songé avant ? Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?
Raymond Markey finit par rompre le silence.
— Mais, bien sûr, nous savons l’un et l’autre que Bradley Jenkins n’était pas un patient de la clinique, donc vous n’avez aucune inquiétude à avoir. Ces morts ne sont qu’une dramatique coïncidence. Au revoir, docteur Riker.
Raymond Markey raccrocha. Assis de l’autre côté de son bureau, le révérend Sanders souriait. D’un sourire tellement doux, jovial et amical qu’il en était inquiétant. Un masque. Incroyable, vraiment – autant que l’homme lui-même. Markey connaissait l’histoire de Sanders. Un gamin pauvre du Sud. Un père fermier, qui faisait de la contrebande de whisky. Une mère alcoolique. Il s’était bagarré pour sortir de la pauvreté, usant d’escroquerie, de chantage, et piétinant tout ce qui se plaçait en travers de son chemin. L’homme était habile. Il savait manipuler les gens. Son influence avait commencé sur les pauvres et les personnes sans éducation pour s’étendre jusqu’à certains milieux parmi les plus puissants de Washington.
Dont le mien, songea Markey.
— C’est fait, dit-il en se levant.
Il rajusta le nœud de sa cravate rouge dans le reflet du cadre d’un tableau. Raymond Markey portait toujours des cravates rouges. C’était devenu sa signature, tout comme ses épaisses lunettes.
— Bien, fit Sanders. Votre source vous a-t-elle donné de nouvelles informations ?
— Rien qu’on ne sache déjà, si ce n’est qu’une équipe de télévision a été vue dans la clinique.
Le révérend secoua la tête.
— Mauvais signe. Ils vont peut-être rendre public l’état de Michael Silverman.
— Vous ne croyez pas que mon coup de fil va les arrêter ?
Sanders y réfléchit un moment.
— Riker n’oserait pas révéler le lien entre la mort de Jenkins et les assassinats, dit-il. Mais s’ils ont décidé de parler de Michael Silverman, je ne vois pas en quoi votre conversation avec Riker pourrait les dissuader.
— Nous ferions peut-être mieux d’oublier tout ça, hasarda Markey. C’est déjà allé trop loin.
Sanders lui lança un regard enflammé.
— Vous essayez de faire machine arrière, Raymond ?
— Non, seulement…
— Dois-je vous rappeler que vous avez accepté de m’aider ? Que vous n’avez jamais eu confiance en Riker et que vous lui vouez une antipathie aussi bien professionnelle que personnelle ? Et que je suis en possession de cette cassette vidéo…
— Non ! s’écria Markey.
Il ferma les yeux et se força à respirer profondément pour se calmer.
— Je suis derrière vous à cent pour cent, mais admettez que des failles sont apparues dans la conspiration.
Le sourire de Sanders revint.
— La « conspiration »… Quel mot affreux ! Pour moi, il s’agit d’une mission sacrée. Le Seigneur est derrière nous dans notre croisade pour réaliser Son œuvre.
En direct de son show télévisé, songea Markey avec dégoût. La « mission sacrée » de Sanders consistait à prévenir le monde qu’Armageddon approchait. Et quelle meilleure preuve de l’imminence de l’Apocalypse que cette épidémie de sida ?
« Le sida, avait l’habitude de crier le révérend Sanders dans le micro, est l’équivalent moderne des plaies d’Égypte. Cette plaie frappe sans merci les dépravés. Oui, mes amis, Dieu se prépare pour la bataille finale. Pour Armageddon. Dieu nous a envoyé un signe clair que nous ne pouvons pas ignorer. Il nous a envoyé ce mal incurable pour débarrasser la Terre de la lie pervertie et hédoniste. L’ultime combat entre le bien et le mal approche, loué soit le Seigneur, amen. Qui sera prêt ? Qui se baignera dans la lumière de Dieu ? Et qui rejoindra les porteurs du sida dans les feux de l’enfer ? Nous devons nous armer en prévision de cette bataille, mes amis, et pour ça nous avons besoin de votre aide. L’heure est venue pour ceux dont l’âme n’est pas corrompue de donner, et de donner généreusement. »
Ensuite, Sanders exhibait quelques clichés montrant comment cette peste divine réduisait le corps humain à l’état de tissus et de moelle inutiles. Hypnotisés et horrifiés, les adeptes scrutaient l’écran avec terreur, tandis qu’on passait les paniers de la quête au milieu d’eux. Du haut de la chaire, Sanders les regardait se remplir de billets verts.
Oh, mais si on réussissait à guérir le sida, si le fléau du Seigneur pouvait être écarté… eh bien, c’était toute l’interprétation que Sanders faisait de l’Évangile qui serait mise à mal.
— Il n’empêche, remarqua Markey, nous sommes en train de perdre nos principaux soutiens.
— Vous vous trompez, Raymond. Ils sont toujours avec nous.
— Comment pouvez-vous dire ça ? Le sénateur Jenkins…
— Le sénateur Jenkins est en deuil, le coupa Sanders. Imaginez le choc, pour lui, de découvrir que son fils était un pervers immoral. Il nous reviendra quand il sera redevenu lui-même.
Raymond lui lança un regard incrédule.
— Vous n’êtes pas sérieux ? N’oubliez pas qu’il nous a trahis.
— Oui, je sais, et ça ne me plaît pas. Mais il reste un sénateur puissant, dont nous avons besoin. Je veux que vous l’appeliez, Raymond. Dites-lui que j’espère le voir à notre prochaine réunion.
— Quand aura-t-elle lieu ?
— Ça dépendra. Si Michael Silverman annonce publiquement sa maladie, nous devrons convoquer une réunion d’urgence. Pour tout le monde.
— Tout le monde ? Mais Silverman est le gendre de John Lowell.
Sanders eut un petit rire.
— Ne vous inquiétez pas pour Lowell. Je m’en charge.
Il se leva, enfila son manteau et gagna la porte.
— Après tout, conclut-il, John Lowell est un des nôtres.
Harvey se précipita dans la chambre de Michael, paniqué.
— Sara, Dieu merci tu es là !
Elle était assise sur le lit de Michael. Tous deux travaillaient sur sa déclaration à la presse, qu’ils avaient décidé de faire aussi courte que possible.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Où est Donald Parker ?
— Il ne devrait pas tarder. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il1 faut que je lui parle, déclara Harvey d’un ton précipité. Il ne doit absolument pas mentionner le lien entre Bradley Jenkins et la clinique.
— Pourquoi ?
— Parce que ça risquerait de tout mettre en danger.
Harvey leur raconta sa conversation avec le sous-secrétaire Markey. Ses phrases s’entrechoquaient.
— Si Markey découvre que j’ai exclu Bradley de mon rapport d’activité, je pourrais perdre la clinique. Il ne doit en aucun cas apprendre que Bradley était traité ici.
— D’accord, dit Sara. J’en parlerai à Donald dès qu’il arrivera.
Cassandra se réveilla dans un état familier de confusion et de douleur. La confusion venait du fait qu’elle ignorait où elle était ; la douleur, d’une sévère gueule de bois. En général, la première se dissipait dès qu’elle réussissait à reconstituer la soirée précédente ; la seconde se faisait sentir un peu plus longtemps.
— Harvey ? appela-t-elle.
Pas de réponse.
Elle eut beau se prendre la tête à deux mains, impossible de calmer le marteau piqueur qui lui déchirait les tempes. Avec un effort, elle réussit à entrouvrir les paupières. La pièce était plongée dans la pénombre.
C’était une chambre d’hôtel, pas l’appartement d’Harvey. Une belle chambre, qu’une brochure d’agence de voyages qualifierait de « luxueuse ». Un klaxon retentit au loin, et Cassandra eut l’impression qu’un groupe de rock se déchaînait sous son crâne.
— Chut, dit-elle tout haut.
Elle garda sa tête entre ses mains jusqu’à ce que le temps recolle les morceaux de son cerveau. Que s’était-il passé ? La réunion avec la Northeastern. Avaient-ils décroché le budget ? Pas encore. Le directeur marketing de la compagnie avait ajourné la décision. Puis ils étaient allés prendre un verre… au Plaza, voilà où elle était. De quoi avaient-ils parlé ? Aucun souvenir. Le directeur marketing, quoique séduisant, était prétentieux et arrogant. Tentant de se rappeler leur conversation, elle entendait seulement ses « moi je, moi je ».
Et ensuite ?
Très simple. Le directeur marketing l’avait emmenée dans la chambre, il l’avait sautée et était reparti. Ça lui revenait. La baise était nulle. Ce type était un poseur, plus intéressé par son apparence que par ce qu’il était en train de faire, du genre à préférer se regarder dans le miroir plutôt que de regarder sa partenaire. Il aurait aussi bien pu faire l’amour tout seul.
Cassandra se redressa. Dieu merci, il était parti. Il avait posé un mot sur la table de chevet.
Félicitations. Vous avez le contrat.
Il n’avait pas signé, seulement laissé sa carte de visite.
Mon Dieu.
La chambre ressemblait à beaucoup d’autres qu’elle avait fréquentées – spacieuse, élégamment meublée, des draps soyeux, d’épaisses serviettes. Cassandra Lowell n’acceptait que le meilleur. Si on voulait baiser Cassandra Lowell, il fallait l’entourer de belles choses. L’emmener dans des endroits chic. Après tout, elle n’était pas une vulgaire pute.
Elle était une pute de luxe.
Dans la salle de bains, elle ouvrit le robinet d’eau chaude et attendit que la vapeur monte pour se glisser sous le jet brûlant. Elle y resta un long moment, se savonnant et se rinçant plusieurs fois. Quarante-cinq minutes plus tard, elle se séchait. Assise sur le lit, elle versa quelques larmes, s’habilla et rentra chez elle.
Lorsqu’elle arriva au manoir Lowell un peu plus tard, elle s’assit à la table de la cuisine et se servit un bol de céréales.
— Bonjour, chérie.
Cassandra leva les yeux. Son père portait un col roulé anthracite ; il avait les cheveux bien peignés et les joues roses. Quoique encore très séduisant, il n’avait pas eu de liaison suivie depuis la mort de son épouse dix ans plus tôt. C’était dommage… même si Cassandra se demanda ce qu’elle ressentirait en voyant les yeux de son père s’illuminer devant une autre femme.
De la haine, sans doute. Typique d’elle.
— Bonjour.
— Tu as eu des nouvelles de Sara ?
— Non. J’aurais dû ?
— J’ai appelé l’hôpital. On m’a dit que Michael était sorti ce matin. Mais ils ne sont pas chez eux.
— Tu as essayé de joindre le Dr Riker ?
— Oui, mais il ne m’a pas rappelé. Je doute qu’il le fasse.
— Pourquoi ?
— Disons qu’Harvey Riker et moi ne sommes pas les meilleurs amis du monde.
Cassandra baissa les yeux. Elle avait un sentiment étrange, pas très éloigné de la honte.
— Tout de même, poursuivit John Lowell, c’est bizarre.
— Quoi donc ?
— Michael a une hépatite B, ce qui signifie qu’il devra rester hospitalisé au moins trois semaines. Pourquoi serait-il sorti ?
— Il a peut-être été transféré dans un autre service.
— Peut-être, répondit le Dr Lowell, dubitatif.
Cassandra se remémora la hâte avec laquelle Harvey avait quitté l’appartement la veille, après le coup de fil d’Eric. Elle n’avait pas saisi grand-chose de la conversation, mais Harvey avait un ton grave. Elle l’avait entendu prononcer le nom de Michael avant de filer, avec à peine un au revoir.
Michael aurait-il un problème grave ?
— Je dois y aller, annonça son père. Si ta sœur appelle, dis-lui qu’elle peut me joindre sur le téléphone de voiture.
Il embrassa Cassandra et quitta la pièce. Il ne lui demanda pas où elle avait passé les cinq dernières nuits, ni avec qui. Dans ce domaine-là, son père préférait faire comme si rien n’allait de travers – eu égard aux convenances, c’était plus simple que la vérité.
Cassandra songea à Harvey. Pourquoi avait-elle fini au lit avec le directeur marketing (comment s’appelait-il, déjà ?) alors que tout allait si bien…
… trop bien ?
… avec Harvey ?
Bah, c’est la vie. Harvey et elle, ce n’était peut-être pas une affaire faite pour durer. Ou alors, elle avait trop bu. Ou alors…
… ou alors, tu es simplement une pauvre pute, Cassandra, se dit-elle en fermant les yeux.
Dès qu’elle entendit s’éloigner la voiture de son père, Cassandra traversa le couloir jusqu’au bureau paternel. Le moment était venu d’oublier la soirée de la veille. Il y avait des questions plus importantes à résoudre.
Elle savait parfaitement que le bureau de son père était un sanctuaire interdit et qu’elle n’avait aucun droit d’aller fouiller dans ses affaires personnelles. Mais les mots d’Harvey – et peut-être aussi le désir de se racheter après la nuit passée – l’aiguillonnaient : « Je trouve étrange que le jour même où il affirme ne pas connaître Sanders personnellement, tu les entendes tous les deux se disputer dans son bureau. Pourquoi nous a-t-il menti ? Qu’est-ce qu’il a à cacher ? »
Son père pouvait-il être lié au révérend Sanders ? Avait-il quelque chose à voir avec les problèmes à la clinique ?
Cassandra pénétra dans le bureau dont la taille, le plafond haut, le mobilier en chêne sombre et les milliers de livres en faisaient sa pièce préférée – on se serait cru dans le cabinet de travail du Pr Higgins de My Fair Lady. Elle se glissa derrière le grand et vieux bureau et essaya d’ouvrir le tiroir de côté. Verrouillé. Elle se laissa tomber dans le fauteuil en cuir pivotant. Où avait-il pu cacher la clé ? Sa main tâtonna sous la surface du tiroir central. Un instant plus tard, ses doigts rencontrèrent un objet froid et métallique.
Bingo !
Elle tira sur le scotch qui fixait la clé, ouvrit le tiroir et commença à inspecter l’intérieur. Au fond, elle trouva un dossier contenant son courrier personnel, qu’elle parcourut jusqu’à ce qu’elle tombe sur une lettre qui piqua sa curiosité. Elle provenait du Dr Léonard Bronkowitz, le président du conseil d’administration du Columbia Presbyterian Hospital :
Cher John,
Je sais que la nouvelle va fortement vous mécontenter, mais le conseil a décidé de financer le pavillon Sidney. Malgré vos arguments très persuasifs, une petite majorité de membres du conseil considère que le sida a été ignoré trop longtemps. Même si nous sommes nombreux à penser comme vous que la balance penche maintenant un peu trop de l’autre côté, le conseil estime que les Drs Riker et Grey pourraient faire des progrès considérables sur la voie de la découverte d’un vaccin contre le virus. En dehors de grands bénéfices pour l’humanité, ce vaccin pourrait apporter un surcroît de prestige à l’hôpital et, partant, des fonds supplémentaires.
Je me rends compte que cela risque de retarder vos propres programmes au Centre contre le cancer, mais j’espère que vous nous soutiendrez dans cette nouvelle entreprise prometteuse.
Je vous prie d’agréer, cher John…
Léonard Bronkowitz
Une lettre de Washington traitait du même sujet.
Cher docteur Lowell,
Les dotations pour l’année fiscale viennent d’être attribuées, et je suis au regret de vous annoncer qu’aucun crédit ne sera alloué au financement de la nouvelle aile du Centre contre le cancer. Nous mesurons et respectons l’importance de votre travail, mais il n’en reste pas moins que la Ville de New York, et, en particulier, le Columbia Presbyterian Médical Center, ont reçu plus que leur part de subventions, versées pour la plupart à la nouvelle clinique de lutte contre le sida, dirigée par le Dr Harvey Riker et le Dr Bruce Grey.
Personnellement, j’estime votre travail essentiel et cette décision me déçoit, mais, en tant qu’ancien Surgeon General, vous savez fort bien comment fonctionne le système. D’après moi, le virus du sida a tout de la « maladie de la semaine », comme on parle de la « promotion du mois ». C’est la nouvelle cause à laquelle il faut se rallier. Je ne doute pas que le public finisse par se lasser, et qu’il soit alors en mesure de porter un regard plus rationnel sur cette maladie.
Ne perdez pas courage, d’autres pensent comme nous. Je serais très honoré si vous vouliez bien m’appeler, lors de votre prochain passage à Washington, afin que nous puissions nous entretenir du monde de la médecine.
J’apprécie beaucoup votre avis sur un grand nombre de sujets.
Bien à vous,
Raymond Markey,
Sous-secrétaire à la Santé
Cassandra se sentit très mal à l’aise. Ces lettres avaient quelque chose de choquant. Elle savait que son père avait été contre cette clinique dès le début, qu’il s’était plaint de ce qu’il considérait comme un « gâchis » d’argent. En revanche, elle ignorait la conséquence directe de la création de la clinique sur son propre Centre contre le cancer. C’était l’un ou l’autre : la clinique du sida ou la nouvelle aile du centre. Ce centre était toute la vie de son père ; mais jusqu’où irait-il pour obtenir des financements ? Tout de même pas jusqu’à…
Le bruit d’une voiture remontant l’allée la fit sursauter. Un gros moteur Diesel. La Mercedes de son père. Il rentrait déjà ! Et elle qui avait cru qu’il s’absentait pour la journée !
Cassandra fourra les deux lettres dans le dossier, le dossier au fond du tiroir qu’elle referma. Au loin, elle perçut le ronronnement de la porte électrique du garage.
Qu’est-ce que j’ai fait de cette foutue clé ?
Ses yeux parcoururent la surface du bureau : rien. Par terre : rien. La Mercedes pénétrait dans le garage. Elle devait quitter le bureau avant que son père ne l’y trouve. En voyant la clé sur la serrure, elle se serait giflée. Elle la ressortit au moment où son père éteignait le moteur de la voiture.
Arrachant un morceau de scotch, elle replaça la clé où elle l’avait trouvée. En deux secondes, elle avait traversé le bureau, ouvert la porte et pris à droite dans le couloir.
Si elle était allée à gauche, elle aurait vu son père qui la regardait avec une expression stupéfaite.
L’allure imposante, vêtu d’un costume bleu nuit qui rehaussait encore sa prestance, Donald Parker se tenait au bout du couloir. Ses quarante années de journalisme l’avaient mené aux quatre coins du monde. Il avait couvert l’investiture de tous les Présidents depuis Harry Truman jusqu’à George Bush. Il avait été le témoin du premier pas sur la Lune, de l’offensive du Têt, du massacre de la place Tiananmen, de la chute du mur de Berlin, de l’opération « Tempête du désert ». Il avait interviewé Gandhi, Malcolm X, Pol Pot, Khomeiny, Amin Dada, Gorbatchev, Saddam Hussein. En matière de presse, il y avait peu de choses qu’il n’eût pas accomplies.
Tandis que Sara s’avançait vers lui, Donald Parker accrocha son regard et sourit. Il avait des yeux d’un bleu étincelant, perçants et scrutateurs.
— Bonjour, Sara.
— Bonjour, Donald. Vous avez reçu mes notes ?
— Oui. C’est un sacré sujet. Le reportage de l’année, peut-être. Pourquoi abandonnez-vous ?
— Je suis trop proche du dossier.
— Dois-je y voir un lien avec la déclaration que votre mari fera avant l’émission ?
— Je préfère ne pas vous en parler tout de suite.
— Je comprends. Y a-t-il eu de nouveaux développements ?
— Un autre patient, Riccardo Martino, a été assassiné cette nuit dans l’enceinte de la clinique.
— Quoi ?
— Tous les détails sont ici.
Elle lui tendit une feuille, qu’il lut.
— Bon travail, Sara.
— Il y a aussi autre chose…
— Oui ?
— Vous ne devrez pas parler du fils du sénateur Jenkins.
Il l’écouta attentivement pendant qu’elle lui donnait des explications.
— OK, dit-il quand elle eut fini. Je mets ça de côté.
— Merci, Donald, j’apprécie beaucoup.
— Une dernière précision : ce Dr Riker refuse d’apparaître à l’antenne ?
— Exact. Il veut rester anonyme. Son assistant, le Dr Eric Blake, répondra aux questions.
— Très bien, je vais aller finaliser tout ça. Merci d’avoir fait tout le travail préparatoire, Sara. Vous me laissez la partie la plus facile.
— Je vous en prie, répondit-elle. Et merci encore pour Bradley Jenkins.
Donald Parker la regarda s’éloigner en s’appuyant sur sa canne. Sara était une fille fascinante, dont la grande beauté masquait une intelligence qui ne l’était pas moins. C’était aussi une vraie professionnelle, qui suscitait chez Donald un respect chaque jour grandissant.
Hélas, le respect qu’elle-même avait pour lui allait bientôt être mis à l’épreuve. Après l’émission de ce soir, elle ne serait pas seulement déçue, mais aussi furieuse. Cependant, depuis le temps qu’il était dans le métier, Donald Parker avait développé un certain code éthique. Il refusait d’ignorer des aspects importants d’un sujet sous prétexte que ça gênait certains – quelles qu’en soient les possibles conséquences.
Il n’avait donc pas l’intention de laisser Bradley Jenkins à l’écart de son reportage.